Voyage en Suisse par Léonie Fine - Août-Septembre 1890  Suisse 1890
Les photos de cette page ne font pas partie du carnet. Elles sont importées d'internet.
Cliquez sur les photos pour agrandir
Voir la carte du voyage

Du 25 août au 17 septembre 1890

Carnet n°4 - Voyage en Suisse par Léonie 25 août - 17 septembre 1890 avec Benjamin, Alfred et Clotilde

Lundi 25 Août 1890     Marseille / Chambéry

Nous craignons pour cette journée une chaleur tropicale ; or, un orage ayant eu lieu dans la matinée, nous partons avec le froid, par la ligne de St Antoine à Grenoble. Route bien belle, bien pittoresque, mais que le brouillard nous cache en partie ! Froid de loup, pluie, vent, tempête ! Nous sommes seuls en wagon jusqu'à Grenoble, en profitons pour laisser percer l'exubérance de notre joie ! A Grenoble, grand complet ; l'intimité de deux familles complètement étrangères l'une à l'autre un instant auparavant, rend nos messieurs muets comme des carpes ! Route ravissante jusqu'à Chambéry ; y arrivons à 7h. Hôtel de la Paix en face de la gare, restaurant bon, chambres très médiocres, lits bons. Il pleut !

Mardi 26 août 1890    Chambéry / Albertville / Moutiers / Bourg Saint Maurice

Lever à 4h. Départ en chemin de fer à 5h½ pour Albertville où nous déjeunons à 7h. Route délicieuse ! Que la Savoie est donc jolie ! Nous sommes plus entrain qu'hier. Si ce n'est l'ennui d'être séparée de mes 5 fillettes, que je serai contente ! Départ d'Albertville à 8h en landau pour Moutiers. Que nous sommes bien tous les quatre ! Nous ne nous contenons pas d'aise bien que le temps se couvre ; il pleut même un moment. Une couverture de voyage, achetée à Albertville, nous préserve d'un froid piquant ; la neige est tombée la nuit dernière, tous les sommets environnants en sont couronnés. Le trajet est surtout pittoresque au début. On travaille à une voie ferrée, Moutiers est enfoncé dans un vallon circulaire, les hauteurs l'environnant de tous côtés. Bien qu'il nous semble être au bout du monde, la table d'hôte à l'hôtel de la Couronne est de 55 couverts. Nous y sommes à 11h½ . Visite à la cathédrale. Grande vicissitude pour une voiture, elles sont toutes prises ! Enfin, un bon homme, à l'air jovial, nous promet un mauvais break attelé d'un plus mauvais cheval encore ! Route de Moutiers à Bourg Saint Maurice en 4h ½ ; départ 2h½ ; vallée de l'Isère, belle, vue du Mont Pourri ou Thuria, couvert de neiges éternelles. Notre bon cocher, Mr Bock, est dans l'admiration de nos maris et du costume d'Alfred ; quand ces messieurs mettent pied à terre, il ne tarit pas sur leur compte, ce qui nous divertit fort, Clotilde et moi ! Tous les gens paraissent braves, nous parlons au cantonnier, à un indigène monté sur son mulet. Arrivée à Bourg St Maurice à 7h , tout pavoisé à cause de l'arrivée du gouverneur de Lyon, le général baron Berge. Il est descendu au même hôtel que nous : l'hôtel des Voyageurs tenu par Mr Mayet, une illustration de la localité, ce qui est ébouriffant c'est Mme Mayet avec sa coiffure des jours de fête, toute reluisante d'or, avec trois pointus avançant, l'un sur le font et les de autres sur les tempes. Dîner en même temps que tous les officiers de la localité, et il y en a beaucoup, vu la présence de deux généraux à Bourg ; le général de Fougerol de Grenoble arrive de Tignes. Le gouverneur vient visiter deux forts qu'il fait construire sur les hauteurs voisines. Promenade au clair de lune.

Mercredi 27 Août 1890    Bourg-St-Maurice / Col du Petit St Bernard / Prè-St-Didier / Courmayeur    [carte]

Lever à 5h. Départ de Bourg-St-Maurice en même temps que le gouverneur Berge qui retourne à Moutiers. 6 h ½ de voiture, montée en lacets de plus en plus grands jusqu'à l'hospice du Petit Saint Bernard. Vue très étendue sur la vallée de l'Isère, le beau Mont Pourri et Ruitor. Bon dîner à l'hospice ; un bon abbé y habite toute l'année, il mène cette vie solitaire depuis 1859 ! Il parait que depuis lors, il a eu 4 ou 5 fois de la neige jusqu'à la toiture, plus élevée qu'un 3ème étage. Le thermomètre ne monte pas plus haut que 20 degrés et descend jusqu'à 35 !... Le temps, splendide ce matin, se couvre tellement que nous partons rapidement à 4 heures ; le versant italien, d'abord moins beau que le français, devient sauvage et très beau. De Prè-St-Didier à Courmayeur, 1 h ¼ . Arrivée à 7h½ : hôtel du mont Blanc. Bon. Hôtelier dort en vous parlant et vous souriant. Coucher à 11h.

Jeudi 28 Août 1890     Courmayeur / Glacier de la Brenva / Aoste    [carte]

