30 Novembre 1803 - Lettre de Charles Salles à sa cousine Judith Ders 

Résumé :
Lettre du 30 novembre 1803 de Charles de Bordeaux à sa cousine Judith Ders à la Martinique qui a assisté à la mort de Marius à la Martinique, dans laquelle il se pose des questions sur les sentiments de Mlle Carrère avant son mariage avec Marius et sur les conflits d’intérêt entre les familles Salles et Carrère après ce décès.


Bordeaux le 30 novembre 1803

Il est, chère et bonne cousine, des chagrins si difficiles et si pénibles à bien exprimer que je n’ai eu jusqu’à ce moment ni la force ni le courage d’essayer à vous peindre la situation cruelle de mon âme et à vous rendre comme je le sens, l’excès de la douleur profonde que j’éprouve du terrible évènement qui m’accable, et qui doit jusqu’au tombeau faire le malheur de ma vie lorsque celui qui en est l’objet devrait au contraire en faire le charme et la consolation.

Si les bontés et les soins de l’amitié que vous avez donnés, ma bonne amie, à mon très malheureux fils ne sont pas capables de me consoler de la perte, comptez du moins, chère cousine, qu’ils en adoucissent fortement l’amertume par le sentiment de satisfaction que je ressens d’être bien assuré que vous, ma chère Judith, vous, ma meilleure amie, l’avez secouru pendant sa cruelle maladie et avez reçu son dernier soupir rendu (dit-on) avec une résignation digne de la douceur de son caractère et de sa belle âme que le ciel lui avait accordée.

Ah ! Mon cher Marius personne ne connaissait mieux que moi tes principes, ta moralité, les belles qualités de ton âme et surtout ton bon cœur pour l’humanité souffrante à qui, quoique jeune tu as si souvent donné des marques d’une sensibilité qui t’honore en distribuant aux malheureux du secours pris sur tes moyens d’amusement et d’agrément. Combien de fois n’as-tu pas été l’organe de leurs misères auprès de ton bon père ? Combien de fois n’as-tu pas concouru à atténuer leur malheureuse situation et à leur procurer une existence moins pénible et moins accablante ? Moi seul, mon cher Marius, connaissais toutes tes vertus à cet égard et j’aime aujourd’hui à t’en rendre justice auprès de notre bonne parente et de la meilleure amie que tu as conservée près de toi au moment où la mort, cette impitoyable mort, t’a arraché pour toujours de mes bras paternels. C’est en fondant en larmes, chère et bonne cousine, que je veux vous confirmer que le souvenir de toutes les marques de bontés, d’amitiés et de bienveillance que vous m’avait données dans cette affreuse circonstance ne s’effaceront jamais de mon cœur, agréez-en l’expression avec l’assurance de mes sentiments de reconnaissance dont je suis vivement pénétré pour vous et du désir bien sincère que j’ai de voir naître de fréquentes occasions de vous en donner les témoignages les mieux sentis.

Vous, ma chère bonne Judith, vous ma respectable amie, qui avez été témoin de la fatale maladie de mon trop malheureux fils et des derniers moments de sa vie, vous qui saviez toute ma tendresse pour lui, c’est vous dont je réclame aujourd’hui l’amitié pour me faire connaître tout ce qu’il peut vous avoir confié dans ses derniers instants. Marquez-moi s’il a éprouvé quelques peines d’esprit ou de cœur, s’il vous a montré quelques remords d’être passé à la Martinique. Hélas ! Le pauvre enfant serait encore auprès de son père s’il avait voulu en écouter les conseils ou plutôt, si je n’avais pas eu la faiblesse de donner mon assentiment à son départ. Ah ! Mon fils tu ne serais pas devenu la victime de ton inclination et de tes promesses. Ah ! Ma chère bonne amie, regrets inutiles et superflus, mon fils n’est plus ! S’il vous a confié le désir de faire quelques dispositions faites-m’en part je vous en conjure afin que je me fasse un devoir et un plaisir de remplir ses dernières intentions. Ce malheureux enfant doit vous avoir montré bien des regrets de n’avoir plus l’espoir de me voir, de m’embrasser, de me serrer dans ses bras, ô mon pauvre Marius ! Que n’es-tu témoin des larmes de sang que me cause ta privation et ta perte ! Tu verrais mes regrets surpasser les tiens.

Obligez-moi de me marquer sans déguisement la manière dont s’est conduite sa femme et sa famille pendant le court délai de sa maladie, s’il a reçu tous les secours et tous les regrets que lui méritait son tendre attachement pour cette première, ne me cachez rien, chère cousine, je vous en supplie, parce que j’ai le plus grand intérêt à connaître tout ce qui s’est passé depuis l’époque de son mariage, à savoir s’il a vécu avec cordialité et amitié sincère et réciproque avec sa femme et sa famille, si pendant sa maladie il a reçu tous les soins qu’il devait en attendre et qu’il méritait (j’ose dire) à tous les titres, en a-t-il reçu la larme de douleur et du regret le plus sincère et le mieux senti après son décès.

