7 Mai 1802 - Lettre de Charles Salles à sa fille Manette

 Résumé :
De Hambourg, lettre de Charles Salles à sa fille Manette (7 mai 1802).
Il invite Manette à leur écrire plus souvent.
Marius doit arriver à Londres le 18 mai ; il doit s'embarquer de Falmouth pour la Martinique peut-être aujourd'hui. Je suis inquiet des résultats de son voyage (les pièges de Mlle Lise).
Je ne rentrerai pas en France avant quelque temps en raison d'affaires contentieuses à régler. J'espère en finir avant l'hiver et passer une partie de celui-ci auprès de toi.
Je ne doute pas que Louis et sa famille en apprenant la radiation en masse des émigrés ne décide de quitter l'Amérique pour se rendre à Bordeaux. Quand je serai fixé sur ce point je déciderai peut-être de m'installer à Bordeaux plutôt qu'à Marseille.
Ton beau-frère est-il arrivé de la Guadeloupe ? Hilaire l'attend et saura s'opposer à ses mauvais desseins s'il en avait contre son frère.


                                                 Hambourg le 7 Mai 1802

Mes occupations, ma bonne amie, et plus encore la continuation de mes maux d’estomac qui continuent toujours à me donner de très vives douleurs, ne m’ont pas permis de satisfaire plus tôt à ta lettre du 28 février que j’ai bien reçue en son temps et encore la seule qui me soit parvenue depuis mon retour dans cette ville.

Je te suis trop sincèrement attaché, ma bonne amie, ainsi qu’à ta petite famille, pour être indifférent à tout ce qui peut t’intéresser et ne pas désirer recevoir au moins une fois tous les mois directement de tes nouvelles. Je sais que tu es extrêmement paresseuse et douloureusement peinée quand tu te trouves forcée d’écrire une lettre, mais bornes toi à me donner 10 minutes tous les mois, ce qui fait 1/3 de minute par jour, et sois assurée que, pourvu que tu me dises au beau milieu d’une grande et belle feuille de papier, « je me porte bien, mes enfants aussi, je vous aime du milieu de mon cœur » ces 15 mots et la signature, devant satisfaire ton vieux papa, tu serais bien ingrate si tu refusais de lui donner cette marque de ton souvenir et de ton attachement. Je t’en crois capable et j’espère que tu m’en donneras désormais des preuves qui ne laissent rien à désirer à cet égard.

Taches donc d’atténuer la peine de l’isolement de ton papa de tout ce qui lui est le plus dur. Donnes lui donc l’unique satisfaction qu’il éprouve de son éloignement, de ses plus chères affections. Une seule de tes lettres tous les mois pouvant y concourir, ne le prive pas je t’en conjure.

J’ai appris avec grand plaisir le rétablissement de l’indisposition qu’avait eu Benjamin et ta bonne santé ainsi que celle de tes enfants. La mienne n’est pas aussi bonne que je pourrais le désirer. La faiblesse de mon estomac rend une digestion pénible et difficile et me cause des douleurs qui me fatiguent beaucoup et me font craindre la même maladie que ton oncle Jean-Baptiste. Le printemps qui d’abord avait une forte influence sur mon mieux être n’a porté aucun changement à ma situation et je suis aujourd’hui tout aussi mal que j’étais cet hiver. Il faut prendre patience, se résigner à tout et ne rien négliger pour se mieux porter, c’est ce que je fais depuis assez longtemps mais sans un grand succès.

Marius me fait part de son arrivée à Londres au 18 du mois en cours et me marque qu’il prendra son passage pour la Martinique dans premier poste de ce mois, conséquemment il doit partir aujourd’hui de Falmouth si le temps lui est favorable. J’attends encore une de ses lettres qui me fixera précisément sur le jour de son départ.

Il ne te parle pas du motif qui le ramène à la Martinique, parce que aujourd’hui Benjamin doit t'en avoir fait part. Je me donne à te dire que je le vois partir à regret parce que je n’ai pas toute la certitude que j’aurais désiré du succès de son voyage et que je ne me dissimule pas tous les risques et les dangers qui vont l’environner : le dangers des traversées, des maladies, pendant son séjour de Saint Pierre, les pièges des causeries que Mlle Lise nous a fait, enfin tout ce qui peut lui arriver de désagréable.

Tout concourt à augmenter mes inquiétudes et mes soucis, et à maintenir mes faiblesses d’estomac qui exigeraient moins de travail du cabinet et une plus grande dissipation, deux choses qui me seraient très favorables et qu’il m’est impossible de faire dans ce moment. Je ne prévois pas rentrer en France de quelques temps, encore tenu par les affaires contentieuses qui me restent à terminer ici. Je ne négligerai rien pour y parvenir avant la saison rigoureuse de l’hiver afin de le passer en partie auprès de toi si ma santé me le permet.