Lever tardif à 7h. Temps couvert. Adieu l'ascension du Crammont ! J'éprouve une fureur contre ce temps : être venus à Courmayeur pour voir le Mont Blanc, c'est contrariant. De 8h½ à 4h½ , promenade pédestre avec un jeune guide au chalet du glacier de la Brenva ; traversons la Dora qui se divise en deux branches, l'une vient du col Ferret, l'autre du col de la Seigne. Voyons et entendons 4 avalanches au glacier de la Brenva. Admirons un plan en relief de la chaîne du Mont Blanc fait par un ancien guide nommé Froment, admirablement bien fait. Retour avec le soleil, la pluie, les tonnerres et le brouillard ; aussi, malgré la meilleure volonté du monde, renonçons-nous à toute excursion et partons-nous pour Aoste à 3h¼ dans un landau découvert où nous bravions la pluie afin de ne rien perdre des points de vue de cette ravissante vallée de la Doire qui mugit et roule ses eaux dans le fond. Cascades, prairies ondulées, arbres de toutes sortes, villages, châteaux, églises, ruines, tout semble s'accorder pour produire les surprises les plus variées et les plus gracieuses aux yeux émerveillés des voyageurs ! Si les nuages n'eussent caché les sommets du Mont Blanc et de ses subalternes, rien n'aurait manqué au tableau enchanteur offert à nos yeux ! Le seul glacier du Ruitor nous montre ses neiges éternelles! Voyons la vallée qui mène à Cogne où le roi a ses chasses royales, un ancien château restauré avec quatre tourelles appartenant au comte de Castiglione, un autre, très grand, rendez-vous de chasse du roi. Arrivons à Aoste à 6h½ , hôtel de la Couronne, y dînons très bien, mais est arriéré pour le confortable et le luxe dans les chambres ; il y a à côté de la gare un nouvel hôtel : hôtel royal Victoria dont Baedeker ne fait pas mention et qui vient de s'ouvrir dernièrement, il sera certainement le meilleur de la ville. Visite à la tour du Lépreux, intéressante et touchante. Monument à l'adresse du roi Victor Emmanuel en costume de chasseur ! Dîner à 8h. Coucher à 10h½ . Nous avons trouvé à la poste de Prè-St-Didier la 1ère carte postée de Noëlie, les enfants vont toutes très bien.

Vendredi 29 Août 1890    Aoste / Milan    [carte]

Lever à Aoste à 7h½ ; il pleut plus que jamais, le ciel est tout gris ; aussi, avec Clotilde, nous adonnons-nous à la correspondance tandis que Benjamin et Alfred vont visiter les autres curiosités de la ville. Déjeuner à 10h.x Départ pour Milan à 11h en chemin de fer ; nous renonçons aux lacs Majeur et Lugano à cause du temps. Nous retournons tous volontiers à Milan. A 5h½, arrivée, toujours de la pluie. Hôtel de France sur le corso Victor Emmanuel, très bien. Courons au Dôme ; admirons, faute de jour pour l'intérieur, l'extérieur, il parait toujours plus beau ! Flânons dans la galerie Victor Emmanuel ; dînons au restaurant Biffi, reflânons, prenons des glaces ! Nous sommes tous les quatre heureux et contents de nous retrouver à Milan, nous nous trouvons chez nous ! Coucher à 10h½ .

Samedi 30 Août 1890    Milan / Côme / Bellagio / Colico / Chiavenna    [carte]

Lever à 5h½ . A 6h½ au Dôme dont nous faisons l'ascension ; toujours plus beau ; galeries de marbre, statues innombrables, le tout en marbre découpé comme de la dentelle. Vue des Alpes, surtout du Mont Rose. Temps moins couvert, bel arc-en-ciel, espérons qu'il sera le pacte d'une réconciliation entre le ciel et nous ! Prions au tombeau de St Charles Borromée pour tous les Charles et Coralie. Quel immense et superbe monument ! Départ à 7h½ en chemin de fer pour Côme ; arrivée à 8h¾ . Sur l'impériale de l'omnibus tous les 4 au bateau. Notre départ de Milan avait été très émotionnant ; Benjamin, malgré son aptitude pour les langues, ne se fait pas clairement comprendre et on lui délivre 8 billets, il s'agit de se défaire de la moitié ! Tandis que nous nous installons dans notre compartiment avec Clotilde, Alfred et Benjamin courent chez le chef de gare, très obligeant d'ailleurs, qui répare cette erreur ! Elle ne nous oblige qu'à un second déménagement pour monter en 1ère . A Côme, bateau Como très beau ; navigation charmante, arrivée à Bellagio vers les 11h. Temps splendide : ascension et promenade à l'hôtel Serbelloni dont le parc, plongeant sur les deux bras du lac, est très pittoresque. Il est d'ailleurs pour nous quatre plein de doux souvenirs. Déjeuner à 1 h à l'hôtel : Genazzini délicieux à tous les points de vue, d'abord très réconfortants car nos estomacs criaient famine, fort agréable avec son installation sur la terrasse, sous une treille épaisse. Après déjeuner, jetons du pain à de petits poissons qui frétillent par milliers sous nos yeux, au pied de la terrasse. Un nègre en pêche deux sous nos yeux, ce qui fait la joie de deux enfants qui nous font regretter les nôtres ! Hélas, départ à 2h ; temps toujours splendide. La partie septentrionale du lac de Côme nous parait encore plus riante que la méridionale ; arrivée à Colico à 5h½ . En omnibus à la petite station de la gare ; une ligne va à Sandrio, l'autre à Chiavenna, c'est celle-là que nous prenons. Route dans une vallée serrée, le fond marécageux. Les montagnes hautes, nues et sauvages. La vallée est de plus en plus dévastée. La voie passe sur des rochers noirs, tous entassés dans la vallée, on dirait le chaos. Les montagnes deviennent circulaires, c'est là que se trouve Chiavenna, dans une position unique, c'est grandiose, triste et sauvage. Ces messieurs vont arrêter une voiture pour demain, Pontresina, puis courses en tous sens dans la ville pour savoir l'heure de la messe. Trouvons enfin, en frappant à une porte, dans un recoin impossible, un charmant petit abbé nous demandant un petit sacrifice sur notre sommeil : il faut nous lever à 4h pour la messe de 5h. Rentrée à l'hôtel Couradri, le seul, mais bon. Dîner à 8 h en table d'hôte. Promenade hors la ville. Quel air sinistre a cette ville ! Bonnes nouvelles de nos enfants. Rions beaucoup d'un certain monsieur belge qui, au lieu de Coire, dit Chur, personne ne le comprend ! Coucher à 10h.

