Souvenirs de guerre

LA LIBÉRATION DE MARSEILLE VUE DE LA VISTE (14 Août - 30 Août 1944)  

Juliette GUIBAL née FINE
Juin 1982

Je viens de relire mon journal de bord, écrit au jour le jour en août 1944 à 1"Hospitalière", cette grande maison familiale où ont vécu nos aïeux FINE depuis le milieu du 18ème siècle.

Agrandie par la suite elle devint la résidence d'été des familles Fine et Salles. Devenue trop exigüe pour les deux branches en extension, après le partage des terres qui s'étendaient de la route nationale au viaduc et au ruisseau des Aygalades, sur la part qui lui revint, Alfred Fine fit construire une maison, en 1906 nommée "Castel-Bonnette", entre deux pinèdes qui surplombaient le vallon.

A une centaine de mètre en contrebas, une maison : "la Bonnette" fut longtemps occupée par nos cousins Lavielle. A l'époque de la guerre, en 1944, elle était occupée par une famille de jardinier, les Valentin Carpegna.

Pourquoi ai-je repris ce journal?

Le jour de Pâques 1982, on fêtait à l'"Hospitalière" la centenaire de la famille : Gabrielle Fine-Salles. Ses enfants ont eu la gentillesse de venir chercher la dernière de la génération, pour m'associer à cette réunion tout à fait exceptionnelle.

Pour répondre au vœu de mes cousins, pour faire plaisir à tous, j'ai donc repris mon manuscrit.

Nos cousins Xavier et Gabrielle Fine avaient invité aimablement mon mari Edmond Guibal et moi-même, ainsi que ma sœur Isabelle et son mari Edmond Olive, pour passer sous leur toit cette période difficile qui précédait la libération de Marseille.

Outre les parents Fine, se trouvaient aussi deux de leurs fils, Bernard et Charles. Le premier mobilisé, était en permission. Quand à Charles, leur treizième enfant, il était encore élève à l'école Timon-David de la Viste.

Gabrielle remplit admirablement son rôle de maîtresse de maison. Pleine de sang-froid, elle exerça envers tous sa sollicitude. Xavier, quant à lui, en ancien officier, il nous aida à comprendre la stratégie de cette ultime bataille.

Voilà donc mon témoignage. Ces quelques explications sans aucune prétention, m'ont paru nécessaires pour situer ce journal.

J. G.

1944

         LUNDI 14 AOÛT 1944

         Ce soir soir-là, à 22 h. 30, tandis que je lisais sur la chaise longue de notre chambre, quelques détonations retentissent.
         J'ouvre la fenêtre : splendide feu d'artifice de fusées éclairantes.
         J'invite Edmond à sortir du lit pour venir admirer.
         La porte s'ouvre soudain : c'est Bernard qui nous crie : "Descendez vite, c'est un bombardement !"
         L'électricité est coupée. A la lueur d'une bougie, nous nous dirigeons vers la cave. Tous les habitants de l'"Hospitalière" s'y trouvent. Les détonations s'accélèrent et durent 13 Minutes. Nous récitons le chapelet. On sort, sous la terrasse ; nous y trouvons les voisins, , parmi lesquels 2 policiers, leurs femmes et leurs 4 fillettes qui seront les habitués, puis les hôtes de la "Vieille chapelle".
         Ces messieurs pensent que nous en avons pour la nuit. On pronostique le débarquement.
         Vers minuit, les sirènes qui avaient été silencieuses jusque là, sonnent la fin de l'alerte. Nous regagnons nos chambres. Quelques coups de canon dans la direction de la mer pendant la nuit. On dort assez mal.

         MARDI 15 AOÛT

         Encore ahuris par cette nuit mouvementée, nous allons à la Messe de 7 heures. Dans la journée, nous apprenons le débarquement "à 185 kilomètres de Marseille". Nous sommes toute la journée à l'écoute de la radio. Alertes à 14 h. et à 16 h.
         En revenant des Vêpres, chasse à l'homme sur la route. Les Miliciens, dit-on, arrêtent les homme de 18 à 60 ans. Nos cousins s'alarment pour Bernard et pour Charles que l'on croit hors de la campagne. Le bruit court que l'on va fouiller les maisons.
         Un certain nombre d'hommes se cachent pendant la nuit, quelques uns dans les tombes du cimetière de Saint-Louis !
         Nous avons placé N.D des Victoires dans une niche de la "Vieille-chapelle", avec des fleurs. Que Notre-Dame nous protège, dans les redoutables jours à venir !

