1er octobre 1765 - Lettre de Marie Questel (veuve Salles) à son fils Charles

Résumé :
1er octobre 1765. Du Morne des Cadets, lettre de Marie Questel veuve Salles à son fils cadet Charles qui va bientôt se marier avec Emilie Moreau à Marseille.
Histoire confuse du Duc de Choiseul et de Babonneaux. Elle a reçu une lettre de l'oncle Quesnel (son frère) qui flatte Charles mais traite son frère Baptiste de manière qui ne plaît pas du tout à sa mère Marie Questel.
Elle parle d’un Général (gouverneur ?) qui impose des réformes : viande pour les nègres, samedi libre ? elle se plaint des impôts qui augmentent et parle des transformations dans la ville de St Pierre : tracé d’un canal, fontaines un peu partout, etc.

Noms propres :
Babonneau ou Baboneau – Capitaine Blanc – Capitaine Duplessis – Maître Laplanche – Veuve Dolorie


Au Morne des Cadets, le 1 octobre 1765

J’ai reçu mon cher Cadet avec un sensible plaisir le lettre que vous m’avez écrite en date du 9 Août et n’ai point reçu celle que vous me dites avoir écrite par d’autres voies. C’est donc la première que je reçois qui m’apprend votre heureuse arrivée en bonne santé et en même temps votre prochain voyage. Me voilà donc mon pauvre Cadet, privée pour toujours de vous revoir.

J’avais toujours conservé un peu d’espérance en me disant que la chose ne réussirait peut être pas, mais je vois la chose un peu trop avancée pour espérer encore. Que Dieu soit béni de tous. Nous ne sommes pas dans le monde pour être toujours ensemble. Enfin mon cher fils je vous souhaite toute sorte de bénédiction dans le nouvel état que vous allez embrasser. Que le Seigneur vous bénisse et vous conserve et qu’il vous fasse la grâce de bien rencontrer dans l’épouse que vous allez prendre si elle est telle que je vous la souhaite. Vous n’aurez point sujet de vous en repentir.

Il me fâche beaucoup de n’avoir point reçu vos premières lettres parce que vous me disiez sans doute le détail de toute chose. Comme je vous en avais prié je m’en vois privée enfin peut être viendront ils.

Je ne saurais vous dire combien j’ai été surprise à l’article qui regarde notre duc de Choiseul on ne le croirait jamais et j’ai peine à me le persuader et vous ne me donnez pas la satisfaction de me dire si sa proposition a été reçue. Vous avez bien manqué m’écrire, mais cela est pardonnable à un amoureux qui est toujours occupé de sa maîtresse.

Revenons donc à notre philosophie. Nous avons appris par Reine à Madame Baboneaux que le duc allait partir pour épouser la veuve Mades, auquel Madame Baboneaux lui a demandé d’où elle tenait cela. Elle a répondu l’avoir entendu dire dans la rue. Cela se trouve assez conforme avec les préjugés que l’on a ici contre le duc car la pauvre Reine se trouve encore dans l’état où vous l’avez vu. Pour le pauvre Chépin sa maîtresse l’ignore encore dit-on. Juges à présent comme les lamentations vont recommencer. Ce sera une comédie cette fois quand elle apprendra, surtout que c’est le duc de Choiseul qui a fait un si beau coup. Je ne vous dis pas directement que c’est lui mais il est furieusement soupçonné.

Je ne sais rien de chez madame Baboneaux car il y a trois mois qu’elle ne m’a pas fait l’honneur de me parler mi même de me saluer. Elle passe et repasse devant moi insolemment sans me regarder, aussi je la méprise souverainement. Vous me dite que vous allez lui écrire. Si votre lettre est sous mon pli je ne la lui remettrais, je vous assure, pas. Votre frère doit vous avoir marqué le sujet.

J’ai reçu une lettre de votre oncle qui dit être la troisième. Je n’ai reçu que celle qu’il m’a écrite en août dernier. Il me dit beaucoup de bonne chose de vous. Cela me flatte beaucoup mais en revanche il traite votre frère d’une manière bien étrange en vérité. Si le père Questel savait combien il me mortifie j’ose me flatter qu’il le ménagerait mieux. Car enfin à quoi a-t-il donc manqué ? Taches de nous découvrir cela car quant à moi je ne me suis jamais aperçue qu’il lui est manqué au point de le traiter dans le goût qu’il sait. Je lui écris en conséquence.

