Voyage en Suisse par Coralie Salles - Septembre 1888
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Carte du voyage - Les moyens de transport
Du 02 au 18 septembre 1888 Carnet sous forme de lettre rédigée par Coralie Salles (agée de 37 ans) relatant le voyage effectué en Suisse avec Benjamin Salles (son frère, agé de 40 ans) et Léonie Salles-Fine (sa belle-sœur, agée de 35 ans). Lundi 3 Septembre – Annecy, Hôtel de Verdun Ma chère Marie, Je m'étais promis de ne jamais insérer jamais aucun souvenir de voyage, il n'est donné qu'à la jeunesse de confier ses impressions au papier, l'autre âge doit les garder pour soi, du reste il n'a point de peine à se taire car les impressions sont loin d'être à 35 ans ce qu'elles sont à 20 et une fois le bel âge passé, on ne retrouve jamais cet entrain, cette émotion de l'âme, cet enthousiasme que je ressentis jadis dans mes voyages. Un poète, Goethe je crois, a dit que pour bien peindre il faut tremper le pinceau dans son cœur, il doit en être ainsi pour écrire, si la plume ne trempe point dans le cœur tout récit devient froid, mais il faut encore que le cœur ait des flammes à communiquer ; à mon âge toute flamme a perdu sa chaleur, son éclat, elle ne couve plus que sous la cendre des tristesses. Oh ! les belles années de la jeunesse. Oui je vous regrette, non pour les bonheurs que vous m'avez donnés, mais pour les impressions, rires et enthousiasmes que vous procuriez à mon âme… Voilà un long préambule, ma chère amie, il était nécessaire pour vous expliquer ce que vous appelez de l'indifférence. Non mon cœur n'est point insensible, l'affection, à notre âge, gagne en solidité ce qu'elle perd en sentiment et je vous donne en correspondant à votre désir, une des plus grandes preuves d'amitié ; il y a longtemps que ma plume était silencieuse, elle ne reprend vie qu'au contact de votre affection et à celui d'un des plus beaux spectacles de la nature…… Nous partons donc le Dimanche 2 Septembre à 11h ½ du soir. Nos billets circulaires nous mèneront jusqu'à Roche sur Foron, pour nous reprendre à Modane. Benjamin et Léonie viennent dans la soirée, faire les adieux aux restants et prendre leur compagne de route. Malgré le confort de notre wagon de 1ère que nous occupons seuls, malgré les mille petits soins pris pour faciliter un parfait repos, nous ne pouvons dormir ; plusieurs fois aux stations la porte s'ouvre brusquement, nous sommes dans les transes ; pour éloigner tout importun, aussitôt que s'arrête le train, je tousse sur tous les tons, imitant les quintes nerveuses d'une coqueluche ou la toux plaintive d'une personne languissante ; le stratagème réussit à merveille. Il faut nous hâter, le chef-lieu de la Savoie ne manque point de curiosités et le temps est court. Nous courrons au berceau de la Visitation, la chapelle, la maison, la chambre de Sainte Jeanne de Chantal, tout est conservé à peu près à l’état primitif, c’est dans cette petite chapelle que le saint fondateur donna l’habit à la baronne de Chantal. Nous ignorons le motif pour lequel on ne visite plus la chambre de la sainte, les religieuses auraient-elles eu quelques désagréments ? A la suite d’autres pèlerins plus dignes, aurions-nous peut-être pénétré dans ces lieux vénérables ? Un ecclésiastique de notre ville, plus heureux que nous, a visité la maison, les jardins, c’est à lui que j’emprunte les détails suivants : « la maison n’a qu’un étage, l’aile droite, la seule ancienne, renferme la chambre de Sainte Jeanne de Chantal, on y voit suspendu un ex-voto d’ancienne date, peint sur bois, représentant Saint François de Sales et les deux mères Fabre et Bréchard sollicitant la guérison de la sainte fondatrice gravement malade, la cheminée est dans son état primitif, elle porte un écusson avec 7 croix rappelant sans doute les 7 premières mères de l’ordre. Nous aurions volontiers parcouru la cour et les jardins qui ont été foulé par Saint François de Sales quand il venait donner des avis aux religieuses de l’ordre naissant. La petite maison que nous voyons est tout ce qui reste de ce vaste monastère de la Visitation ». De cette magnifique église de la Visitation où eurent lieu en 1444 les solennités de la canonisation de Saint François de Sales et, deux cents ans plus tard, celles de Sainte Jeanne de Chantal, il ne reste