         MERCREDI 16 AOÛT

         Dans la nuit, Bernard nous réveille encore. Il a vu des fusées, entendu des piqués d'avions et des chutes de bombes.
         Nous passons une demi-heure à la cave.
         Nous allons ce jour-là à Marseille, Edmond et moi. Les trajets deviennent impossibles : trams rares et bondés comme jamais. A notre descente de trolleybus, le soir, devant la gare, alerte ! Nous courons nous abriter dans les caves de l'hôtel de l'Arbois. A notre descente du tram de St-Antoine, à l'hermitage, petite panique : des avions survoleraient la route et nous viseraient.
         Nous regagnons l’Hospitalière en courant.
         Ce jour là, nous avons décidé les OLIVE à nous rejoindre à la Viste où ils étaient invités par les FINE . La vie à Marseille sera peu agréable ces temps ci, et la cave de leur maison rue Daumier est un mauvais abri. Ils arrivent dans la soirée.

         JEUDI 17 AOÛT

         Nous organisons notre ménage avec les OLIVE. Je prépare les repas avec Edmond (beau-frère). La vie matérielle absorbe et aide à oublier l'angoisse qui nous étreint.
         Les avions américains nous survolent souvent. On n'annonce plus les alertes. Il parait que la route d'Aix est mitraillée en de nombreux points. Fréquentes détonations. Des mouvements de troupes allemandes ont lieu : nous les voyons s'éloigner de Marseille par pe tits paquets.
         Dans la soirée, on annonce que Draguignan, le Luc sont occupés par les Américains.
         La circulation se raréfie sur la route. Très peu de Trams. Plus de voitures. Le ravitaillement va faire défaut.

         VENDREDI 18 AOÛT

         Journée assez calme. Quelques avions, quelques détonations. Trams impraticables. Les OLIVE et Edmond affrontent le trajet la Viste-Marseille pour chercher du ravitaillement. Les messieurs reviennent à pied du Prado. Isabelle attend 2 heures le départ d'un tram.
         Commentaires optimistes de la situation par ces messieurs. Ils ne croient pas que Marseille soit sérieusement défendue. Le départ des troupes, celui du consul d'Allemagne, sont des indices favorables. Stratégie autour de la radio.

         SAMEDI 19 AOÛT

         Brusque réveil, vers minuit. Fortes détonations.
         Au moment où j'arrive à l'église pour la messe, à 7 heures, chutes de bombes direction mer. Les assaillants ont dépassé Brignoles, isolé Toulon, et progressent vers la route d'Aix. Notre sort va se jouer sous peu.
         Les OLIVE qui couchaient au 2ème étage déménagent leurs lits au salon du rez-de-chaussée.
         Les maquisards du Vallon-des-Tuves ont agressé cette nuit notre voisin, MATHIEU, et lui ont emporté des vaches et des volailles.
         Dans l'après-midi, Joseph FERRARI, en route vers Trets, stationne ici quelques instants. En revenant d'Aix en bicyclette, lundi il a été mitraillé plusieurs fois. Pendant sa visite, une alerte.
         Nouvelles ou bobards : les F.F.I. se seraient emparés de la gare de Marseille, des ports, de la Préfecture ?

         DIMANCHE 20 AOÛT

         Nuit agitée. Descente à la cave. Nombreux avions volant bas, D.C.A. — bombes direction Marseille. Je m'étends une partie de la nuit sur un canapé du billard. A 3 heures, fusées éclairantes.
         Messe à 8 heures. On commence une neuvaine à la Ste Vierge qui se poursuivra malgré "le danger des alertes" dit M. le Curé. Terme évasif... .
         L'avance des armées Alliées se poursuit. Marche vers la Durance et au sud vers St-Maximin. Le bruit du canon s'intensifie, ainsi que 1a D.C.A..

         Mademoiselle CAS nous porte des nouvelles transmises par son frère, vicaire à la cathédrale. Dans la nuit, il y a eu des combats de rues dans le quartier qui, par suite, a reçu l'ordre d'évacuation. Le sort de mon beau-frère Jean GUIBAL n'était pas encore précisé. Il hésitait à nous rejoindre à la Viste, n'ayant pas de moyen de locomotion.
         On dit que les Docks ont été livrés au pillage... . On dit que 5.000 marins allemands défendront les Ports... . On dit qu'à la place d'Aix des Allemands ayant été tués, des civils ont été pris dans les maisons et fusillés... . L'atmosphère devient plus pessimiste.
         Je prépare une valise de vivres pour la cave. Gabrielle en fait autant.
         Le soir, M. THASOT nous confirme le pillage des magasins et des dépôts en ville. Grand passage de voitures allemandes direction Aix, camouflées par d'abondants feuillages.
         Des voisins viennent nombreux s'abriter la nuit chez THABOT. Ici, la "Vieille-chapelle" et la "sacristie" reçoivent" leurs habitués : les familles des policiers GRAVOUILLE et ERNST, la famille du Bar SIMIAN, un sympathique sourd muet (il n'entend pas les bombes mais il les sent vibrer dans sa poitrine, nous dit-il par signes), encore une vieille femme, sa marraine, enfin M. et Mme PELLEGRIN, marchands de chèvres.
         Nous prenons entièrement nos quartiers de nuit au rez-de-chaussée; et transportons notre matelas sur le billard.
         Dernières nouvelles : les Alliés sont aux portes d'Aix. Le grand coup serait-il pour cette nuit ? ou pour demain ? A 22 h., nombreuses fusées, mitraillades. Descente à la cave. Assez bonne nuit. J'arrive à dormir 6 heures.

