11 Novembre 1765 - Lettre d'Elisabeth à son frère Charles Salles

Résumé :
11 novembre 1765. Lettre d'Élisabeth à son frère Charles Salles pour son mariage, pleine d'humour et d'un style très alerte.
En italique quelques références à la situation« esclavagiste ».

Nom propre : Mr Pellet


Au Morne des Cadets le 11 novembre 1765

Mon très cher frère,

J’ai reçu vos deux lettres avec tout le plaisir que vous pouvez imaginer. Je ne sais si je dois me réjouir avec vous de votre prochain mariage. D’un coté j’y vois votre bonheur et je dois par les sentiments que j’ai pour vous m’y intéresser et en souhaiter la conclusion, d’un autre coté je sens que les liens que vous allez former vont être des obstacles invincibles pour retourner jamais auprès de nous. Et cette dernière idée me désespère. Ce qui n’ajoute pas peu à mon chagrin, c’est de savoir toute la joie dont vous vous enivrez parce que vous êtes éloigné de nous, que vous jouissez des douceurs de la France tandis que nous, pauvres malheureuses nous sommes réduites à faire tirer la farine et à donner à manger aux nègres(1). Oh ! Coquin que tu es heureux !

A propos vous nous avez demandé monsieur Cadet avec le petit air d’aisance qui vous est ordinaire, de la liqueur, de la confiture, de la farine, ça et ça, et dites moi je vous prie avez-vous oublié que j’aimais les confitures de France ? Les confituriers sont-ils morts ? Les arbres ne produisent-ils plus ? ni amande, ni châtaigne ? Ne fait-on plus ni nougat ni biscotin ? N’y a-t-il plus des fruits à l’eau de vie ? Enfin rien ? Rien ? Oh ! Je n’entends point ces affaires là. Mais voyez, voyez Cadet comme il nous traite, à peu près comme la petite fille le traitait autrefois. Cependant consolez-vous mon bon frère je tâcherai d’arranger mes flûtes de façon que vous receviez quelque petites choses par la première occasion.

Au reste grande nouvelle : ma chère mère part pour la France et, en 1767, elle vend son « habitation » trois cent mille livres à Mr. Pellet et se retire armes et bagages à Marseille. Vous ne croyez pas tout ça n’est ce pas ? Et bien ni moi non plus. Ma chère mère pour se désennuyer et nous mettre un peu de baume dans le sang nous régale quelque fois de cet aimable projet.

Adieu monsieur mon frère, puisse votre ménage être aussi heureux que je le désire et que vous puissiez voir les enfants de vos enfants gros et gras comme des ortolans !

Il me reste à vous dire mon cher frère de me faire le plaisir de m’envoyer une petite tabatière incrustée en or à la dernière mode, et je donnerai l’argent à mon beau frère de ce qu’elle aura coûté.

Adieu cher frère je vous prie de m’aimer toujours comme je vous aime et je suis
votre très humble obéissante servante
Elizabet Salles

Mon très cher frère

Mes sœurs (ndt : Manette et Madeleine) me chargent de vous faire leur compliment.
Et Hilaire, Louison et Modeste sans oublier le petit abbé qui est toujours charmant.
(ndt : ce « petit abbé » serait Pierre-Jacques, un enfant de la fratrie, sans doute handicapé, que l’on ne nomme jamais sous son nom).


(1) L’abolition de l’esclavage ne sera votée par la Convention que le 4 février 1794.
Avec concision, le décret du 16 pluviôse an II/ 4 février 1794 abolit l’esclavage des nègres dans toutes les colonies ; il confère la qualité de citoyen français à tous les hommes, domiciliés dans la colonie, sans distinction de couleur; il affirme que ceux-ci jouiront des droits assurés par la Constitution. Implicitement, la traite est abolie.

Adresse :
A Monsieur
Monsieur Ch: Salles
Neg.
A Marseille