Dimanche 31 Août 1890     Chiavenna / Col de Maloja / Saint Moritz / Pontresina    [carte]

Lever à Chiavenna à 4h pour la messe de 5h; église sombre, la messe se dit dans une obscurité profonde, l'autel seul est éclairé, les femmes mettent toutes leur châle sur la tête, restent à genoux tout le temps, même à l'Evangile; à partir de l'élévation, litanies de la te Vierge chantées sur un très joli air. Au retour, déjeuner à l'hôtel Couradi, puis départ à 6h½ avec la pluie, dans une grande berline à 6 places que nous gardons ouverte une grande partie de la route à cause de la beauté de la vallée, malgré la pluie ! Je quitte la triste et sombre ville de Chiavenna avec bonheur ! Notre vallée suit le cours de la Maira, châtaigniers. Passons en Suisse. Notre route dite Col du Maloja au val du Bregaglia. Si les nuages n'eussent voilé toutes les splendeurs que nous entrevoyions, nous aurions joui de toutes les splendeurs de la plus luxuriante végétation jointe à toute la majesté des montagnes et des glaciers. A midi arrêt à Casaccia pour le déjeuner, il y fait un froid de loup. La route fait une suite de lacets dans un site enchanteur au milieu des bois mais le brouillard étend de plus en plus son voile épais autour de nous. Au col du Maloja , 1818 m d'altitude. Nous voici dans l'Engadine, un magnifique hôtel est sur ce plateau élevé ; le brouillard se dissipe légèrement et nous permet d'apercevoir les jolis lacs de Sils, de Silvaplana, de Lampfer et de St Moritz, les pins sont beaucoup moins beaux et moins rapprochés qu'au Maloja, mais les prairies, d'un vert clair, entourant les lacs, et une seconde ceinture de hautes montagnes couronnées de neige et de glaciers en font un tableau enchanteur. L'Inn sort d'un lac pour passer dans l'autre, les villages sont riants. La vallée a la même altitude que le Righi. Arrêt à St Moritz les bains. Hôtels splendides, bains, allons à une jolie petite église protestante, redescendons devant les plus jolis magasins dont les devantures sont attrayantes. Remontons en voiture pour Pontresina, route de plus en plus enchanteresse ; arrivons à peu près sans pluie à 5h½ . Hôtel Enderlin magnifique ; nos deux chambres communiquent, jouissent de vue du glacier du Roseg et ont tout le confortable possible, la mienne a même un balcon. Faisons toilette pour la table d'hôte. J'avais étrenné ce matin ma casquette, elle m'a rendu bien service. Belle table d'hôte d'environ 60 couverts, nous sommes 20 à peu près par table. Il pleut dans la soirée, aussi montons-nous dans ma chambre faire soirée, éclairage a giorno avec nos quatre bougies, sommes très entrain et faisons des vœux pour avoir beau temps demain ! Que nous sommes bien ici, nous voudrions y séjourner avec nos enfants.

Lundi 1er Septembre    Pontresina / St Moritz / Pontresina    [carte]

Lever à 5h½ ; la neige tombe avec abondance, nous nous recouchons jusqu'à 7h½ . Voilà tous nos projets à l'eau, il y a bien une épaisseur de 0.25 c. de neige. Le thermomètre est descendu à 9 au dessous de glace, aussi n'avons-nous rien à faire ; achats de photographies ; promenade jusqu'au bout de la rue, mais on a les pieds dans l'eau ; rentrée à 11h pour déjeuner puis nous nous installons dans le salon de conversation, on y lit, écrit, joue du piano ; nous en jouissons seuls pendant le déjeuner en table d'hôte. Nous regardons avec Clotilde de très jolies gravures tandis qu'Alfred et Benjamin vont à la poste, ils en reviennent les mains vides mais très décidés à aller à pied à St Moritz ; en conséquence nous allons nous habiller chaudement et débutons par achats de guêtres dans la ville. Voyons en passant des messieurs et des jeunes filles descendre des montagnes russes, ce qui nous donne une folle envie de les imiter. On rit aux éclats quand on est simple spectateur, jugez de ce que ce doit être lorsqu'on est acteur ! Mais partons pour St Moritz par les bois. De la neige jusqu'à mi-jambe, nous marchons vaillamment pendant 3 heures, revenons du lac de St Moritz, nous sommes trop trempés sans parapluie, nos manteaux ont soutenu très fermement cette épreuve, nos casquettes aussi, car Clotilde a acheté une casquette, mais nos pieds sont trempés. Rentrée à l'hôtel à 5h½. Nous sommes obligées, avec Clotilde, de donner à sécher tout ce qui était sur nous ! Notre course, au milieu de la neige dans la forêt, eut été pleine de poésie sans nos pieds qui étaient trempés ! Ce soir, c'est avec plaisir que chacun se change pour faire toilette avant la table d'hôte ; ce soir, c'est Benjamin qui a Bismarck pour voisin ; Clotilde a un gentil petit jeune homme d'une quinzaine d'années, son père, à la fin du repas, nous dit qu'il est français comme nous et qu'il est poursuivi par le mauvais temps depuis 8 jours, aussi va-t-il regagner la France ; il est du midi. Alfred et Benjamin ont pris goût au salon de conversation, aussi allons-nous y passer une heure ; Benjamin lit un journal de Paris pendant que nous regardons des albums ; autour de nous on joue aux dominos, au trictrac, au trieste, et, dans le salon à côté, grande hilarité ! on se fait des farces avec des boules de neige ! Montés dans nos chambres, nous récitons ce soir le chapelet en zigzagant dans nos 2 chambres. Coucher 10 heures.

Mardi 2 Septembre 1890    Pontresina / Samedan / La Punt / Bergün / Col Albula / Alvaneu / Wiesen    [carte]

Réveil plein d'émotion, le temps doit décider de notre sort ! Alfred et Benjamin, après mûr examen du ciel, commandent le départ mais, autre émotion, il n'y a plus de voiture disponible, tout le monde quitte l'Engadine, les nuages font peur ! Nous nous préparons tout de même, descendons déjeuner et avons la bonne fortune d'apprendre, avant de nous être désespérés, qu'une voiture a été trouvée ! Départ à 8 h du bel hôtel Eberlin ; laissons Pontresina sous la neige ; passons à Samedan, La Punt et prenons la magnifique route de l'Albula que nous n'oublierons de notre vie. Le froid est vif et piquant, le vent nous fouette le visage en nous envoyant des flocons de neige, chacun se blottit et se masque ; à force de se couvrir, Clotilde ne dit plus un mot dans la crainte de se refroidir, on n'aperçoit que le bout de son nez ! Au col à midi. La neige monte aussi haut que notre landau, des cantonniers sont venus déblayer la route, nous sommes entourés de glaces et de neige. Le thermomètre doit bien descendre à 8 ou 9 au dessous de zéro. Nous sommes ébahis de la beauté sévère de ce col, la neige y ajoute encore plus de splendeur ! Descendons la vallée du Diable, remplie de noirs rochers recouverts de neige, traversons de magnifiques forêts de pins et de mélèzes. A 1h¼, arrêt à Bergün pour déjeuner, toujours au milieu de la neige ! Epais brouillard, pluie fine. A Alvaneu, laissons notre Albula pour suivre la belle route du Landwasser. La route monte dans une vallée étroite et devient très belle près de Weisen où nous arrivons à 7h. Nous croyions arriver dans un trou ; sans hôtel Wiesen est un trou, mais, bel hôtel Bellevue, nous y sommes très bien, il est très confortable. La table d'hôte composée d'une dizaine de personnes est presque finie quand nous arrivons. Il fait un froid de loup, les poêles sont allumés comme dans l'Engadine. Soirée dans un petit salon, décidons d'aller coucher. Demain à Coire.