         LUNDI 21 AOÛT

         Les Alliés sont à Aix. Les verrons-nous aujourd'hui ? Ou bien prendront-ils la route des aérodromes, en laissant Marseille ?
         Rumeurs sur la route. On continue le pillage des dépôts. La Gestapo et la Milice livreraient les stocks à la populace. Sous prétexte de justice, sous nos fenêtres, des gens détroussent à leur profit les pillards qui ont vraiment exagéré ! Tout le jour, nous voyons défiler des gens chargés de bidons d'huile, de vin, des pâtes. Il est temps que l'arrivée des troupes rétablissent l'ordre.
         Tout au long du jour les explosions ne s'arrêtent pas. Les Allemands font sauter les installations portuaires. On se bat en ville, nous dit-on. La Préfecture serait tombée entre les mains des F.F.I. Effectivement, en direction de Marseille, le bruit de la bataille est incessant. Dans les rues, on se bat entre Allemands et F.F.I..
         Le canon se met soudain à tonner tout près de nous : ce sont des batteries retranchée; au Moulin du Diable et au bois de FORESTA. Du côté d'Aubagne, on entend aussi bien la bataille. Les Alliés sont à Cuges.
         Plus tard, détonations très fortes et sourdes, lointaines : des tirs de marine, sans doute. Toulon est pris après 8 jours de combats. Notre sort sera-t-il identique ? Tous les nerfs sont tendus. Cependant nous tirons l'aiguille sous la terrasse en écoutant le Babil des enfants. La vie continue.
         La soirée est pénible, l'atmosphère accablante. On essaie de deviner ce qui se prépare.
         Le poste nous apprend que les Alliés arrivent à Marseille par Aubagne. Sans arrêt, les batteries des environs dirigent leurs coups vers l'Est de Marseille. La nuit, le bruit devient infernal et lugubre. Ce grosses pièces se déclenchent : ce sont, croyons-nous, les canons du fortin de Foresta qui font des tirs de barrage contre les troupes qui s'avancent.

         MARDI 22 AOÛT

         Suite de la nuit : impossible de fermer l'œil. A chaque détonation, les fenêtres branlent, les vitres trépident. Les rares accalmies durent 5 minutes ; exceptionnellement, l'une d'elle compte 20 minutes.
         Vers 3 h.30, descente à la cave avec Edmond ; Isabelle nous rejoint. Edmond remonte. Je le suis. Ça recommence avec plus d'intensité. On redescend... . Pour tuer le temps, je lis l'Etoile Noêliste. Avec un somnifère, j'arrive à perdre connaissance entre 3 h. et 4 h., puis, réveil en fanfare par des éclats formidables au dessus de la maison. Ce sont des obus fusants venant du bois de Foresta. Peu dangereux, affirme Xavier, si l'on reste à l'intérieur de la maison, mais quel fracas !
         La radio nous apprend que les troupes Allemandes sont à "12 kilomètres de Marseille", dans la banlieue.
         Le canon tonne presque sans interruption. Sur la route nationale, des passants cheminent toujours pour chercher de l'huile au Bd Oddo. On pille au péril de sa vie. Cette route d'Aix reste pour nous une énigme cruciale. Par quel coté serons-nous délivrés ?
         Des avions passent, en reconnaissance. A ces moments-là, les canons se taisent. Pendant notre déjeuner, grand pétard, descente à la cave.
         Vers 16 h., les terribles fusants reprennent encore. Chaleur torride et orageuse. Plus d'électricité. Plus de radio. Forte odeur d'incendie.
         A 17h. coups de feu vers le village de la Viste. Avec Edmond et Charles, nous allons à la Bonnette. La maison des CARPEGNA a reçu un projectile, probablement un obus de petit calibre qui a explosé avec grand fracas, sans faire beaucoup de dégât. Un autre a éclaté chez nos voisins les MIATHIEU, d'autres ont blessé des Arméniens au Vallon des Tuves. De tous côtés, dans le vallon, nous entendons des coups de feu. Les promenades deviennent dangereuses : on paie par trop de risque un petit panier de raisins et de tomates.
         La Défense Passive de St-Antoine a demandé à Valentin les clefs de Castel Bonnette pour abriter les voisins qui, jusqu'ici se réfugiaient dans les tranchées, sous les platanes. Notre maison constitue un drôle d'abri !
         Pendant dans notre souper, soudain : formidable décharge, sous nos fenêtres. Tous les quatre disparaissons à la fois sous la table, et sortons en rampant de notre salle-à-manger. Nous retrouvons les Fine au bas de l'escalier, et pendant 3/4 d'heure c'est un tir infernal. Que se passe-t-il ? Nous apprendrons, par la suite que tous ces engins pétaradants de la route, au niveau de la Traverse du Viaduc, et qu'ils étaient dirigés vers un camion, à 100 m. de là sur la route, que des jeunes gens avaient renversé pour faire barrage.
         Toute la soirée, les coups de feu retentissent de tous côtés.