que le souvenir. Des hôtels, des maisons particulières occupent l’emplacement de ces lieux vénérables, depuis un siècle dure cette profanation, les bons habitants d’Annecy s’occupent de racheter et de restaurer le sanctuaire et le couvent ; une société est installée, les souscriptions sont nombreuses, le succès est, dit-on, presqu’assuré, on parle d’une fête réparatrice pour le 25 mars 1893, centenaire de l’œuvre sacrilège de 1793. Pendant la nuit du 26 mars, en pleine Terreur, les religieuses de la Visitation sommées de quitter leur couvent ne veulent point abandonner les dépouilles de leurs saints fondateurs, elles sont transportées au château de Duingt, propriété de la famille de Sales, elles n’y restent pas longtemps. On s’aperçoit que les châsses sont vides ; un commissaire suivi de gens armés, se rend au château, les reliques rentrent en triomphe dans leurs premières demeures ; ce sont les chefs révolutionnaires qui leur décernent cet honneur dont ils règlent eux-mêmes l’ordonnance et payent tous les frais ; c’était sous la Terreur, les prêtres sont exilés, l’église du couvent devient une caserne, les reliques n’y sont plus en sureté. Elles sont, de part l’autorité civile, transportées à la cathédrale et confiées à la garde de l’évêque constitutionnel ; les fidèles, se méfiant de la piété des autorités révolutionnaires, emportent les vénérables dépouilles, substituant à leur place 2 squelettes retirés des caveaux et revêtus des ornements des saints fondateurs. Les corps déposés non loin du canal, dans la maison Amblet, ne sortent de leur cachette qu’après le Concordat et sont rendus à la vénération publique le 28 mars 1804. Ce sont les dépouilles vénérables, objets de l’amour et du respect des ennemis mêmes de l’Eglise, que nous voyons dans l’église actuelle, c’est un large vaisseau à trois nefs, style grec, chargé de marbre, de dorures, de fresques ; nous profitons des derniers rayons du jour pour voir, derrière l’hôtel, la châsse de Saint François de Sales, en argent doré, soutenu par des anges, le saint est revêtu des ornements épiscopaux, 32 lampes d’or brûlent jour et nuit autour du sanctuaire. Sainte Jeanne repose dans la nef latérale de gauche, sa châsse est plus petite que celle de Saint François de Sales, elle porte le costume de son ordre mais la robe est en velours, la ceinture et le voile en soie. La ville que nous parcourons à pas précipités a un cachet d’ancienneté, son ancien évêché, l’église de Notre Dame sont remplis aussi de souvenirs de Saint François de Sales, toute la ville est embaumée, je crois, des parfums de la vertu de ce saint car nous rencontrons partout de l’aménité, de l’affabilité, soit de la part des petits enfants auxquels nous demandons quelques renseignements, soit de la part de l’individu qui nous indique l’heure du départ des bateaux. Nous regrettons que ces heures ne puissent nous convenir, devant quitter Annecy à 9h ½ , nous commandons une voiture pour 6h du matin afin de faire un tour au bord du lac avant le départ. Le dîner à table d’hôte me paraît éternel ; je meurs de fatigue et gagne avec bonheur ma petite chambre et, après ma correspondance, je vais m’étendre avec volupté dans mon lit avec la triste perspective d’un lever très matinal. Mardi 4 Septembre - Chamonix, Hôtel du Mont-Blanc Annecy est encore enveloppé dans les ombres de la nuit que déjà nous sommes sur pieds, le thermomètre nous avertit que le temps est froid ; pendant notre toilette, l’aube se lève et nous promet une belle journée, manteaux et couvertures se déroulent et, encapuchonnés comme des anglaises, nous faisons en voiture le tour oriental du lac, il a 14 lieues de longueur, 3 de largeur, il est dominé à l’est par la montagne de la Tournette et entouré de vertes prairies et de délicieuses villas. Nous traversons plusieurs villages que nous nomme notre cocher, La Tour, maison de Campagne où est mort Eugène Sue, 1857, Chavoires, maison habitée par J.J. Rousseau, Veyrier, au pied d’une montagne couronnée de rochers, Menthon, patrie de Saint Bernard, fondateur du grand et du petit Saint Bernard. Sur la rive est, on distingue Talloires, célèbre par son abbaye, fondée au XVème ; sur la rive occidentale, au point où le lac se rétrécit, Duingt, château avec vieille tour et belvédère que l’on croit avoir