Mercredi 3 Septembre 1890    Wiesen / Davos / Klosters / Landquart / Ragaz / Pfafers / Coire (Chur)    [carte]

Lever à 5h. Quittons Wiesen à 6h½ . Décidément nous sommes réconciliés avec Wiesen dans un très joli site, notre hôtel est bien installé. Remontons dans notre landau de Pontresina, notre cocher ne comprend pas mieux le français. La route est magnifique : en quittant le village, elle surplombe le Landwarser ; plus loin, la vallée s'élargit. Enfin sous le brouillard perce le soleil, depuis samedi nous ne connaissions plus ses rayons. A Davos platz à 8h½ . Nous prenons à 9h18 le chemin de fer pour Landquart, la route descend une montagne en lacets jusqu'à Klosters ; de là route très inclinée jusqu'à Landquart ; en changeant de train, voyons un cerf tué la veille aux bagages. A Ragaz allons pour prendre une voiture pour Pfafers ; notre entrain est changé, la route est effondrée ! Ici on est dans la désolation par suite des temps affreux de ces jours derniers. Promenade dans la Kurshaal, déjeuner restaurant modeste, près de la gare. Départ à 4h½ en chemin de fer. A Coire à 5h½ , hôtel Luckmamir. Recevons une nombreuse correspondance, très intéressante. A la cathédrale ancienne, fermée. La ville, dans une jolie position, dominée par des montagnes boisées, mais non encaissée. Dîner en table d'hôte. Demain renonçons à la route de l'Oberalp, elle est impraticable, les pluies ont fait des dégâts immenses : à Ragaz tout le mode était ému.

Jeudi 4 Septembre 1890    Coire / Thusis / Via Mala / Thusis / Coire / Wädenswil / Einsiedeln    [carte]

Lever à 4h, nous voulons, avant 2h½, aller jusqu'à la via Mala. Notre voiture, au lieu d'être prête à 5h, par suite d'un malentendu, n'est là qu'à 6 h moins ¼. Nous pestons tous plus ou moins pendant cette attente, Clotilde va admirer des galops à qui les mérite, Alfred est d'un calme platonique. Enfin cocher et chevaux nous font oublier ce retard impardonnable, mais heureusement réparable ! On ne peut pas se faire une idée des dégâts faits sur cette route par suite des pluies de ces jours derniers ; les torrents ont tout effondré, des ouvriers réparent les buches. La route est réellement dangereuse ! Nous suivons le Rhin et sommes à Thusis à 8h¼. A pied tous les quatre à la Via Mala jusqu'au second pont en 3 h et retour ; cette route, qui est celle du Splugen, est de toute beauté, les rochers s'élèvent à pic à une hauteur de 500 mètres. Le Rhin se trouve resserré et encaissé à 88 m en dessous d'un 2ème pont. Les pluies ont rendu le chemin abominable. A 11h½ déjeuner à l'hôtel Rhetia. Départ à 11h½ pour Coire ; il fait froid, quelques gouttes de pluie. On nous dit à Thusis que la route de l'Oberalp est réparée ; cependant continuons à retourner à Core où sont nos bagages. Nous changeons notre itinéraire, au lieu d'aller à Zurich, nous irons coucher à Einsiedeln. Départ de Core en chemin de fer à 2h½, jolie route, lac de Walenstadt et de Zurich, arrêt à la station de Wädenswil ; prenons une petite barque et allons faire un joli tour sur le lac de Zurich. A 6h½, dînons en vue du lac sur la terrasse de l'hôtel de l'Ange. Départ à 7h½ en chemin de fer. Malheureusement il fait nuit. Arrivée à Einsiedeln à 8h¼. Ces messieurs vont en courant à l'hôtel du Paon nous arrêter des chambres, il y a beaucoup de monde ! Avec Clotilde, en omnibus, faisons des vœux pour que ces messieurs arrivent avant nous et nous sommes logés.

Vendredi 5 Septembre 1890    Einsiedeln / Brunnen /Altdorf / Amsteg    [carte]

Lever à 6h, grand messe à 7h ; je regrette de n'avoir pas lu, avant d'y arriver, la notice sur N.D. des Ermites, j'aurai eu, je le crois, beaucoup plus de dévotion. Chant des Bénédictins ; visitons et prions : la chapelle miraculeuse rappelle celle de Lorette. Vue du cloitre, des salles destinées aux étrangers, portraits de grandeur naturelle de différents princes, entr'autres Napoléon III et l'impératrice Eugénie ; déjeuner à l'hôtel du Paon ; la famille Ferrand Rouvière était à Einsiedeln. Partons à 9h pour Brunnen, très jolie route, un peu plus bas que le plateau principal ; à Brunnen, montons à l'hôtel Axenstein en ¾ d'heure, vue splendide ! Déjeuner au restaurant à cause du maigre! Tout est beau ! L'hôtel, la position ! Vue splendide ! Nous gardons notre cocher pour aller à Amsteg, il est allemand, mais très gentil, faisant tout au monde pour nous faire comprendre le nom de chaque sommet ! Jardins enchanteurs. Quittons à 3h ce ravissant endroit et prenons la belle route de l'Axenstrasse qui longe le lac des Quatre Cantons, elle nous enchante ; à Altdorf, visite de l'église, voyons la statue de Guillaume Tell ; apercevons la magnifique montagne du BrisTenstoch, arrivée à Amsteg, à l'hôtel de l'Etoile ou du Nord. Pas de promenade sur la route de Goeschenen, admirons la route du chemin de fer du St Gothard ; voyons passer un train. Dîner à 8h. Coucher à 9h½.