         MERCREDI 23 AOÛT

         La nuit est plus calme. Jusque vers 5 h le canon se tait. Nous couchons sans nous déshabiller sur des matelas par terre au salon, où les OLIVE occupent des lits de camps. Enfin, on a pu dormir. Avons-nous vécu un cauchemar ? Hélas ! le canon nous remet bientôt dans le réel. Toujours de la bagarre auprès de nous, sur la route. Hier, les OLIVE ont entendu 2 balles s'écraser près de la fenêtre de notre cuisine. On ne s'aventure plus guère au dehors. A un moment, on juge prudent de fermer les volets de tôle du rez-de-chaussée où nous vivons désormais.
         Et toujours dans l'ignorance de ce qui se passe. Que devient Marseille ? O ù sont nos libérateurs ?
         Xavier se dévoue pour aller chez le boulanger. Pas de pains. Heureusement, il y a des pommes de terreà la cave. Isabelle qui ne perd pas le nord remet la question épineuse sur le tapis. Les émotions la creusait. Pour ma part elles me passaient.
         Je me contenterais bien de tomates crues !
         Nous commerçons un bridge au garage. Le pétard devient terrible. Je joue mal. On suspend la partie, la matinée se termine à la cave.
         Des jeunes gens nous annoncent avec enthousiasme que des Nord-Africains arrivent sur la route des Aygalades. Ils leur ont serré la main. Par les traverses, ils se dirigent vers la Viste et feront l'assaut du bois de FORESTA.
         La guérilla s'intensifie dans notre vallon. On arme tous les volontaires pour tirer sur les Allemands.
         Vers midi, le policier ERNST serre la main d'un Américain devant notre portail. Le Docteur VAN CUIK soigne un soldat qui a été blessé devant chez nous. Foresta va-t-il donc être cerné ?
         Soucieux de notre sécurité, les FINE nous offrent de prendre nos repas à leur table, vu la situation périlleuse de notre salle-à-manger. Pendant notre repas de midi, les damnés fusants claquent encore au-dessus de la maison. La bête n'est pas morte. Il parait que l'aviation va venir la repérer. La réduction des batteries se fera aujourd'hui ou dans le nuit. Espérons que les libérateurs viseront bien, sinon, gare à nous ! Les batteries seraient situées au "Roi d'Espagne", près des 2 grilles, et vers le terrain de sport, à St-Antoine.
         On dit que le pont du chemin de fer de St Antoine a sauté.
         Sans interruption, mitrailleuses, canons, révolvers entremêlent leurs coups sourds ou déchirants. Où partent et où aboutissent ces coups qui sèment la mort. Heures angoissantes... .
         Les policiers, hôtes de la Vieille-Chapelle se sont ralliés aux F.F.I., ils prennent part à un coup de mains sur la Poste de St Louis d'où ils ramènent 12 prisonniers allemands. Poursuivis par des mitrailleuses, ils se font un paravent des prisonniers et les déposent sans encombre à l'école de la Viste où ils sont désarmés.
         Ils nous apprennent que 300 Nord-Africains, l'avant-garde seulement des troupes alliées, sont entrés à Marseille. Tout reste donc à faire, pour délivrer notre cité ! Coup de cafard formidable, après le grand espoir du matin... .
         Des Allemands tiennent le Viaduc et le talus du chemin de fer. Ils échangent de coups de feu avec les F.F.I. embusqués dans notre vallon. Sommés de se rendre, ils refusent , et effectivement se battront jusqu'à la mort.
         Nous n'allons plus chercher notre lait et nos légumes à la Bonnette. Si l'on se hasarde sur la terrasse, on entend des balles siffler aux oreilles.
         Dans l'après-midi, nouvelle musique : le miaulement des obus : ceci nous prouve que le tir a dû se raccourcir.
         Vers 21 heures, des Allemands venant de la route de St-André essaient d'attaquer les Algériens au plateau de la Viste, et sont repoussés avec fracas. Le bruit ne s'apaise pas avant la nuit. J'arrive à dormir un peu... .
         Les cousins FINE (juniors) couchent à la cave. La brave cuisinière est allongée sur la table de sa cuisine. On étouffe, derrière les fenêtres closes. Au milieu de la nuit, un éclat frappe notre fenêtre. Il abime un banc.