appartenu à la famille de Sales. Un bon déjeuner réchauffe nos estomacs un peu gelés pas notre glaciale promenade. A 9h ½ , le train se dirigeant sur Genève nous emporte pour nous laisser, 2h après, à la Roche-sur-Foron où nous devons prendre la diligence de Chamonix ; la route descend presque tout le temps et passe sur des viaducs et sous plusieurs tunnels ; on laisse d’abord à droite le Parmelan, dont on peut faire l’ascension d’Annecy, cinq stations séparent Annecy de la Roche, je ne sais plus à laquelle nous faisons retentir les échos de nos cris admiratifs, nous venons d’apercevoir le sommet du Mont-Blanc, les yeux s’écarquillent, les lunettes passent de mains en mains et nous distinguons parfaitement, au fond du tableau sur notre droite, la tête neigeuse du géant des montagnes. Mercredi 5 Septembre - Finhaut, Pension du Mont-Blanc Chamonix n'est qu'un bourg de 2450 h. qui n'a d'importance que par sa situation délicieuse dans la vallée de ce nom ; nous nous convainquons de la chose par une petite promenade matinale, on n'y trouve que des hôtels, des magasins qui offrent aux étrangers les divers trésors des Alpes. Nous achetons quelques photographies, déjeunons à la hâte car nos montures sont prêtes pour l'ascension de la Flégère ; nous partons sans nouvelle de Marseille, mais cependant gais et entrain, le temps est superbe, nos caractères seront, je crois, de bons baromètres. Il ne manque pas d'excursion à faire de Chamonix, Baedeker en enregistre deux pages. Pourquoi choisissons-nous la Flégère ? Parce que notre itinéraire le veut ainsi. Nous n'avons pas lieu de nous repentir de ce choix car nous jouissons d'un coup d'œil féérique sur la vallée de Chamonix et sur les divers sommets du Mont Blanc. A l'aide de Baedeker et du télescope, nous nous orientons parfaitement, les sommets que nous avons aperçus hier sont : le mont Joli (2670 m), les Aiguilles du Tricot, du Goûter (3873 m), le Mont Blanc, l'Aiguille du Midi (3943 m). Nous découvrons aujourd'hui le Mont Mallet, les Grandes Jorasses (4206 m), les Aiguilles du Moine, Verte, d'Argentière, du Chardonnet, plus loin, le col de Balme que prit Alfred pour aller à Tête Noire. Nous avons de la Mer de Glace une vue suffisante, si on veut la voir de près, on fait l'ascension du Montenvers (1921 m) à l'est de la vallée ; elle a 7 kms de long sur 2000 m de large. Le glacier des Bossons dont nous voyons de loin les éternelles glaces, est un des plus beaux de la chaîne. Léonie qui se nourrira, je crois, de regrets tout au long du voyage, nous montre le Brévent (2525 m) que nous aurions pu gravir à la place de la Flégère. Pas le plus petit nuage sur ce ciel si serein, toutes les aiguilles blanches s'y dessinent à l'œil nu, à l'aide du télescope, nous suivons deux caravanes faisant l'ascension du Mont Blanc, neuf petits personnages, qui ont l'air de pygmées à côté du géant des montagnes, marchent les uns derrière les autres, le premier qui doit être un guide, trace des sentiers dans la glace, pose une échelle pour traverser les crevasses ; nous distinguons parfaitement leurs faits et gestes, ils sont plus haut que les Grands Mulets, on appelle ainsi une auberge à sept heures de Chamonix où les excursionnistes vont coucher avant l'ascension du sommet. Il faut au moins trois jours pour cette excursion, elle est très coûteuse, il faut pour une personne deux guides à 100 francs et un porteur à 50 francs ; on dit que la vue n'est pas en rapport avec la peine que l'on prend pour y monter, car les objets cessent d'être distincts à 4810 m d'altitude, ce n'est point étonnant. Nous ne pouvons plus nous arracher aux charmes de ce tableau si nouveau pour nous et nous serions encore dans une muette extase si notre mentor ne nous eût rappelé à la réalité de la vie. Notre descente dans le bois se fait d'abord assez gaiement, puis elle revêt un caractère presque tragique. Je m'aperçois que nous avons oublié une partie de nos manteaux ; examen fait, mon guide est déclaré, après nous, coupable d'étourderie et sommé de remonter à la Flégère ; il regimbe d'abord puis croit pouvoir abuser de notre embarras en prescrivant la récompense à donner. Benjamin se fâche, menace, enfin les choses s'arrangent et, une heure et demi après, nos effets oubliés nous sont remis dans une petite pension à Praz où