Je ne doute pas que ton oncle Louis et tes tantes en apprenant la radiation en masse des émigrés(1), ne se déterminent à quitter de suite le continent américain et à se rendre à Bordeaux. J’attendrai de les savoir heureusement arrivés avant de prendre une détermination fixe sur notre résidence, que nous établirons, je crois, à Bordeaux de préférence à Marseille où je ne crois pas qu’il nous convienne de demeurer, du moins de quelque temps encore, c’est un air qui ne paraît pas assez pur encore pour se hasarder d’aller l’habiter.

J’ai appris avec beaucoup de plaisir l’heureux rétablissement de la santé de ta tante. Dis lui que je partage à cet égard la joie que sa famille a ressenti. Embrasse-la bien tendrement pour moi ainsi que tes chers enfants. Parles leur souvent de leur grand papa et de tout le plaisir qu’il aurait de les voir et de les serrer dans ses bras.

Ton beau-frère est-il arrivé à la Guadeloupe ? Ses lettres de la Martinique du 16 février ne m’en disent rien, mais ton oncle Hilaire que j’avais prévenu de son arrivée et du motif qui l’amenait sans doute à Saint Pierre, m’a répondu qu’il l’attendait et qu’il saurait bien s’opposer à ses mauvais desseins s’il en avait contre l’intérêt de ton frère.
Préviens-en Benjamin en l’embrassant sincèrement pour moi. Il y a apparence qu’on ne recevra aucune personne ni aucun navire français avant la remise de cette colonie à la France.

Adieu, ma chère enfant, n’oublie jamais ton bon papa et pénètre toi bien qu’il te chérit autant que tu aimes tes enfants et que son bonheur dépendra toujours de celui dont jouiront tous les siens. C’est avec cette assurance que je t’embrasse du milieu de mon cœur.

Dis bien des choses pour Sophie et moi à Rosalie. Dis lui de ma part que si son coffre s’est perdu, elle seule en sera cause, par son apathie à ne jamais me faire part qu’elle ne l’avait pas reçu. Il y a longtemps que je la croyais en possession de tous ses effets. J’ai écrit la semaine dernière à Londres, à Dieppe, à Paris et à Lyon pour en avoir des nouvelles et pour prier les amis chez lesquels ce coffre est resté tout l’hiver en permanence sans être réclamé par personne, de vouloir bien l’acheminer sans délai directement pour Marseille.
Fasse le ciel qu’on m’en donne des nouvelles satisfaisantes.

Adieu ma fille, je t’embrasse du milieu de mon cœur. Dis à Benjamin, ma bonne amie, que je viens de recevoir sa lettre du 23 du mois dernier, que j’y répondrai par le premier courrier.

Ch. Salles
(Il y a 5 petits points alignés dans le paraphe de la signature)


(1)Installés depuis 1682 sur les rives du Mississipi, les Français perdent pied sur le continent américain à la suite de leurs défaites au Canada et en Europe.
Au terme de la guerre de Sept ans, l’Espagne se voit attribuer la souveraineté sur les territoires de l’intérieur des Etats-Unis actuels.
La Révolution française et les guerres napoléoniennes changent la donne. En 1800, le traité secret de San Ildefonso prévoit que soient échangés La Nouvelle-Orléans et la Louisiane occidentale contre le duché de Parme. Le 8 janvier 1803, le roi d’Espagne les rétrocède officiellement à la France. Mais Napoléon est échaudé par les déboires de ses troupes en Haïti et préfère concentrer ses forces navales en Europe en prévision de la reprise des hostilités avec le Royaume-Uni. Aux Américains qui souhaitent acheter La Nouvelle-Orléans pour garantir le commerce entre mer et Mississipi, les Français répondent qu’ils vendront la Louisiane entière, pour la somme impressionnante de 80 millions de francs (15 milliards de dollars).
La cession des territoires du Mississipi doublait la surface des Etats-Unis de l’époque (et équivaut aujourd’hui à un peu moins d’un quart du territoire) ! Le 30 avril 1803, le traité est signé à Paris. Les Etats-Unis commencent la conquête du continent toujours plus à l’Ouest. La France y gagne les moyens de s’armer pour guerroyer contre les Britanniques et, croit-elle, le soutien des Américains contre leur ancienne métropole.
Mais elle y perd aussi toute prétention sur le continent nord-américain et abandonne à
leur sort les Français installés en Amérique du nord.