         JEUDI 24 AOÛT

         Au quatre points cardinaux, toujours un bruit infernal. L'abrutissement aidant, l'on arrive à se familiariser avec cette ambiance. Mentalité du combattant qui a reçu le baptême du feu et commence à oublier le danger !
         De notre cuisine, de l'entresol, vers 9 heures, j'aperçois 3 Algériens qui montent le "Pas-des-Tours" avec une marmite de "jus". Les lisière du bois sont donc entre leurs mains, pas ici. Déjà hier, nous avons vu quelques voitures, le capot couvert de tricolores circuler sous nos fenêtres.
         Xavier, toujours courageux, va chercher le pain (125 gr. par jour). Durant son absence, bombardement d'avions. Descente à la cave.
         Les PELLEGRIN nous disent qu'à St-Antoine le cinéma et plusieurs maisons sont détruites.
         L'attaque du fortin FORESTA étant signalée pour 13 H., nous mangeons à la cave, en pique-nique. Rien ne se produit. Cependant l'après-midi les tirs d'artillerie deviennent intenses. Puis un calme relatif nous permet de faire un bridge (équipe habituelle : Xavier, Bernard, Edmond et moi).
         Le soir, vers 20 heures, fracas épouvantable : au moins 25 obus fusants qui font tout trembler. Descente des plus émotifs à la cave. Les tirs s'entremêlent : on n'y comprend plus rien. Les Allemands sont-ils devenus fous, et veulent-ils tout détruire ? Belle nuit en perspective !
         Nouvelles apportées par les policiers : un renfort d'Algériens est arrivé, et va passer à l'attaque à 19 heures. La ville, disent-ils, est très éprouvée par les bombardement. Le Chateau-d'If serait anéanti, ainsi que le Frioul.
         Dans le quartier, 19 Algériens sont tués. Nombreux blessés. Ils sont soignés par le Dr VAN CUYK et des infirmières, parmi lesquelles Melles MELIZAN. Le Château des Tours est très atteint, servant de cible aux batteries Allemands, car des Français l'occupent.
 On prolonge la soirée assez tard, sous la terrasse avec les voisins venus plus nombreux. Ils sont à présent 19.
         A peine somme-nous couchés, les grands éclats recommencent. C'est la fin du monde, pourrait-on croire ; dans la cave même, on sent le souffle des explosion d'obus. La vieille cuisinière effondrée contre un mur et gémissante semble rendre l'âme !!!!
         On monte au rez-de-chaussée, on redescend... . Vers minuit, nouvelle décharge de fusants. Le ciel ouvert craque et s'effondre. (Xavier s'écrie : "Quels cochons" !)
         Sous la terrasse on aperçoit vers St-Antoine une grande lueur d'incendie : l'usine SOULET flambe. Le vallon en est illuminé, heureusement, il ne souffle pas de vent
         Je vais rejoindre mes cousins, au bûcher. On essaie de se reposer un peu.

          VENDREDI 25 AOÛT

          Saint-Louis, priez pour nous ! Réveil bruyant. Est-ce l'assaut final ? La terrasse est couverte d'éclat de mitraille. Les branches cassées jonchent le sol.
          A 10 heures, arrivées de M. le Curé SPINOSA et de son frère. Le clocher vient de s'effondrer. Ils viennent chercher asile pour leurs parents. Peu après, c'est la femme du Docteur et son fils qui viennent demander à s'abriter ici, l'autre versant de la route étant évacué par prudence, l'aviation devant entrer en jeu pour réduire cette terrible position.
          D'après M. le Curé, les renforts n'arriveront que dans 3 jours !