une bonne femme à l'humeur enjoué prépare en notre honneur un rustique déjeuner, omelette, beurre, œufs à la coque servis dans de petits verres à liqueur, café au lait ; un fameux appétit assaisonne ces mets si aimablement offerts. Il est tard, la voiture qui doit nous conduire à Finhaut et qui arrive de Chamonix est à la porte depuis longtemps, attente qui mécontente furieusement le cocher à en juger à sa figure maussade qui contraste avec l'air ouvert et la face gracieuse de notre grosse ménagère, qui nous met en voiture, nous souhaitant un bon voyage ; il s'ouvre sous d'heureux auspices, le cocher arrivant de Chamonix nous a remis le courrier de Marseille, nous savourons une lettre de Clotilde donnant d'excellentes nouvelles du petit peuple de la Viste. La route que nous suivons est des plus pittoresques et des plus variées, chaque détour nous garde des surprises ; des rochers à mille découpures, Argentière dont l'immense glacier descend entre l'Aiguille Verte et l'Aiguille du Chardonnet ; des ponts hardis sur des abîmes aux flots bouillonnants. A un quart du haut du col des Montets, on se trouve sur la limite des bassins du Rhône et de l'Arve ; nous jetons un dernier regard sur la longue chaîne du Mont Blanc ; puis, nous descendons de l'autre côté de la vallée. Après le village de Vallorcine, aux maisons dispersées et un pont jeté sur l'eau noire à plus de 1000 m sur l'Arve : c'est la frontière, nous sommes en Suisse dans le Valais. Nous disons pour quelques jours adieu au beau pays de France, sans tristesse ; c'est un exil volontaire qui nous promet des plaisirs qu'il ne donne point d'ordinaire. Finhaut est dans une position unique appendu aux flancs d'un rocher, on le prendrait pour le nid du roi des airs. Nous avons une joie enfantine en abordant au joli petit chalet qui a nom : pension du Mont Blanc, nous le préférons à celui du Bel Oiseau, dont la position est moins agreste ; le ciel n'est pas en harmonie avec la sérénité de nos visages. Il se reflète sur celui de notre voiturier auquel nous donnons un rendez-vous pour le lendemain 7 h. Jeudi 6 Septembre – Viège, Hôtel des Alpes [carte] [carte gorges du Trient] Notre première action en sautant du lit est de consulter le ciel ; hélas, il est loin d'être clair. Mais il ne faut point s'arrêter à ces variations du temps et, à travers le prisme de nos idées claires et joyeuses, les rayons du soleil seront toujours lumineux ; notre cocher n'a point cet instrument enchanteur, aussi, est-il très en retard. Pendant qu'il prépare l'équipage, nous avalons un bon déjeuner. Quelques gouttes de pluie, puis de petites ondées, rafraîchissent notre descente qui s'effectue en mille lacets dans un bois très pittoresque ; près du petit village de Triquent (auj. Le Trétien) est le sentier conduisant en 43 mn aux gorges du Triège et aux belles cascades encadrées de rochers et de sombres sapins ; nous trouvons inutile de nous y arrêter, ayant dans notre itinéraire des curiosités plus remarquables. La route monte ensuite pendant 20 mn et redescend dans des rochers très curieux, mais qui offrent bien des difficultés à notre pauvre cheval, notre cocher a l'air navré des souffrances de sa bête, il la regarde avec des yeux de compassion. A Salvan, un poteau nous indique le sentier pour la cascade du Dalley, nous passons outre et, après une heure de descente par d'innombrables lacets qui passent et repassent sur un torrent au milieu des plus beaux châtaigniers que j'aie jamais vus, nous avons sur la vallée du Rhône une vue des plus étendues ; le fleuve serpentant au fond de la vallée doit ressembler à un cordon de feu aux brillants rayons du soleil. Les parois des rochers, hauts de 130 m, se rapprochent tellement à chaque coude que l'on croirait être dans une immense grotte voûtée. A l'endroit où l'on traverse pour la deuxième fois le Trient, ce courant a, dit-on, 13m de profondeur ; à l'extrémité de la galerie de bois, il forme une chute de 10 m de hauteur ; ces gorges ont trois lieues de long jusqu'en face de l'Hôtel de la Tête Noire d'où on voit le commencement (Baedeker). Le gardien de ces antres profonds nous propose de tirer un coup de pistolet ; répercuté par mille échos, le bruit est effrayant. A la sortie des gorges, un petit magasin de peu d'apparence nous offre quelques