Samedi 6 Septembre 1890    Amsteg / vallée de Maderan / Amsteg    [carte]

Lever à 6h. Départ à 7h pour la vallée de Maderan ; Clotilde et moi sommes à cheval, ma jument s'appelle Jacki. Alfred et Benjamin ont un cheval à eux deux, mais ils en usent modérément. Le chemin de la vallée de Maderan passe sous le pont en fer du chemin de fer du St Gothard à Amsteg. La route monte en lacets très raides ; trottons avec une joie indescriptible, Clotilde et moi, dès que la pente est moins raide ; la vallée est en fête, c'est celle du village, aussi rencontrons-nous tous les habitants se rendant à l'église. La vallée est belle. Arrivée à l'hôtel Schweizer Alpenclub à 10 h. A pied dans la montagne pour voir le glacier de Hüfi, on est entouré de hautes montagnes couvertes de neige. Nos sentiers sont entourés de neige, retour, arrêt dans les bois à un lac en miniature sur lequel naviguent deux dames en petite barque, puis sur un banc dans une jolie position. Notre promenade a duré 2 heures. A 1 heure, dînons en table d'hôte. A 3 heures, retour, nous trottons avec délice. Arrivée à Amsteg. Bock sur la terrasse de l'hôtel sous une treille. Achats de divers objets. Récupération du courrier, une lettre d'Elisa donnant de très fraiches nouvelles des enfants, une bien gentille de Marie de Samatan et une très intéressante de Noëlie.

Dimanche 7 Septembre 1890    Amsteg / Wassen / Goeschenen / Fluëlen / Lucerne    [carte]

Lever à 6h½ pour la grand messe de 8h¼. Toujours beaucoup de piété chez les habitants, les hommes à droite de l'église, les femmes à gauche, la plupart nu-tête. Prières et prône en allemand, grand messe bien chantée, le prêtre dit la messe pendant le chant du Credo. Ce qu'il y a de particulier pendant la messe, c'est le défilé de femmes, puis d'hommes, allant déposer leurs aumônes sur l'autel. Départ d'Amstag à 9h½. Notre hôtel de l'Etoile ou du Nord n'est peut-être pas le meilleur. Remontons en voiture la vallée de la Reuss jusqu'à Goeschenen où nous sommes à midi ¼. la vallée très belle au point de vue de la nature, l'est peut-être encore plus du point de vue de l'art. Nous admirons ces chefs d'œuvre du génie humain dans la construction de la ligne du St Gothard. A Wassen, jouissons du passage d'un train; dîner au buffet de Goeschenen. Départ en chemin de fer à 2h½ pour Flüelen où nous prenons le bateau à vapeur pour Lucerne. Les bords du lac, enchanteurs, je les ai trouvés plus beaux que la première fois ! (Cf. Voyage en Suisse septembre 1888). Arrivés à 6h. Ce soir nous courons dans trois hôtels, nos chambres ne donnant pas sur le lac ! Nous échouons à l'hôtel du Righi où nous avons deux chambres, l'une sur une petite rue, l'autre sur une cour ! Allons revoir le Lion de Lucerne ; promenade sur les quais. Que le lac est joli, avec toutes ces lumières de différentes couleurs! A 7h¼, table d'hôte, très bien, sans la lenteur du service, il y a un monde fou, et du monde comme il faut. Coucher 10h.

Lundi 8 Septembre 1890    Lucerne / Alpnach / Stansstadt / Stans / Engelberg    [carte]

Lever à 6 heures ; départ en bateau pour Alpnach ; Alfred et Clotilde ont failli le manquer, enfin tout est bien qui finit bien ! Temps gris, brouillard épais. Descendons ½ heure après à notre station Stansstadt. Déjeuner à un petit hôtel, puis en voiture pour Engelberg. A Stans, mettons pied à terre pour admirer le groupe d'Arnold de Melchtal et des deux autres penseurs de la liberté de l'Helvétie. Entrons à l'église, elle est comble à cause de la fête de la Nativité! On prêche en allemand, tout le monde est debout ; cette fête est chômée ; hommes et femmes ne parcourent que les chemins des églises et tous en habit de fête. Les hommes ont de jolies blouses, bordées en perles ! Les femmes ont deux sortes de coiffure très curieuses : les unes ont deux carrés en nickel serrant leurs cheveux nattés bas derrière la tête et très serrées, les autres ont une sorte de grosse flèche qui traverse leurs cheveux relevés de chaque côté et plantée au milieu d'un cercle en soie blanche, imitant une natte. Notre route est splendide, la vallée de l'Aa, tout ce que l'on peut imaginer de plus riant. Le brouillard est si épais et si bas qu'il semble nous écraser, il se déchire une seconde pour nous laisser entrevoir des splendeurs. Partis de Stanstadt à 8h½ nous arrivons à midi à Engelberg ; descendons à l'hôtel Engel, modeste, mais on y est très bien, la nourriture seule est un peu ordinaire. Achats entr'autres de guêtres et de casquette ! A l'abbaye des bénédictins ; leur église me plait infiniment avec toutes ses peintures. Table d'hôte à midi ½. J'ai comme voisin de table un abbé précepteur d'un charmant petit garçon de 8 à 9 ans, qui pourrait bien nous faire faire quelques pêchés d'envie ! Nous décidons de coucher ici, espérant demain avoir le soleil pour passer le col. L'après-midi, promenade au bout du monde, puis à la belle cascade du Tätschbachfall , retour par une très belle route. Trois blonds enfants nous suivent en chantant, nous alternons avec eux nos airs français et suisses. Retour à 6h pour quelques achats. Chapelet à l'église des Bénédictins. A l'hôtel pour diner à 7h. Des anglaises me séparent du gentil petit garçon à l'air si éveillé et si intelligent ; l'une d'elle me dit quelques mots en français ! Soirée très occupée comme toujours ; coucher à 9h½.