          SAMEDI 26 AOÛT

          Grosse bagarre dans le quartier vers 7 heures. C'est une contre attaque allemande qui réussit à repousser jusqu'au plateau les éléments avancés ayant tenté l'assaut de FORESTA.
          A 9 heures, arrivée éplorée de la sœur de MATHIEU et de 2 de ses neveux légèrement blessés. Leur maison a été détruite hier soir à 21 heures. Madame MATHIEU a été tuée sur le coup, déchiquetée, son mari grièvement blessé, ainsi que l'aîné des garçons. Une vache aussi a péri. Ils sont atterrés. Tout le long du jour, Marius et le valet sauvent ce qui reste dans la maison MATHIEU et portent au garage ce qu'il faut pour compléter le campement.
          On entend des cris épouvantables : c'est une jeune femme de la Vieille-Chapelle qui a une crise de nerfs. Les 4 petites filles hurlent de l'entendre crier. La malheureuse a déjà subi la guerre à Bizerte et Toulon ; ses nerfs sont à bout ! je lui porte des comprimés calmants.
          Je passe l'après-midi â la cave, souffrant d'une forte migraine. Les tirs se font moins violents.
          François CARPEGNA nous raconte l'incendie de SOULET. Il a été le premier sur les lieux, maniant les extincteurs et opérant le sauvetage des gens réfugiés dans l'abri.
          Le soir, on nous apporte le journal "La Marseillaise" qui proclame la délivrance Marseille. La préfecture est aux mains des F.F.I.. Le Général de Gaulle est entré à Paris. Le journal donne sur la bataille de Marseille quelques détails sur le mode optimiste. Ça sent le bourrage de crâne. Ici, l'on voit bien que la bataille n'est pas terminée !
          Vers 17 h. nombreux obus sur nos tête, venant de la direction des Aygalades et se dirigent vers FORESTA. Douce musique qui réduira au silence — du moins nous l'espérons — ces sales batteries. Faux espoirs ! Formidables décharges de fusants entre 19 h. 30 et 21 h. Est-ce l'assaut final ?
          A table , Isabelle a peur, et Xavier ferme les fenêtres. Pour faire diversion, nous passons la soirée au billard, dans l'obscurité — à faire des "pouls et ouls", vieux jeu de société qui réussit à nous faire oublier l'affreux tintamarre.
          Nuit relativement calme. De minuit à 3 heures, je m'allonge à la cave.

          DIMANCHE 27 AOÛT

          Pas de messe dominicale à l'église ! Il parait que Mr. le Curé célèbre en plein air, à l'Hermitage. Une grande partie de la population a campé ces jours-ci dans les grottes, abri naturel où elle a trouvé refuge. Après la messe, les assistants, nous a-t-on dit, se sont rendus en cortège aux tombes des Africains tués à la Viste.
          D'après les "on-dit", l'attaque du Cap Janet et des batteries côtières va avoir lieu aujourd'hui. On évacuerait la population dans un périmètre où nous serions englobés ! Le bruit de la bataille vient de cette direction, mais FORESTA reste muet.
          Madame MATHIEU a été enterrée ce matin. Son mari et son fils sont hospitalisés à Saint Jean de Dieu.
          De 11 h. à 15 h. pilonnage d'aviation incessant : toute la côte doit y passer. Ces coups sourds et trépidants sont plus impressionnants que ceux du canon.
          Puis grand duel au-dessus de nos têtes entre batteries adverses, par rafales. Edmond, qui cause près de l'escalier de la terrasse avec Mr DORY et François CARPEGNA, s'aplatit ainsi que ses interlocuteurs au passage d'un obus qui siffle presque au ras de leur tête, et va éclater juste au-dessus de la route ! Je les observe du seuil de la porte et conseille à ces messieurs de poursuivre leur conversation à l'intérieur.
          La maison GRAVOUILLE, de l'autre côté de la route, est traversée par un obus. Plusieurs d'entre eux éclatent dans le bosquet, cassant maintes branches. Gabrielle et Xavier sont couverts de terre par une explosion. On finit par se mettre tous à l'abri. A quelques mètres de notre cuisine, à la base du mur de la route, un engin de 105 est trouvé.
          A 17 h., tir à grand fracas des batteries FORESTA. Nous achevons au vestibule un bridge. Adèle CARPEGNA fait héroïquement la cuisine — sous le feu des obus — dans l'angle de la terrasse, près de la cascade !
          Il parait que le commandant a refusé de se rendre.
          Le tir des batteries françaises reprend, mieux ajusté. Les obus miaulent toujours, mais l'éclatement se produit environ 2 secondes après leur passage au-dessus de nos têtes : ils doivent arriver à destination.
          Pendant le souper, toujours la canonnade, puis arrêt brusque vers 20 h. Est-ce la fin ?