souvenirs du pays. L'heure est trop avancée pour songer à déjeuner avant le départ du train, 10h20. A Villeneuve, nous prenons le bateau pour Genève et nous admirons à notre aise le grandiose panorama du fond du lac ; du château de Chillon dont nous apercevons les tours, on doit avoir, sur le lac, une vue splendide. Je ne suis pas étonnée que ces sites enchanteurs les poètes. J. J. Rousseau leur doit ses plus belles pages et Lord Byron son poème du prisonnier de Chillon. Le ciel, couvert ce matin, n'ose point nous voiler un si beau spectacle, le soleil perçant les nuages donne aux eaux les reflets les plus changeants, dore les collines riantes et peuplées du canton de Vaud, tandis que les montagnes escarpées de la Savoie, que nous avons à notre gauche, sont dans une teinte sombre qui ajoute encore à leur majesté et contraste avec les coteaux gracieux et ensoleillés du canton de Vaud. Ces coteaux sont peuplés de nombreux villages qui sont d'un très joli effet. Vendredi 7 Septembre - Le Riffel, Hôtel du Riffel [carte] Le soleil de plomb de notre journée d'hier a produit sur nous l'effet de pavot ou d'opium, nous dormons comme des marmottes. A notre réveil, regard vers le ciel, c'est toujours notre première action, avec ce regard, s'élève notre cœur qui va au-delà de ce ciel matériel où le baromètre est toujours au beau fixe ; ce genre de prière, fervente et courte, est adaptée pour le voyage. Que nous promet le temps aujourd'hui ? Rien de bien sûr. Nous partons cependant après un bon déjeuner et une éternelle explication de notre hôtelier qui n'a point pour nous le mérite de la clarté. Il est convenu pourtant que nous reviendrons à Viège dimanche soir, au retour de notre magnifique ascension du Gornergrat. Nous voilà donc trottant, caracolant dans la belle vallée de Viège, car la route est très large, elle monte d'abord jusqu'à Stalden (834 h), village adossé à la montagne au pied de laquelle se réunissent les deux bras de la Viège et où la vallée se bifurque, puis, elle longe la montagne sur la rive gauche de la Viège, le point de vue est délicieux ; sur la hauteur, la petite église d' Embd, des pâturages tellement inclinés que les poules même ont besoin d'être ferrées pour pouvoir s'y tenir ; échelonnés ça et là, des petits chalets bien pauvres posés sur des piliers de bois ou de pierre pour les préserver de l'humidité ; au flanc de ces rochers escarpés apparaissent sur des points qu'on dirait inaccessibles de petits carrés cultivés. Le paysan du Valais est très ingénieux pour arroser son blé. Il va prendre à une grande distance les eaux d'une source élevée qu'il conduit, en dépit des obstacles, au moyen de troncs de sapins creusés, jusqu'à son champ ; la hardiesse de ces rustiques aqueducs nous étonne, ils conduisent l'eau jusqu'aux villages que nous rencontrons semés sur notre route. Arrivés à Zermatt, nous trouvons qu'il est trop tôt pour terminer la journée et, montés sur un âne, il n'y a plus de chevaux, nous faisons l'ascension jusqu'au Riffelalp, après nous être informés à l'église de Zermatt de l'heure des messes le dimanche. Le petit village de Zermatt (492 h), 1420 m, est situé dans une verdoyante vallée, entourée de forêts de sapins. Riffelalp est à 2227 m, c'est dire que l'ascension est laborieuse, même pour des ânes, le mien a l'air assommé, c'est la quatrième fois d'aujourd'hui qu'il recommence sa promenade. Il resterait, je crois, en chemin, sans la rencontre de quelques confrères qui justifient par une allure fière les noms glorieux qu'ils portent : Samson, Goliath. Les gens des montagnes s'inspirent donc des souvenirs bibliques ! Mon guide en est nourri, il possède aussi fort bien l'histoire de France et surtout celle de son pays ; je prends plaisir à entendre ces accents patriotiques me rappeler les circonstances dans lesquelles la Suisse a aidé la France. Maintenant nous ne battons plus personne, me dit-il, et pourtant nous aimons les armes, le montagnard a le goût belliqueux et le cœur honnête. J'approuve fortement l'enfant des bois et lui dis la réputation d'honnêteté et de franchise que ses compatriotes, servant en France, se font chaque jour. Samedi 8 Septembre - Viège [carte] Hélas, nos prières ne sont point exaucées ; espérant cependant contre toute espérance, le lever est matinal ; malgré le peu