03 Juin 1787 - Lettre de Sœur André à son père

Résumé :
Lettre d’une religieuse, sœur St André, à son père, frère de Marie Questel-Salles.
Le fils de Mr Salles médecin s'appelle Joseph Marius, son mariage est annoncé avec Mlle de Mouchis.
Cette religieuse lui passe commande d’une liste de choses: d’un portrait de Ste Madeleine selon une image qu’elle a envoyé précédemment, de la reliure d’un livre (L’Imitation…), de pièces d’indiennes (toiles de coton peintes ou imprimées, fabriquées à l’origine en Inde) destinées à l’hôpital de St Pierre et de menues choses agréables comme des petites tabatières en buis, des peignes d’Arles, un robinet, etc.

Noms propres cités cette lettre :
Mr Agnel - Le père Ascardy - Le père Noé - Mr Salles le médecin - Melle Mouchis - M de Page - Madame Laprade - Mme Bernard


St Pierre Martinique le 3 juin 1787

Mon très cher père

J’ai reçu votre chère lettre du 1 avril avec toute la joie que vous devez bien vous imaginer, j’ai beaucoup souffert de votre silence parce que je ne pouvais en deviner la cause, il est vrai qu’il m’était venu dans l’esprit quelques fois que vous vouliez me laisser. J’ignorais la mauvaise conduite de Mr Bremond mais malgré que ma pensée fût juste je n’avais pas moins d’inquiétude. Enfin vous en êtes venu à bout, mais ce n’est point sans embarras, aussi je tiens point (à) cette pauvre pension de Mr Bremond mais de vous-même mon cher père, je suis incapable de pouvoir reconnaître toutes vos bontés, mais Dieu vous en tiendra compte parce que vous pouvez mettre au nombre de vos bonnes œuvres les services que vous me rendez. Vous avez plaidé pour la cause des pauvres. Votre peine ne sera point perdue. Pour ma reconnaissance, quoique la moindre chose, elle sera sans fin.

Vous devez avoir reçu une de mes lettres où j’avais mis une petite image de Ste Madeleine qui était prosternée au pied de la croix les cheveux épars et négligés. Je vous marquais que lorsque vous ferez faire le tableau de dire au peintre de mettre la Madeleine sur le modèle de l’image. Faites commencer vitement le tableau. Vous avez bien raison de dire que c’est la commission qui m’intéresse le plus. Mr Agnel payé il ne vous restera pas beaucoup, vous aurez la bonté d’employer cette petite somme en quelques pièces d’indiennes que je destine pour quelques couvertures pour les lits de l’hôpital. Il ne faut pas que ce soit d’indiennes de Provence, elles ne durent point, il faut qu’elles soient fortes et s’il est possible, rouge, parce que j’en ai de cette couleur. Les fortes indiennes ne se font point à Marseille mais je pense que les marchands en reçoivent d’autres pays. Au cas qu’il s’en trouve point comme je les demande, faites (en) prendre toujours celles qu’on trouvera. Si elles sont de Provence de la meilleure qualité.

Si je suis encore en vie dans le mois de décembre prochain je sais ce que je dois vous demander, mais je ne vous le dis point parce que si c’était autre chose que je vous demanderais vous me diriez « il ne faut point se presser à faire vos commissions ».

Eh bien ! Je suis bien aise de vous dire que ce n’est jamais moi qui change de sentiments mais je me rends à ceux des autres pour ne pas paraître entêtée.

Le père Ascardy a écrit à la mère prieure et j’ai vu avec plaisir que vous lui aviez parlé du petit cabinet que nous avons fait faire à la chambre mais je vous assure que tout ce que nous pourrions faire d’agréable et de commode dans cette pauvre chambre, elle sera toujours appelée une prison, et ne donnera jamais aucune envie à aucuns de nos pères d’en prendre possession.

Le père Noé qu’on peut dire un bon religieux n’a aucun éloignement pour la maison mais il a du travail au dessus de ses forces et je ne puis pas comprendre comment il peut tout faire et comment ferions nous sans lui, nous serions bien à plaindre.

Il n’y a pas plus de quinze jours qu’un de nos pères dit à une de nos religieuses « tant que vous ne payerez pas un professeur vous serez toujours bien mal servi », et un confesseur que nous avions il y a quelque temps « qu’il avait grande envie de nous quitter ». Il dit à une religieuse qui lui en faisait des reproches : « je ne gagne rien ici ».