Mardi 9 Septembre 1890   Engelberg / Col du Joch / Engstlenalp / Im-Hof   [carte]  [détail montée au col]  [carte 09-10 Sept]

Lever à 5h. Départ d'Engelberg à 6h½, tous les quatre à cheval pour passer le col du Joch ; nous avons cinq guides, il y a entre les trois grands, deux camps, l'un d'eux est grognard et nous fait l'effet de Pierre, notre vieux paysan, car, avec cela, il est d'un dévouement et d'une prudence inouïs ! Nous montons rapidement avec un ciel d'une pureté admirable, la vue s'étend de plus en plus sur la vallée d'Engelberg, le Titlis apparaît de plus en plus. Nous sommes à l'hôtel Hess, en haut de la Pfaffenwand, 1790 m, à 8h½ ; guides et chevaux se reposent, ces messieurs se rafraichissent, avec Clotilde, nous mettons notre temps à profit d'une autre manière. C'est, en général, de cet hôtel que partent les touristes pour faire l'ascension du Titlis. Hier 15 sont montés, on les suit de l'hôtel avec des lunettes d'approche. Le second coup de collier pour arriver au col du Joch où nous arrivons à 10h, est raide. La neige devient si abondante qu'un homme ne suffit plus pour l'enlever avec une pelle ; nos guides lancent nos chevaux, le mien, qui est le premier, s'enfonce dans la neige jusqu'au poitrail, je saute à bas de ma monture. Les précipices sont si dangereux que chacun en fait autant, et nous voilà tous gravissant péniblement le col, 2208 m, avec de la neige jusqu'aux genoux, car, bien qu'elle soit gelée, elle ne résiste pas toujours sous nos pas. Des lacs se trouvent de chaque côté du col, le Titlis montre sa croupe arrondie. A 11h nous sommes de l'autre côté du col, à l'Engstlenalp, à l'hôtel Immer. Vue splendide du Wetterhorn ! Déjeuner simple. A 1h nous partons non sans peine, tous nos guides veulent venir avec nous, tandis qu'il ne reste que le vieux grognard, son fils et leurs deux chevaux. Chacun en prend un par la bride et nous voilà descendant à pas de tortue. La bisque s'en mêlant, nous mettons pied à terre avec Clotilde et faisons une partie de la vallée d'Engstlenbach ; les prairies sont courtes, les pentes peu raides. Si ce n'était la vue des montagnes, rien d'extra. Enfin des bois commencent, 2 h après le départ et la route est charmante jusqu'à Im-Hof où nous arrivons à 5h. Nos guides se sont rassérénés en vue de l'appât de notre journée de demain. Ils nous ont même laissé trotter. Descendons au petit hôtel Hof, simple, presque chalet, mais très bien situé. Vue délicieuse et grandiose à la fois ! Recevons des lettres nombreuses, nous nous trouvons comme chez nous ! Nous décidons de remplacer le Faulhorn par le Genergrat.

Mercredi 10 Septembre 1890    Im-Hof / Guttannen / Meiringen / Brienz / Lauterbrunnen    [carte]   [carte 09-10 Sept]

Lever 5h½. Vue ravissante de nos chambres. Quittons Im-Hof,en voiture à 7h ; équipage modeste, surtout comparé à celui que nous avions il y a deux ans, dans cette même vallée de l'Aar ; cette année elle me parait beaucoup plus sévère, les rochers sont noirs et souvent à pic ; le fond seul est boisé. A Guttannen à 8h½. Laissons là la voiture, ces messieurs à pied, Clotilde et moi à cheval, à la Handeck. Y arrivons en 1 h 20 m ; nous sommes malheureusement très pressés pour admirer cette belle chute de l'Aar ; je l'ai trouvée encore plus belle ! Retournons tous les quatre à pied à Guttannen en 1 h 20 mn, bien rapidement ! Déjeunons à l'hôtel de Guttannen, en repartons à 1h moins ¼ et sommes à 2h½ en gare, à Meiringen, où nous nous retrouvons en pays civilisé. Chemin de fer pour Brienz ; là, en bateau, sur le joli lac de Brienz, jusqu'à la dernière station où nous apercevons le chemin de fer de Lauterbrunnen, il nous tente, et nous le prenons au lieu d'aller à Interlaken. Route délicieuse mais moins agréable qu'en voiture, tout se voit moins bien, soit la délicieuse vallée de Lauterbrunnen, soit la Jungfrau. Nous mettons ¾ d'heure. A Lauterbrunnen, hôtel de Steinbach, jolies chambres ayant une vue magnifique sur le Jungfrau et sur le Staubbach ! Achats !... Dîner. Coucher à 9h½.

Jeudi 11 Septembre 1890    Lauterbrunnen / Mürren / Stechelberg / Lauterbrunnen / Interlaken / Därligen / Merlingen /
                                            Beatenberg
      [carte]

Lever à 6h. A 7h¼ départ pour Mürren à cheval, montée très raide, arrivée à Mürren à 9h, hôtel des Alpes, très beau, vue splendide, pas la Jungfrau proprement dite, mais l'Eiger et le Monch et toute la chaîne des Alpes bernoises depuis l'Ebnefluh, si joli dans sa blancheur canonique, jusqu'au Breithorn et plus encore ! Nous faisons une petite ascension délicieuse avant déjeuner, il ferait bon vivre ici en famille. Quelle vue superbe ! Il faut la voir pour se faire une idée de ce magnifique panorama ! A 11h½ quittons Mürren à regret. Quelle descente à pied ! Quelle dégringolade pendant 1 h ½ ! Nous nous grillons d'abord à un soleil de plomb puis traversons cascades et forêts, toujours sentiers à pied, et arrivons, Clotilde ayant roulé, tous rendus, exténués, au fond de la magnifique vallée de Lauterbrunnen, au village de Stechelberg. Là une voiture nous attend et nous mène en une ½ heure à Lauterbrunnen, en passant devant je ne sais combien de belles cascades, entre autres celle du Staubbach. De 1h½ à 3h courons dans toutes les boutiques pour nos achats. A 3h, en chemin de fer, quittons Lauterbrunnen. Route délicieuse. Arrivons à 3h½, 4h à Interlaken; là, véritable course au clocher. Prenons d'excellentes glaces tous ensemble puis dispersion générale dans tous les sens de la ville et nous retrouvons en gare à 6h. En chemin de fer vers le lac de Thonne, à Därligen, lac très joli. Arrivée à Merlingen à 7h. En chemin de fer-funiculaire, effrayant de rapidité, pour Saint Beatenberg. Arrivée à 7h½ . Bel hôtel Kurhaus. Nous sommes tous ahuris de notre journée si mouvementée.