de jour que laissent arriver nos persiennes fermées, ce qui dénote un ciel couvert, à une élévation de 2549 m, il y a déjà longtemps que nos chambres devraient être ensoleillées, aussi, combien me paraissent pâles et tristes les bouquets de roses de ma tapisserie ; elles me souriaient hier au soir à la lueur incertaine de ma bougie et ce matin, on dirait qu'elles ont reçu toute l'eau tombée cette nuit tant la corole est penchée ! Les toilettes se prolongent, on écrit dans sa chambre ; on dirait qu'on redoute de se voir et qu'on attend que le soleil soit sorti de son paresseux sommeil ; enfin, nous nous rencontrons dans le salon autour du foyer commun ; le noir du ciel se reflète sur nos figures toujours si sereines, celle de Léonie a des reflets de véritable tristesse, la mienne de simples contrariétés. Que faire en face d'une impossibilité ? …Nous consultons vingt fois le temps, dix fois notre hôtesse qui n'est pas très encourageante. Avant-hier a été, paraît-il, la seule journée de beau temps, il y a eu une série de pluies qui a rendu le Gornergrat inaccessible aux touristes et elle ne croit point que les nuages se dissipent de plusieurs jours. Nous nous consultons ensuite nous-mêmes. Léonie est d'avis de redescendre immédiatement, c'est la conclusion des conseils de notre hôtesse. Il faut renoncer alors à la plus belle excursion de notre voyage, à ces montagnes gigantesques, à ces glaciers qui nous entourent comme une blanche ceinture. Avoir perdu deux jours, dépenser plus de 200 francs, pour s'en retourner bredouilles, honteux comme le renard que le coq aurait pris, c'est la décision la plus logique mais non la plus sage. Benjamin émet l'idée d'attendre le lendemain et de courir la chance d'avoir beau temps, s'il est mauvais, nous en serons quitte pour une journée perdue ! Un jour perdu en voyage, les minutes sont des pièces d'or, notre mystification serait encore plus grande demain en face d'un ciel toujours couvert et notre mauvaise humeur déjà à son paroxysme, s'élèverait ! Je gage à la hauteur du Mont Rose. Mais aussi, quels regrets si, redescendant jusqu'à Viège ce soir, un radieux soleil saluait demain notre réveil ! … Quel désespoir … Appelée à dire ma pensée, je tranche entre les deux alternatives et j'opine pour le Gornergrat en dépit du temps. Pourquoi la malice du temps nous arrêterait-elle ? Hier, malgré la pluie, nous avons franchi plusieurs milliers de mètres, l'horizon était sombre, il est vrai, le sera-t-il autant aujourd'hui ? Le soleil a des éclairs, une minute suffit au roi de la création pour illuminer toutes les montagnes du monde, si cette minute nous était donnée ! Et l'imagination, pourquoi est-elle faite sinon pour combler les lacunes, pour suppléer aux réalités. Ne dore-t-elle point d'un reflet enchanteur toutes les choses de la vie, elle en change même la couleur, elle a, en un sens, plus de puissance que le soleil, celui-ci donne aux objets des teintes merveilleuses, les colore des feux les plus ravissants, mais l'imagination fait plus que tout cela, elle est créatrice. Aux reflets de cet astre lumineux, le panorama nous eut paru peut-être plus beau qu'il n'est en réalité, les glaciers, le Mont Cervin, le Mont Rose, les cimes élevées du Rothorn, du Weisshorn et de tous les horns de la création, auraient revêtu les formes les plus fantastiques, les couleurs les plus séduisantes. Malgré la justesse de mes conseils, ils sont rejetés. Léonie et moi nous consolons par la correspondance. Benjamin fait de fouilles dans la bibliothèque-armoire du salon. Nous assistons au départ de plusieurs voyageurs, de jeunes anglaises sous leur toilette, elles s'entortillent dans de vastes manteaux, leur tête se perd dans de profond capuchon, ainsi masquées, elles grimacent un quart d'heure devant une glace et nous arrachent, par leurs pantomimes, le premier sourire de cette néfaste journée. Après un bon déjeuner, nous prenons un porteur pour nos bagages, saluons notre hôtesse, endossons les caoutchoucs avec moins de grâce que les anglaises et nous voilà dégringolant les sentiers gravis hier avec tant de peine ; ils sont mauvais, humides, glissants, n'importe, nous allons toujours, Léonie fait une chute, elle se relève vaillamment et se met en tête de la caravane. Qui nous eut vus aurait cru rencontrer des