Résumé :
Lettre de reproches de la Veuve Salles à son fils Cadet, (qui est négociant à Marseille).
Ce dernier veut traîner son frère Hilaire en justice pour une dette. Tout cela par l’intermédiaire d’un autre frère, Baptiste, qui vient de débarquer (fort maigre selon la veuve) à la Martinique.
Dans cette lettre on apprend que « l’Habitation » et les magasins sont près de la mer et que l’on cultive du café, ou pour le moins on le négocie.
De St Pierre/ Martinique ce 15 juillet 1787
J’ai reçu mon cher Cadet votre lettre par votre frère Baptiste qui me l’a présentée. Quel plaisir n’aurais-je pas ici de revoir mon cher Baptiste comme on me l’annonce je n’en aie point eu autant dès que je l’ai vu. Je le trouve fort maigre et bien éloigné de cet embonpoint dont vous me flattiez tous dans vos lettres. Je conviens qu’il aurait beaucoup mieux fait pour sa santé de rester plus longtemps en France.
Je prévois avec douleur que les peines qu’il prend pour son commerce et son habitation le jetteront dans le même état où il les a trouvés il y a deux ans. Dieu veuille que mes craintes ne soient point vraies, je les crois trop bien fondées ! Ce n’est pas manque de les lui représenter tous les jours mais il est sourd à ma voix. Enfin, il est à son magasin au bord de la mer, à son habitation et partout enfin où il trouve à gagner. Il n’a presque pas le temps de manger. Voilà sa vie, voyez s’il y tiendra longtemps.
Hélas! Il connaît pourtant tout le trésor de la santé. Il l’a éprouvé assez longtemps pour en connaître tout le prix. Quant à moi, je n’aurais rien à me reprocher, ce ne sera pas faute de lui représenter tous les jours, mais il est sourd à ma voix. Je suis très persuadée de votre attachement pour lui et pour sa petite, vous connaissez sa façon de penser et d’agir. A cet égard je n’ajoute rien pour vous engager à donner à cette enfant tous les soins que vous avez promis au père.
Il est bien fâcheux et malheureux pour Hilaire que ses deux fils aient si peu profité de tout ce qu’il a fait pour leur éducation. Je vois avec chagrin que ces enfants lui coûtent bien cher et à pure perte.
J’ai vu son cadet qui me paraît cependant d’un caractère différent de l’aîné. Ils sont tous les deux sur l’habitation ils seront peut être meilleurs pour être habitant que pour tout autre état. Enfin ce pauvre garçon est malheureux à tous égards.
A tous, vous me remettez copie de ma lettre du 28 mai 1783, par laquelle je me rends caution des avances que vous feriez -dans le cas de faire-, pour l’éducation des deux enfants d’Hilaire. Si Hilaire ne vous paye pas, je vous réponds de la dette ainsi parlée. Voilà mes expressions et voilà mon cautionnement bien démontré. Hilaire ne vous a pas payé donc je dois vous payer pour lui.
Mais je vous disais aussi dans cette même lettre que votre frère Hilaire destinait pour les enfants les revenus de la Caféière, et en effet, il vous fait deux envois de ce même café(1) provenant de son habitation. Lequel envoi, suivant l’obligation qu’il avait contractée avec moi, et suivant les intentions, était particulièrement destiné à pourvoir au besoin de ses enfants. Pourquoi ne faites vous pas mention de leur produit dans votre compte ? Quand ces objets seront déduits en compte général, je suis prête à vous payer le solde qui en résultera. J’ai cautionné l’éducation des enfants et non autre chose. Vous ne pouvez donc pas me contraindre à aucun autre paiement. |
Cependant j’ai accepté la traite que vous avez faite à l’ordre de Veuve madame Lemir, mais quant à celle dont Baptiste est porteur, néant à la requête, je ne le puis pas, je ne le dois pas, je ne le veux pas ! Cela est-il bien clair ?
Si d’un coté je soutiens avec autant de chaleur ce que je vous ai promis, de l’autre je blâme beaucoup Hilaire de vous avoir répondu avec si peu de ménagement. Je lui ai fait des reproches les plus sanglants, et connaissant ma droiture ainsi que mes sentiments, vous ne pouvez pas douter un instant de tout ce que j’ai pu lui dire. Vous m’êtes tous chers également, mes chers enfants, et je ne ferai ni ne dirai jamais rien au préjudice d’aucun de vous.
Il valait bien mieux qu’Hilaire vous fit connaître son impossibilité à vous satisfaire vous (a) donné enfin de bonne raison. Je crois mon fils que s’il en avait fait ainsi, vous n’auriez pas donné ordre à Baptiste de le poursuivre en justice. Je vois bien que c’est sa lettre qui vous fait prendre une détermination aussi rigoureuse, enfin je vous pardonne mon fils ce premier mouvement de sensibilité. Et j’ai engagé néanmoins Baptiste de différer de mettre un pareil ordre à exécution, jusqu’à ce que vous ayez écrit plus précisément à cet égard
Et que n’aurais je pas à vous dire mon cher fils, pour mériter un pareil désagrément envers votre frère. Si c’est votre fierté que vous cherchez, il vous payera cette petite dette sans ajouter intérêt sur intérêt et comme (vous savez enfin) c’est votre frère, et un frère chargé de onze enfants et qui travaille comme un nègre.
Et ainsi mon cher Cadet je vous prie, par le tendre attachement que j’ai pour vous, ayez encore quelque ménagement pour votre frère, il a des torts avec vous, j’en conviens. Si vous ne le faites pas pour lui faites le pour moi. Je vous y engage par les sentiments que je n’ai jamais cessé d’avoir pour toute ma famille et pour vous particulièrement.
Adieu cher enfant, je vous quitte car je suis fatiguée d’écrire car, dans l’état de décrépitude où je me trouve aujourd’hui, il n’en faut pas moins pour me fatiguer beaucoup.
J’embrasse de cœur et d’amitié tous mes chers petits enfants ainsi que leur maman et grand maman, je vous embrasse de tout mon cœur, mon cher Cadet, et suis toujours votre bonne mère.
Veuve Salles
(1) En 1720, après bien des difficultés, le Chevalier Gabriel Mathieu De Clieux parvient à importer des plants de caféiers sur l'île de la Martinique. De là, la culture gagne toutes les Antilles.
En effet, en 1715, des marchands hollandais offrirent à Louis XIV des boutures de caféier originaires de Moka (Yemen). Ne reculant devant rien, De Clieux vola trois boutures avant de s’enfuir vers la Martinique pour y commencer la culture du café.
En chemin, il déjoua plusieurs attentats visant à détruire ses plants. Son vaisseau fut attaqué par des pirates pour ensuite être pris dans une accalmie, ce qui causa une pénurie d’eau. Une seule des boutures survécut; Desclieux partagea sa ration d’eau avec le plant, jusqu’à ce que la pousse maigrichonne puisse être fichée dans le sol de la Martinique. Avant l'année 1777, l'île comptait 18 millions de caféiers.
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