Ah ! Mon cher Marius je ne puis tracer ces mots sans verser un torrent de larmes et me rappeler que tu n’existes plus et que tu m’as été enlevé pour toujours au printemps de tes jours, ne pouvant plus continuer je vous quitte donc, ma chère Judith, pour donner cours aux larmes qui couvrent mon visage.

C’est vous oui, c’est vous seule, ma chère et respectable cousine, que je viens avec confiance vous supplier de me marquer tout ce qui s’est passé au moment du mariage de mon malheureux fils et pendant son séjour à Saint Pierre. Il circule des bruits ici qui achèvent de m’accabler et dont je voudrais être parfaitement instruit pour me fixer sur ce qu’il me reste à faire. Mon fils vivait-il bien avec sa femme et sa famille ? En était-il aimé, estimé, considéré ? En a-t-il jamais reçu quelques désagréments ? Mademoiselle Carrère a-t-elle accepté son union pour complaire à sa famille ? A-t-elle été forcée de l’épouser ? Dites moi tout, ma chère et bonne cousine, avec cette franchise que vous devez à l’amitié dont vous n’avez jamais cessé de me donner des marques dans toutes les circonstances. Je la réclame plus particulièrement dans celle-ci, chère et bonne cousine, pour m’instruire et me faire connaître surtout qui peut avoir empêché à mon malheureux fils de rester à son dernier moment mon frère et M. Fournier, mon vrai ami cadet. Ont-ils donc tous été éloignés, écartés de lui par les personnes qui l’entouraient, ne leur a-t-on pas permis de le voir, de s’entretenir d’un objet aussi important pour sa famille, ou bien, oubliant tous l’amitié qu’ils me devaient à cet égard l’ont-ils abandonné à lui même sans lui faire connaître tous ses devoirs envers son père et sa famille ? Oh ! Mon cher Marius je suis bien éloigné de te faire aucun reproche et je te rends bien toute la justice que je te dois à cet égard pour être entièrement persuadé que si quelque ami de ton père t’avait entretenu de sa part, tu ne te fus empressé tout de suite de satisfaire aux devoirs que l’honneur, la justice, et ton attachement pour tes sœurs te prescrivaient dans cette accablante circonstance.

Avouez, chère et bonne cousine, qu’il aurait été de toute équité que mon malheureux fils, en assurant la jouissance de ses biens à sa femme et son héritage à l’enfant qui devait naître issu de son mariage, les eut substitué à ses deux sœurs en cas de mort de son enfant sans postérité. Avouez que c’eut été un grand acte de justice que mes amis lui auraient fait faire, s’ils eussent vraiment été attachés à ma famille. Je n’aurais pas aujourd’hui la douleur en perdant mon trop malheureux enfant, de voir passer à une famille qui m’est étrangère la plus grande partie d’un bien que je n’ai acquis qu’après 40 ans de travail le plus pénible et le plus ardu. Mais mon malheur devait être à son comble puisque le ciel, en me privant d’un fils qui faisait l’objet de mes plus tendres affections, m’enlevait encore une fortune qui devait appartenir à mes deux autres enfants.

Veuillez donc je vous en conjure, chère et bonne amie, me marquer avec franchise et confiance tout ce qu’il m’importe de connaître à cet égard. Comptez sur ma scrupuleuse discrétion sur tout ce que j’apprendrais en confidence de votre amitié. Veuillez bien en agir de même sur toutes mes demandes parce que je serais désolé que la famille Carrère pût avoir le moindre soupçon. Obligez-moi donc, chère cousine, de ne rien dire à personne et de garder pour vous seule le secret que je le réclame de votre amitié et que j’attends avec confiance de votre discrétion.

Je n’ai reçu depuis le mariage de mon pauvre Marius aucune lettre de la famille de sa femme. Elle-même ne m’en a écrit qu’une seule pour me faire part du terrible événement que je venais d’éprouver et m’a ajouté qu’elle s’était forcée de faire son inventaire et de faire nommer un tuteur à son enfant qui n’était pas encore né. Je trouve cette précaution aussi précoce que désagréable pour moi et déplacée dans les circonstances, car mon frère et mes amis ayant oublié ce que leur amitié pour moi leurs prescrivait, nul doute qu’elle doit profiter de l’avantage qu’ils lui ont donnée et je suis bien décidé à donner sans difficultés et sans procès à la veuve de mon malheureux fils tout ce que je lui ai constitué en dot et enfin tout ce qui peut lui revenir, afin d’oublier entièrement s’il m’est possible, tout ce qui peut s’être passé, hors la perte de mon malheureux fils, dont le souvenir et le chagrin que me cause son sort infortuné doivent m’accompagner jusqu’au tombeau, dans lequel pour mon bonheur j’aurais du descendre avant lui.