          LUNDI 28 AOÛT

          Premières nouvelles à 7 h.30 : le combat serait suspendu, nous dit Xavier apportant le pain. Les Allemands seraient mis en en demeure de se rendre avant 8 h.. L'heure fatidique arrive... . Rien ! plus un tir. On n'ose pourtant pas encore se livrer à la joie.
          Vers 9 h. visite d'Albert FINE. A St Louis, ça a bagarré fort autour d'eux. On n'est pas sorti des caves. GRAVOUILLE confirme que les pourparlers sont toujours en cours et se termineront à 13 h.
          La colonie MATHIEU et CARPEGNA sont partis pour les Pennes, nous laissant en souvenir un petit quartier d'un cochon tué par les pillards et abandonné.
          Si la reddition ne se produit pas, on fera intervenir la grosse aviation pour pilonner les derniers fortins, après avoir fait évacuer la population. Notre sort est donc en suspens : ou l'exode sur la route, sous le feu des canons, (et pour où ?) ou la délivrance ! les minutes semblent des heures... .
          A midi, des cris s'élèvent de la route : "C'EST FINI !"
          Vers 15 heures, on entend des rumeurs ; nous montons au portail et voyons défilé une colonne de prisonniers Allemands. Un officier ouvre la marche, tête baissée, suivie de jeunes garçons aux traits tirés et durs. La population accourue sur les trottoirs les regarde défiler en silence, avec dignité.
          Sur la route des Aygalades, des acclamations s'élèvent en l'honneur des Africains.
          Nous nous dirigeons vers Castel-Bonnette. Il est 14 h. 30
          Durant notre trajet à travers la campagne, les cloches sonnent à toute volée. Enfin, on respire !!! Nous apercevons notre pauvre clocher qui dresse vers le ciel sa silhouette tronquée. Il a reçu 8 obus.
          A Castel, nous trouvons nos locataires de Pinède qui nous narrent leurs émotions. Refugiés dans nos caves, avec quelques voisins, ils ont été témoin de l'éclatement de l'obus dans notre maison. Pénétrant façade couchant dans la chambre des GIRARD, il a éclaté à l'intérieur en perforant plusieurs cloisons . Vous trouvons le culot dans la chambre des neveux REY, au levant.
          La Maison MATHIEU est impressionnante avec ses nombreux trous béants. Sur le seuil, des vêtements déchirés, du sang...,
          Nous ramassons des légumes. Au retour, nous voyons encore défiler sur la route 200 prisonniers Allemands. De tous côtés rumeurs joyeuses. Chacun sort des abris avec sa couvertures, ballots. La route est sillonnée en tous sens. Les mauvais jours semblent déjà loin.
          Edmond OLIVE est allé voir les GARCIN. Ils sont tous indemnes malgré la mauvaise position de leur campagne. Ils ont passé 6 jours dans leur tranchée. Leur femme de ménage a été tuée.
          Dans la soirée, nous apprenons la mort de l'abbé FAIVRE d'ARCIER, blessé mortellement d'une balle au ventre en ramassant des morts au quartier de la Cabucelle qu'il évangélisait avec Jean PERRIN.
          A la prière du soir, nous remercions avec ferveur le Bon Dieu de sa protection durant ces jours terribles. Les engins nous ont frôlés. Des balles et des éclats sont trouvés en divers points de la maison.

          MARDI 29 AOÛT

          Nuit incroyablement calme. On dort peu : les nerfs ont été trop à l'épreuve !
          La famille des policiers a couché dans des chambre du 2° pour permettre d'aménager la maison sinistrée.
          Les deux Edmond partent courageusement pour Marseille à pied.
          L'après-midi, passage de troupes nord-africaines et de tanks en file impressionnante.
          A Saint-Antoine, les femmes qui ont couché avec les Allemands sont rasées sur la place, ... et le reste !!!!
          Nos maris nous rapportent des nouvelles de la ville. On s'y est durement battu. Dans notre quartier, Castellane, le Prado ont été le théâtre de combats très vifs. Dans les ruines de Cluny, la bataille a été acharnée. Des marins Allemands qui s'y étaient retranchés ayant refusé de se rendre ont été tués jusqu'au dernier.
          Au 6° étage de notre immeuble du 132, Prado, un obus a éclaté dans la cuisine des BONNARD. Les F.F.I. enfonçant les portes se sont embusqués dans nos chambres du 8°. L'appartement des MALCUIT a été saccagé. Les habitants ont passé 8 jours dans la cave.
          Nos pauvres marcheurs sont fourbus : ils ont fait pédestrement les 2 trajets, et ont dû faire un circuit par la Plaine ; la Cannebière et le centre étant barrés par le défilé des troupes. A Arenc, la route est coupée par l'effondrement du tunnel sur la voie ferrée.