Vendredi 12 Septembre 1890     St Beatenberg / Spiez / Frutigen / Kandersteg     [carte]

Lever à 6h¼ . Vue splendide de notre chambre, donnons sur un grand balcon. Travail de romain jusqu'à 8 h pour faire entrer dans nos valises la collection d'objets achetés à Interlaken. Déjeuner à l'hôtel à 9h (il y avait des queues). Le quittons à 9h½ pour reprendre le fameux chemin de fer de la veille si effrayant, il est à pic, c'est le plus raide que nous ayons vu ; il fait une courbe et le trajet se fait en 12 minutes. A la station de Saint Beatenberg, prenons le bateau pour traverser le gracieux lac de Thonne ; débarquons à Spiez. Allons à la poste pour l'expédition de nos valises, une dame et sa fille nous renseignent avec un calme britannique ! En landau pour Kandersteg, 4 h ½ de route. Très joli coup d'œil sur le vallée peu après Spiez , au pied du Niesen. Chemin malheureusement très poudreux. Arrêt à Frutigen pout déjeuner : prenons notre maigre repas sous une galerie vitrée, il y fait frais. Une famille française dîne à l'autre bout. A 2h nous nous remettons en route ; vue splendide sur le Bluemlisalp, les nuages descendent et nous la cachent de plus en plus ainsi que les montagnes environnantes. Suivons la Kander. Arrêt pour voir le joli petit lac bleu dans un site très pittoresque ; nous y naviguons un instant, ces eaux m'ont rappelé celles de la grotte d'Azur à Capri ! Revenons par de délicieux sentiers ! La route monte en serpentant ; la vallée, d'abord gracieuse, devient sévère et tout-à-fait inhabitée. A 4h½ arrivons à l'hôtel de la Gemme qui nous parait au bout du monde. Nous habitons à la chambre n°1. Alfred fait une apparition soudaine derrière notre armoire ! qu'il faut remettre en place pour fermer la communication. Ces messieurs vont se promener pendant que nous écrivons ; puis parties de trictrac avec Clotilde au salon ; prions à 7h½, dîner maigre. A 9h coucher. Kandersteg ne comprenant que quelques chalets disséminés dan la vallée, qui n'ont rien d'attrayant, il vaudrait mieux ne partir de Spiez qu'à 1 heure, ce serait suffisant.

Samedi 13 Septembre 1890    Kandersteg / Loèche-les-Bains / Loèche (Leuk) / Viège      [carte]

Lever 6h moins ¼ . Brouillard épais. Quelle contrariété pour notre ascension ! Départ à 7h½ . Jusqu'au 1er hôtel la brume empêche de rien distinguer, puis, tout-à-coup, il se dissipe et apercevons deux montagnes avec glaciers à notre gauche, l'Altels et un autre. ½ heure d'arrêt à cet hôtel. Tout est dévasté autour de nous, point de végétation, rien que des pierres et de la terre. Longeons le lac de Daube, très sale. Il fait froid au col ; quelques restes de neige. Arrivons à l'hôtel de la Gemme, après 3 h ½ d'ascension et 1 h d'arrêt, il est 11h. Tout à coup les nuages violement chassés en tous sens par le vent, nous permettent de voir l'immense chaîne des Alpes du Valais, dont la Dent blanche parait la cime la plus élevée. Laissons nos chevaux et mules, y compris une vieille Lisa, 20 ans ! Déjeuner dans une salle vitrée d'où ce panorama splendide s'offre à nous avec une explication très intéressante des sommets ! Quel froid du côté du nord, nous sommes à 2300 m d'altitude. A midi ½ descendons, non plus avec nos mulets, la descente dangereuse n'est permise qu'à pied, pas même avec nos guides. Un jeune homme, qui a lié conversation avec Benjamin ce matin, les remplace ; il est avocat, étudiant en médecine, en théologie, de plus maître d'école, guide, conducteur, pasteur, cocher, etc. Nous ne craignons pas, malgré tous ces grades, de le surcharger de nos courroies, sacs, manteaux et châles, il disparaît sous notre étalage ! Descente à Loèche-les-Bains, à 800 m, en dessous du col en 2 h, à cause de nos haltes et de la frayeur extrême de Clotilde qui marche à pas de tortue. Rien ne peut être comparé à ce chemin comme hardiesse ! Dans un rocher à pic et haut de 600 m, on a taillé un sentier souvent en saillies qui aboutit, après force lacets, à Loèche-les-Bains où nous allons nous rafraichir à l'hôtel Bellevue, visiter une piscine, faire l'achat d'une canne pour Benjamin. A 3h½ , en voiture dans la jolie et curieuse vallée de Loèche, pont pittoresque sur la Dala ! Jolis villages ! Arrêt à Loèche Ville, chapelet à l'église ; arrivons à Loèche-Susten à 5h½ ; promenade en attendant le train de 6h10. Arrivée à Viège à 7h. Table d'hôtes, nous sommes six personnes Hôtel de la Poste bon. Recevons lettre d'Albert, de Noëlie et de Gabrielle qui a bien envie de nous revoir, pauvre fillette. Coucher 10h.