Ce n’est pas une seule fois qu’il avait tenu ces propos. Il tente mais ce (gain) qu’il désirait ne lui peut pas de longue durée. Ce n’est pas le père Ascardy qui aurait demandé des paiements, non plus que le père Noé que s’il pouvait être déchargé du (saint lieu ?) ce serait pour nous un grand bien. Il y a bien de l’ouvrage dans notre maison. Enfin c’est Dieu qui lui donne la force pour le soutenir.

J’ai bien eu du plaisir d’apprendre des nouvelles de notre chère petite nièce. Cette enfant a toujours été aimable intéressante par ses jolies façons. Je crains que son père en fasse une maladie, de la violence qu’il se fait de laisser cette chère enfant, je le plains.

Vous devez savoir présentement le mariage d’un des fils de Mr Salles le médecin avec Melle de Mouchis. Ce mariage est très bien assorti : la demoiselle est jeune, jolie, elle a de l’esprit, des talents, d’une grande douceur, elle a toutes les qualités pour rendre un homme heureux. J’ai été charmée de ce choix. Mr le Médecin et toute sa famille sont très satisfaits. Je vous en fais mon compliment.

Mme Page tout en tremblant, me charge de vous assurer de son respect et vous prie de marquer au R Ascardy lorsque vous lui écrirez, qu’elle est bien sensible à son souvenir mais qu’elle lui demande en grâce de mettre sur un petit morceau de papier ce qu’il marque pour elle dans ces lettres qu’il écrit ici, parce que du moment qu’on lui a fait la lecture de l’article qui la concerne, elle ne se rappelle plus d’un seul mot. Elle l’assure de son respect.

Si je vivais autant que Madame Laprade je crois que Mr Bremond en deviendrait fou. Enfin Dieu est le maître de prolonger mes jours mais tout ce que je puis vous assurer, c’est que je souhaite vous faire mes adieux par commission. Ma santé se soutient. Ménagez la vôtre. Elle m’intéresse infiniment.

La pauvre mère du St Esprit est donc bien incommodée, je pense qu’on doit avoir bien d (es)’attentions pour elle. Elle m’a écrit sans me dire de l’état gênant où elle se trouve. Je voudrais savoir si c’est l’âge ou la maladie qui lui donne cette faiblesse. J’en suis bien fâchée. Elle doit l’être d’être privée du plaisir de vous voir.

Je m’aperçois tous les jours que ma mémoire devient bien ingrate mais non point pour vos bontés, mon cher père. Elles me sont toujours présentes dans mon esprit et présentes dans mon cœur. Mais seulement pour les vieux livres que vous aurez la bonté de faire relier le plus tôt possible parce que l’imitation est tout ce qu’il faut pour mes vieux yeux lorsque je lis le soir.

Si Mr Agnel ne trouve point pour le livre de son père que Mme Page me lui fait (débit) des 80£. Voilà une bonne fortune pour moi, la valeur de cette somme que j’ai reçue a été employée pour les pauvres et Mme Page me la laisse au cas qu’elle ne soit pas reçue par Mr Agnel qu’elle croyait lui devoir. Ainsi si cette petite somme vous reste jointe à ce que vous avez, employez le tout en pièces d’indiennes, à la réserve d’un petit pot de tabac et des peignes d’Arles et deux petites des plus petites tabatières de buis, voilà l’agréable que vous m’enverrez autant que les 80£ seront à votre disposition, autrement il n’en faut point parler.

Nous avons vu Mme Bernard qui est très aimable ainsi que sa famille, nous avons bien parlé de vous. Elle vous est sincèrement attachée. Le pauvre Mr Bernard sera consolé il ne l’aurait jamais été, il n’avait que sa chère femme qui peut lui donner de la consolation.

Mme Salles votre chère sœur a eu la bonté de remettre avec (Gde) de la connaissance un gros robinet que je vous ai envoyé, vous devez l’avoir reçu sans méprise. Je vous prie de faire dire à la mère du St Esprit que j’ai reçu la boîte, après hivernage, si je suis en vie, elle aura de mes nouvelles et je lui enverrai la boîte. Je l’assure de mon amitié ainsi qu’à la secrétaire.

Demandez à votre petite nièce si elle se rappelle de moi. Embrassez la de ma part. Je suis assurée que vous pensez à moi parce que quand même vous ne voudriez pas vous en seriez forcé par tous les embarras que je vous donne.

Je suis avec respect et un parfait attachement,

Mon très cher père,

Votre très humble et très obéissante servante

Sœur St André (res domine)

A St Pierre le 3 juin 1787