J’apprends bien qu’il désapprouve ma façon de lui dire, quoique poliment, mais qu’il en dise ce qu’il voudra, je ne puis me dispenser de lui dire ma façon de penser là dessus. J’espère que vous en apprendrez quelque chose et vous prie de me le marquer. Je suis bien fâchée de ne pouvoir pas profiter de l’occasion du Capitaine Blanc pour vous envoyer ce que vous me demandez. Premièrement il est déjà parti pour le Fort Royal et secondement les racines que vous me demandez ne sont point encore de saison. Je profiterai de l’occasion du Capitaine Duplessis qui partira à la fin du mois prochain et je vous enverrai tout ce que vous désirez.

Quant au maître Laplanche nous sommes toujours sur le même ton, il ne veut point me donner la quittance des mineurs, il me cherche toujours des anicroches. Je vais prendre le parti de le faire sommer par justice. Si je ne pouvais le faire assommer plutôt, cela vaudrait mieux, nous avons cru le mois passé qu’il aurait la complaisance de nous quitter pour aller dans une autre région, mais il m’a rappelé le malheureux pour me faire enrager encore, car si vous saviez combien de chicanes il me cherche il y a de quoi de lui ruiner le tempérament.

Bichonne me charge de vous dire mille amitiés et de vous reprocher votre peu de souvenirs pour elle. Elle s’attendait de recevoir une petite lettre d’amitié de votre part, mais elle voit bien que vous l’avez oubliée pour ne vous occuper que de votre maîtresse et qu’elle aurait tous les amants du monde qu’elle ne vous aurait pas perdu de vu un seul instant.

Nous sommes ici malheureux, nous avons un Général(1) qui bouleverse tout. Il a obligé tout le monde à monter une troupe nationale malgré qu’il dise que non, mais nous savons bien à quoi nous en tenir nous sommes bien (…). Comme vous voyez il a obligé les habitants à nourrir leurs nègres et point de samedi. Il m’en coûte à moi tous les huit jours un baril de bœuf. Et les impôts qui vont toujours leur train, ainsi vous voyez si cela accommode mes affaires. Je vois bien qu’il faudra prendre son parti avant l’orage. Il parle de faire dépaver les rues pour conduire le canal(2) et de faire des fontaines de distance en distance, et bien d’autre chose encore qu’il m’amuse à vous rapporter. Enfin il nous abasourdit, nous ne savons plus comment faire.

Nous allons perdre notre ami Bernard, il part dans quatre jours. Il me charge de vous faire mille amitiés.

J’ai été obligée de faire monter Louison ici en attendant que je trouve une place.

Je vous ai tout dit, mon cher Cadet, vous trouverez ma lettre bien longue. Il me reste à vous dire de vous souvenir quelque fois d’une mère qui vous aime tendrement et qui vous dit de lui donner souvent de vos nouvelles et qui est comme elle vous a toujours été, votre Bonne mère.

Veuve Salles

Vous avez mille amitiés de la pauvre veuve Delorie et de sa sœur la Bossue.
Vous trouverez l’assurance de respect de la part de Chrispin et de Masquaris qui est toujours jolie.
J’oublie de vous dire que vous trouverez dans la caisse de confiture que vos sœurs vous envoient 6 pains de chocolat que j’ai mis pour remplir le vide, c’est pour vous, et deux petits pots de gelée pour le pauvre Baptiste.


(1) (ndt) Peut-être s'agit-il de Victor Thérèse Charpentier, comte d'Ennery, qui fut Gouverneur particulier de la Martinique de 1765 à 1768, puis devint ensuite Gouverneur Général des Iles du Vent jusqu'en 1771.

(2) Exemple de canal, le "Canal des esclaves" ou "Canal de Beauregard" construit entre 1772 et 1822.
Site Ministère de la culture

 

 


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