          MERCREDI 30 AOÛT

          Le matin, Messe sur la place de l'Église pour les victimes de la libération du quartier. De son autel de fortune, M. le Curé prononce une allocution. Au premier rang, les officiers des unités qui se sont battues à la Viste.
          Triste spectacle du clocher ravagé ! la voûte de l'Église est crevée, le sol jonché de gravats, les flambeaux de l'autel tordus. De grosses pierres du clocher barrent le seuil. Les vitraux sont réduits à l'état de dentelle.
          Nous apprenons par M. le Curé que mon beau-frère Jean GUIBAL a disparu, nous dit-il, depuis le début de la bataille de Marseille. Monseigneur est très inquiet sur son sort. Nos angoisses sont terminées heureusement le soir même, grâce à Bernard FINE. Celui-ci pouvant circuler avec sa bicyclette est allé aux renseignements à l'Évêché. Il a vu Monseigneur DELAY dans sa résidence qui lui a appris la tragique aventure du Curé de la Cathédrale. Ayant été trouvé dans la crypte avec sa domestique et un ménage de gardiens par une patrouille allemande, il a été suspecté d'espionnage, emmené avec ses compagnons d'infortune les yeux bandés, dans un local, rue Ste Pauline, où pendant 2 jours, ils ont subi explosions, bombardement... . Enfin transférés à l'hôtel de la Douane, où bientôt l'arrivée des troupes alliées les a délivrés.
          Bernard nous décrit l'aspect de N.D. de la Garde : la basilique endommagée par de nombreux éclats, ainsi que la résidence épiscopale ; le tank français, le "Jeanne d'Arc" carbonisé â proximité.
          Marseille a de graves blessures dans tous les quartiers. On raconte les bataille de rues, la guerre même dans les immeubles (notamment au Bd Baille) ; la vie de nos concitoyens dans les caves, la prise de la Préfecture par les "Forces de l'Intérieur", etc... .
          Les journaux clandestins sont sortis au grand jour. Le premier journal imprimé est "la Marseillaise". Le ton en est triomphal:. A le lire, tout va déjà très bien dans 1a meilleure des républiques ! (Français, vous avez 1a mémoire courte !!!) On exalte les F.F.I.. On stigmatise les "traitres de Vichy"... .
          Question primordiale : le ravitaillement. Dans les locaux scolaires, on attribue 200 gr. d’huile par personne (ayant versé celle-ci un peu généreusement dans la poêle, je me suis fait une grosse brûlure à la main). Egale des pâtes, des sardines en boîtes. Marches en contre-marches pour toucher ces précieuses denrées.
          Et toujours pas d'électricité ! le réseau des trams est aussi dans un état lamentable. On s’empile sur des camions à l'autostop. C'est ainsi que nous descendons en ville sur un camion de l'armée chargé de munition, Edmond et moi.
          Le parti communiste est le grand triomphateur. La faucille et le marteau s'étalent partout, ainsi que le drapeau rouge. De tout côté s'ouvrant des sections du parti. A l'Hermitage, on fête la libération par un bal communiste.
          Les arrestation de personnalités se multiplient. On saura peu à peu quels excès sont commis sous le couvert de justice : assassinats, vols, mauvais traitements dignes de la Gestapo !
          A Marseille, tous ceux qui détenaient l'autorité sont envoyés à la Prison St-Pierre. Et nous proclamons cependant la "Libération", Dieu fasse qu'elle ne camoufle pas une dangereuse servitude !
          On attend avec impatience des nouvelles des absents. Toute distribution postale a été suspendue.
          Avant de reprendre le chemin de la ville — et celui de notre appartement sinistré par le bombardement américain du 27 mai —, une touchante cérémonie se déroule à l'Hospitalière le 30 Septembre. M. le Curé vient célébrer la Messe sous la terrasse, en face des sous-sols qui ont abrité de nombreux voisins. Les FINE y avaient convié ceux qui étaient venus chercher un refuge dans leur campagne, ainsi qu'à la ferme de THABOT et à la grotte de Mouessine.
          Plus de 50 d'entre eux répondent à leur invitation, y compris les OLIVE revenu de la ville pour la circonstance. Les chants populaires sont dirigés par Isabelle et par moi-même. Charles sert la messe. Nous prenons l'initiative d'une quête pour la restauration de l'église : ce sera la première souscription.
          A l'offertoire, M. le Curé invite les assistants à remercier 1e Bon Dieu et la Vierge de leur protection.
          Au pied de la Vierge, en pyramide, Charles a rassemblé un amas de mitraille, nous n'avons pas eu de peine à ramasser sur quelques mètres carrés de la terrasse.
          Chacun est heureux de se retrouver dans une atmosphère enfin apaisée, après avoir vécu côte-a-côte cette semaine tragique. M. le Curé a vraiment traduit les sentiments de tous en adressant, après Dieu, nos remerciements aux maîtres de céans dans la demeure a été au superlatif : "hospitalière" !

          JULIETTE GUIBAL