31 Janvier 1783 - Lettre de Marie Salles-Questel à son fils Charles

Résumé : Généalogie Salles
Lettre de Marie Questel à son fils Charles (de St Pierre).
Elle se désole que son fils ne lui écrive plus. De surcroît l'état de santé de Manette l'inquiète; si la France pouvait lui rendre la santé; mais elle n'est pas assez riche pour cela et, malgré la rente que lui offre Marie Questel, elle y renonce. Elle-même est top âgée pour entreprendre un tel voyage et elle craint la mer.
Remerciez Louison de sa lettre qui m'annonce la naissance d'un fils dans sa famille. Il écrit dans sa lettre que lui-même et Charles sont satisfaits de Benjamin et de son cadet (Joseph sans doute) qu'héberge Charles.
Elle est contente qu'il donne un coup de main à son frère Hilaire pour l'acquisition de quelques biens de Mme Dert.
Pour cela Mme Questel lui a fait une avance d'hoirie. Cela l'aidera avec sa femme et ses 6 enfants à tirer moins le diable par la queue (une fille au couvent depuis 2 ans à la charge de Mme Questel). Charles ne pourrait-il pas accueillir en France 2 enfants ?


St Pierre Martinique le 31 janvier 1783

J’ai été fort étonnée et même très sensible mon cher fils, de voir deux bâtiments expédiés de votre maison, arrivant dans le port depuis quelques jours sans que vous m’ayez donné aucun signe de votre souvenir.

Ah ! Cher enfant, je m’aperçois avec douleur que vous commencez à devenir indifférent pour votre maman, serait-il possible mon cher Cadet ? Non ! Je ne puis me le persuader, quoique les apparences y soient. J’ose encore me flatter que je me trompe. Si je vous aimais moins que je ne fais, je ne serais pas sensible à cet oubli mais, mon cher Cadet, souvenez-vous que ni le temps ni le lointain qui nous séparent n’ont jamais altéré en la moindre chose l’amitié que je vous ai toujours portée.

Je suis toujours la même mes chers enfants pour vous autres ainsi ne me refusez donc pas la seule consolation qu’il me reste de recevoir quelques fois de vos lettres car, mon cher Cadet, votre pauvre maman aujourd’hui est accablée sous le poids de grands chagrins et des peines les plus cuisantes. Je vois donc dans le moment-ci, irrévocablement le départ de ma pauvre Bichonne fixé et arrêté au mois d’avril prochain, dans votre navire Forfaix Capitaine Stel.

Je ne vois pas ce départ, cher enfant, sans qu’il en coûte de larmes de sang à mon cœur et ce n’est pas tout encore : je vois un orage sur ma tête blanche prêt à me foudroyer et qui est la maladie de ma chère Manette, sans avoir pourtant augmentée, mais je ne vois qu’une fin malheureuse pour elle et pour moi.

Hélas cher enfant je ne puis vous peindre ici l’excès de ma douleur, il n’y a que Dieu qui le sache ! C’est, cher Cadet, que je lui ai proposé de passer avec sa sœur pour voir si l’air de la France pourrait lui procurer la santé. Elle m’a répondu qu’elle n’était pas assez riche pour cela. Je lui ai répondu que si elle voulait y passer que je m’oblige de lui faire une rente de mille écus ma vie durant. Elle m’a répondu en m’embrassant et m’arrosant de ses larmes qu’elle voulait mourir avec moi, que si je voulais faire le voyage, qu’elle partirait volontiers. Mais, mon cher fils, me convient-il à mon âge d’entreprendre une affaire aussi délicate que celle-la ?

Hélas, si j’étais sûre de vivre trois ou quatre années avec vous autres, j’en ferais le sacrifice volontiers, mais qui m’assure de pouvoir traverser cette vaste mer sans accident moi qui craint tant cet élément ? Et en outre, je regarde que le temps serait trop court pour vivre avec vous autres mes chers enfants, et avec un cher frère que j’aime autant que moi-même.

Hélas ! Je crains d’avoir le même sort que la pauvre madame Babonneaux. Comme vous voyez, le temps serait trop court et je regarde que cela serait peut-être un obstacle à mon salut par le grand sacrifice qu’il me faudrait faire de ma vie, alors, voilà mes peines actuelles qui ne sont pas petites, car le jour qui me séparera de ma pauvre Bichonne, cet adieu pour jamais, serait un coup foudroyant à mon cœur. Je le vois venir et m’y prépare, mais mon fils, je redoute cet instant. Fasse le Ciel que je m’en retire en bonne chrétienne !

Et ce n’est pas tout encore mon cher Cadet, mon cher médecin me disait ces jours-ci qu’il était décidé de se retirer en France l’année prochaine hélas !

Si Dieu me donne des jours jusqu’à cette époque ce ne sera que pour succomber peut être avant qu’elle n’arrive, car je puis vous dire avec vérité, que si je perds cet enfant, ma vie sera bien courte, parce qu’en le perdant, je perds toute espèce de consolation. Ce sera le dernier coup qui terminera ma triste vie.