Dimanche 14 Septembre 1890    Viège / St Nicolas / Zermatt / Riffelalp / Riffel      [carte]    [carte Zermatt-Gornergrat]

Lever à 6h½ pour la messe de 8h. Temps splendide. A la grand'messe, église pleine d'hommes et de femmes, c'est très édifiant. Toujours la mode de ces horribles chapeaux à rubans noirs, les coquettes les ont bordés de dentelles dorées, d'ailleurs cette mode tombe. A 10h¼ , en chemin de fer à St Nicolas, 1 h ¼ de trajet, chemin de fer à crémaillère : nous sommes sur la plate-forme de derrière, ce qui permet de très bien voir ; en fait de sommets, d'abord le Weisshorn ! Un bon vieux de la localité fait ce trajet pour la 1ère fois, avec un intérêt indescriptible. Déjeuner à St Nicolas. A midi départ en voiture à Zermatt où nous arrivons à 3h¼ : vue splendide de l'audacieux Cervin et d'innombrables glaciers ! Nous apprenons en route le tragique événement, arrivé avant-hier au Cervin : deux guides et un touriste ont péri dans l'ascension du Cervin et ont été empotés dans une tourmente. Nous rencontrons en voiture la mère, la sœur et l'oncle du touriste qu'on a inhumé hier à Zermatt, plus loin nous passons devant la voiture menant à Zermatt. La mère et la sœur d'un des guides dont l'enterrement aura lieu demain ; en apercevant ce terrible Cervin, la pauvre mère se voila la face de ses mains, puis elle prie les bras croisés sur la poitrine, c'est déchirant ! … A cheval de Zermatt au Riffel en 2 heures. Entre Riffelalp et la Riffel, ma mule rue sur le cheval de Benjamin qui aurait pu tomber dans le précipice, et m'envoie promener sur son cou, heureusement je ne me casse pas le pied resté dans mon étrier ! Quelle vue de ce Riffel ! Le Breithorn et le Cervin sont encore éclairés pas le soleil ! Temps admirable ! A table, un jeune homme à la main coupée, entre en conversation avec nous ; il est ici depuis le mois de juin.

Lundi 15 Septembre 1890    Riffel / Gornergrat / St Nicolas / Viège / Sion      [carte]    [carte Zermatt-Gornergrat]

Lever à 5h, il fait froid ; grâce à une bouillotte dans mon lit, j'ai passé une excellente nuit ! le temps est splendide. A 6 heures, départ pour le Gornergrat. Le thermomètre est à glace ! Pendant le premier ¼ d'heure, j'éprouve un découragement complet à cause d'une suffocation qui cesse à propos de rien. 1 h ¾ du Riffel, 2569 d'altitude au Gornergrat, 3136 m ; pente ménagée, neige gelée, nous y passons peu dessus.



Vue de plus en plus étendue ! Restons une heure au sommet, au milieu des glaciers et de 17 sommets ayant plus de 4000 m d'altitude et 11 ayant plus de 3000 ! Déjeunons au milieu de toutes ces splendeurs, buvons en suçant de la neige. Le Mont Rose étonne moins que l'imposant Cervin, que l'énorme Breithorn ! On est entouré de neige et de glaciers ! Descente en 1 heure du Gornergrat au Riffel où nous arrivons à 9h½ . Nous nous sommes légèrement égarés. Avec le télescope, distinguons 3 ascensionnistes au Cervin, ces malheureux sont presque au sommet ; la tragique mort de leurs prédécesseurs, jeudi, n'a pas entravé leur projet. En 1 h 50, toujours à pied, à Zermatt. Descendons en riant, chantant, nous taquinant ! Nous sommes enchantés du beau temps pour notre ascension au Gornergrat, pas un nuage ! et légers comme des oiseaux en songeant que chacun de nos pas nous ramène chez nous. Déjeuner à l'hôtel du Cervin, on a vu les ascensionnistes au sommet du Cervin, il y a ¾ d'heure. Départ dans deux petites voitures à 1 cheval pour St Nicolas, de midi ½ à 2h½ ; il ne faut rien moins que la charmante compagnie de son mari, pour faire trouver agréable un trajet dont les horribles cahots disloqueraient les membres des plus robustes constitutions ! Adieux au Breithorn et au petit Cervin qui ferment la vallée. En chemin de fer de 3h10 à 4h, de St Nicolas à Viège, route très intéressante. A Viège, changeons de train pour Sion où nous sommes à 6h¼ . La journée était trop belle pour se finir ainsi, à la poste, mauvaises nouvelles ! Une lettre de Noëlie nous apprend l'horrible effroi que Gabrielle leur a donné dans la nuit de jeudi à vendredi, fièvre et délire ! Enfin, samedi elle était bien. Et le bras démis ou cassé de Madeleine ! Nous sommes déconfits, démontés. Dînons et couchons à l'hôtel de la Poste. Que ne pouvons-nous en partir ce soir encore !

Mardi 16 Septembre 1890    Sion / Saint Maurice / Evian / Annecy / Aix-les-Bains / Culoz / Lyon      [carte]

Lever à 4h½ pour partir à 6h moins ¼ . Sion reste inconnu pour nous, hier nous n'avions pas le cœur de ne rien voir après les mauvaises nouvelles reçues. La nuit nous a tous calmés, bien qu'elle n'ait été brillante pour personne ! A Saint Maurice, achetons des croissants pour notre déjeuner. Au Bauvent, changement de train. A Evian à 9h, droit à la poste. Une dépêche très rassurante sur l'accident de Madeleine, rien de Gabrielle : point de nouvelles, bonnes nouvelles ! Aussi quelques achats dans la grande rue. Promenade aux bords du lac. A 10h, déjeuner à l'hôtel de la Paix. Départ à 11h. D'Evian à Annecy, déception, d'abord la route que je connaissais depuis La Roche-sur-Foron, me parait beaucoup moins jolie, puis rien vu du tout du Mont Blanc dans les nuages. Or la vue que nous devions en avoir, devait être superbe ! amers regrets ! A Annecy à 2h pour la douane, rien de plus que la douane française, surtout faite par une femme ! Nous sommes légers et contents d'arriver demain ! Décidément, la Savoie perd à être vue après la Suisse ! A Aix-les-Bains vers les 4h ; flânons deux heures, achats dans diverses boutiques, Clotilde, qui ne le connaissait pas, est enchantée ! A 6h au restaurant de la Renaissance, à l'hôtel du Louvre : petit dîner fin, on n'y boit que du Bordeaux et du champagne. A 7h, en chemin de fer pour Lyon par Culoz. Hélas à Lyon, compartiment complet.

Mercredi 17 Septembre 1890    (en train, Lyon / Marseille)

Malgré notre nombre de 8, je dors comme dans mon lit ! J'arrive avec un bonheur inouï. A Marseille à 6h, prenons le train de St Antoine. Marie-Thérèse de Clapiers monte avec nous. En gare de St Antoine, trouvons, malgré l'heure matinale, Salvat, Noëlie, Marthe, Jeanne Amélie. A la campagne, joie indescriptible en revoyant les enfants !