 

Je ne réponds pas à mon cher Louison par cette occasion n’ayant appris qu’aujourd’hui qu’il en partait un demain dont je ne sais (avec) qui même, et comme je n’écris pas assez vite pour en écrire deux par jour, je me réserve pour une autre occasion, mais dites-lui de ma part, que j’ai reçu sa lettre avec tous les plaisirs de mon cœur, et que je lui sais de bon gré des bonnes nouvelles qu’il me donne, d’abord en m’apprenant son arrivée de Paris en bonne santé, ainsi que d’un fils dans sa famille. Que Dieu lui conserve ainsi qu’à sa chère moitié qui sait si bien faire les choses, mille amitiés de ma part à cette chère petite bru. Je l’embrasse de tout mon cœur.

Ce cher Louison m’a mis du baume dans le sang en me disant que vous et lui étaient contents de Benjamin ainsi que de Cadet. Je vous assure que cette nouvelle m’a fait un plaisir infini. J’étais très inquiète sur le sort de ces pauvres enfants. Fasse le Ciel qu’ils profitent des bonnes leçons que je ne doute pas que vous leur aurez données afin qu’il puisse donner à leur papa toute la satisfaction qu’il a droit d’attendre d’eux !

Mon esprit est aujourd’hui tranquille ayant appris qu’ils restent chez vous. Je vous exhorte mon cher fils en particulier, de prendre soin de ces chers enfants. Ils étaient ce qu’ils ne devaient pas être pour leur âge, mais des enfants laissés à eux même que devait-on en attendre ?

Mais maintenant qu’ils sont sous vos yeux j’espère qu’ils profiteront de la bonne éducation que vous voudrez donner à l’un et l’autre de mes chers enfants.

Le cher médecin m’a communiqué votre lettre par laquelle vous lui parlez fort avantageusement de votre frère le pauvre Hilaire. Je suis très sensible mon cher fils à l’offre gracieuse que vous lui faites en lui offrant un coup de main dans l’acquisition de quelques bons biens. Cela a été fait quand votre lettre nous est parvenue.

Votre frère vous aura sans doute instruit que ce sont les biens de madame Dert et de toutes les circonstances de cette acquisition. Vous connaissez les biens et la bonne qualité du sol pour espérer comme nous, qu’il aura fait une bonne affaire. Je m’y suis prêtée d’autant que ça m’est permis, je lui ai fait un avancement (que) voici, de la somme de vingt mille livres, à savoir douze mille livres comptants et le reste par quatre billets payables tous les trois mois à l’échéance de mes rentes. Voilà tout ce que j’ai pu faire pour lui et suis très charmée d’avoir pu contribuer à quelque chose pour faire le bonheur de ce jeune homme, qui est très laborieux. Que Dieu bénisse son ouvrage ! J’espère qu’il (y) parviendra car je vous assure que je souffre de le voir relégué sur six carrés de terre avec une femme jeune et cinq enfants dont il n’était point en état de donner aucune éducation, puisqu’il est vrai que je tiens ici à mes frais sa fille depuis deux ans au couvent.

Puisqu’il est vrai mon cher Cadet que vous êtes zélé à obliger votre frère, vous pouvez encore lui rendre un grand service, c’est de recevoir ses enfants près de vous pour leurs faire donner une éducation honnête, sentant qu’ils n’apprennent point le latin mais en arrivant, de leurs donner un bon maître, à écrire et l’arithmétique, c’est tout ce qu’on peut donner de mieux. J’en ai écrit il y a quelque temps à mon bon frère à ce sujet. J’espère mon cher fils, que puisque vous avez offert si généreusement à votre frère de cotiser à lui procurer l’acquisition d’un bien, que vous voudrez bien aujourd’hui vous charger de ses deux garçons pour leurs faire donner de l’éducation. Vous lui rendrez service, et encore plus à ces chers enfants.

J’opine beaucoup pour les faire passer avec Mr Stel et je crois que je réussirai.

Adieu mon cher enfant, portez vous bien ainsi que vos chers enfants que j’embrasse de tout mon cœur. Je n’oublie pas la respectable madame Madey qui a la satisfaction de voir augmenter aujourd’hui sa chère famille, que Dieu les conserve tous !

Je vous prie de donner à mon cher frère une bonne embrassade, que je le prie de se souvenir de moi devant Dieu. Une bonne caresse de ma part à mon petit Marius que je suis à même de lui brocher des bas. Adieu mon bon fils et cher enfant.

Veuve Salles

Ma pauvre Manette me charge de vous dire mille bonnes choses et qu’elle vous aime toujours, que vous l’avez oubliée parce que vous ne lui écrivez plus du tout. Quand vous m’écrirez et que vous me parlerez de cette pauvre sœur ne me dites jamais rien qui puisse lui faire de la peine ou l’inquiéter. Mettez moi cela plutôt sur un papier volant, et dans ma lettre que des choses consolantes, car elle a toujours du plaisir de lire vos lettres.