soldats vaincus regagnant tristement leur foyer, des victimes conduites au dernier supplice. Nos têtes sont basses, nos airs résignés et mélancoliques, notre marche précipitée semble vouloir mettre de l'espace entre nous et le lieu témoin de notre humiliation. Une petite halte à Riffelalp nous fait regretter plus encore de n'avoir point stationné ici hier soir. L'hôtel est beaucoup plus confortable que celui de Riffel, la distance de Zermatt est moins grande, puis Riffelalp possède une église catholique ; nous aurions saintement employé nos longues heures d'indécision en entendant la messe car c'est aujourd'hui la fête de la Nativité. Il faut au moins sanctifier ce jour par l'acceptation des contrariétés de ce 8 septembre. A Zermatt, nous prenons une petite voiture, à Saint-Nicolas des chevaux. Benjamin fait la route à pied ; Léonie, partie à pied partie à cheval ; quant à moi, je ne quitte pas ma monture. La nuit enveloppe déjà tout le chemin parcouru quand nous arrivons à Viège au grand ébahissement du maître d'hôtel qui ne nous attendait que dimanche soir. Le repas de la table d'hôtes se ressent de nos dispositions, nous le trouvons très mauvais, nos chambres se ressentent aussi du peu d'harmonie de notre journée, elles sont petites, la mienne est enclavée dans celle du jeune ménage, ce qui n'est point commode, je suis en prison. De plus, nos toilettes sont en lambeaux, nos jupons, bas, pantalons, sont noirs comme la cheminée et donneraient du travail à tous les ramoneurs de la Savoie. Il faut remettre demain ces vêtements de boue, quelle perspective ! Il fallait bien que tout fût noir dans cette mémorable journée, nos idées ont naturellement le même temps, une mortelle tristesse nous saisit. Ah ! qui nous rendra le beau soleil de notre France, notre maison, notre famille et surtout notre garde robe et notre trousseau ? Dimanche 9 Septembre - Glacier du Rhône, Hôtel du Glacier [carte] Une bonne nuit a chassé les nuages amoncelés hier, soit au ciel, voûte azurée, soit au ciel de nos idées. Un beau soleil, insulte à notre douleur, oh ! Riffel ! Oh ! panorama du Gornergrat ! Pour vous tous, nos regrets. Pourquoi avoir suivi hier notre premier mouvement sans écouter les conseils de la raison ? Par bonheur, le ciel n'est pas si clair dans la direction du Riffel que dans la belle vallée de Viège ; espérons comme fiche de consolation que les touristes d'aujourd'hui n'ont pas plus de chance que ceux d'hier. Nous sommes très édifiés de la piété des habitants de ce petit village, la messe est entendue à genoux, par les hommes et par les femmes, la communion presque générale, on s'approche de la table sainte en égrenant le chapelet, plusieurs valaisannes sont en uniforme avec leur petit chapeau plat garni du même ruban, les habitants de Viège sont aussi laids que des veaux, ceux qui échappent au crétinisme et au goitre ont un teint jaune, blafard, un air de mauvaise santé, on attribue ces infirmités à la qualité malfaisante des eaux provenant de la fonte des neiges, à la saleté des habitants, qui contraste avec la propreté des suisses. L'allemand est la langue dominante, ce qui paraît très drôle dans un pays si voisin de l'Italie. Après la messe, un bon déjeuner, nous échangeons un cordial adieu avec notre hôte et ses gentilles soubrettes et nous filons vers les glaciers du Rhône. C'est une journée entière de voiture, avons-nous bien fait d'accepter celle-là ? Ne valait-il pas mieux prendre à Brigue les diligences qui font le service deux fois par jour ? Nos chevaux n'ont pas l'air très fringant. Le début du voyage est très heureux ; nous trouvons à la poste de Brigue un très nombreux courrier que nous savourons avec délice ; les nouvelles sont excellentes, il me semble qu'il y a un siècle que nous sommes partis et l'on ne connaît des voyageurs que des détails vus les deux premiers jours. Nous avons besoin d'un bon dîner pour dissiper notre noire humeur et le commencement de discordes que la perte des bagages fait naître dans le ménage. Benjamin déclare que nous ne quitterons le glacier du Rhône qu'après le recouvrement de nos effets, cette fois-ci son idée n'est point la meilleure, car, si nos bagages font le tour de la Suisse, nous sommes ici pour quinze jours. Que ferons-nous ici en compagnie des ours et des marmottes ? Le repas à table d'hôtes nous distrait de nos fâcheuses préoccupations, il est bon et se termine par un lait de poule décoré du nom de Mayou. Une dernière visite à la poste rembrunit de nouveau nos visages, rien, absolument rien ; une réponse payée ne met jamais plus d'une heure pour arriver nous dit l'employé. Nous confions au sommeil toutes nos sollicitudes relativement à la manière de nous préserver du froid le lendemain car ce n'est point seulement en rêve que je vois baisser le thermomètre ; en attendant de me geler demain, je me blottis sous mon édredon que je rêve être un bloc de glace et, malgré ce voisinage, je meure de chaleur. Lundi 10 Septembre – Meiringen, Hôtel du Sauvage [carte] Notre première action est une visite matinale à la poste ; nouvelle déception qui trouve nos esprits beaucoup calmes qu'hier au soir. Le temps n'est pas froid, mais nous regretterons, je crois, nos caoutchoucs. Benjamin et Léonie s'engagent à pied, je les rattrape avec deux guides et deux chevaux, notre programme est de traverser les belles vallées de l'Aar, d'Handeck, jusqu'à Guttannen, de là une voiture nous conduira à Meiringen où nous prendrons le chemin de fer jusqu'à Brienz, puis le bateau pour le Giessbach. Après avoir marché quelques minutes, on a une vue splendide sur les glaciers du Rhône et sur la route de Furka que nous suivons des yeux grâce à une diligence que nous apercevons très longtemps, elle nous fait l'effet d'une fourmi sur un Mont Blanc, elle va du glacier du Rhône à Goeschenen. Cette route, marquée d'une astérisque dans Baedeker, est paraît-il très belle ; on a sur le glacier du Rhône, sur le Galenstock, le Spityliberg, des échappées de vue magnifiques. On ne voit de tous côtés que des pics menaçants se découpant sur le bleu douteux d'un ciel douteux et, sur cet horizon, festonne le colossal Finsteraarhorn qui élance sa cime audacieuse, la plus élevée des Alpes après celle du Mont Blanc (13 450 p). Le caractère de désolation qu'offrent ces affreuses solitudes ; ces rochers renversés qui portent la trace d'une de ces terribles révolution du globe, me rappellent le chaos que l'on traverse pour aller à Gavarnie, celui des Alpes a un cachet plus sublime. Nous passons donc ce sol bouleversé, ces débris confusément entassés. L'Aar a sa source dans ces rochers déserts, son mugissement interrompt seul le solennel silence de la nature ; il ne se ressent guère de son origine car son cours est animé et gracieux. A mesure que l'on s'éloigne du Grimsel, la nature reprend graduellement de la fraîcheur et de la vie, en traversant une sombre forêt de pins je trouve que notre caravane ressemble assez à celle que Jules Verne représente dans ses images ou à celle des Robinson. Si je trouve de la poésie à me pavaner sur un joli cheval, je n'en trouve point à recevoir la pluie, qui, par ondées, arrose notre marche. Nous supportons vaillamment ce mauvais temps, personne n'ose se plaindre, mais que de regrets intérieurs donnés à nos caoutchoucs, à nos bons châles qui eussent empêché l'air humide de pénétrer jusqu'à la moelle des os ; sur nos figures, pas un signe de contrariété ; rien ne trahit les sentiments de l'âme, nous serons héroïques jusqu'au bout. mais nous renonçons à y voir les arc-en-ciel que produit le soleil en se reflétant sur cette écume argentée car le roi de la création est absent. La nature est déjà si belle ! Que serait-elle éclairée par un rayon de cet astre ! Le déjeuner nous donne une bien faible idée des talents de la femme de feu, désespérant de satisfaire nos appétits aiguisés par une course matinale, nous demandons des œufs à la coque ou sur le plat ; on dirait que nous parlons grec ; depuis que l'auberge de la Handegg existe, on n'a jamais servi aux voyageurs que des omelettes ; à toutes nos explications, la soubrette ne répond que par des offres d'œufs battus. La contemplation de la belle vallée de la Handegg nous console du déjeuner écourté, l'aspect en est plus riant que celui du Grimsel, elle est plantée de beaux arbres et offre quelques habitations, on traverse souvent le cours de l'Aar que l'on côtoie sur de gracieux petits sentiers. Un curieux personnage marche devant nous, il porte un costume de pèlerin, regarde beaucoup, veut interroger un troupeau de chevaux qui font autour de lui mille bonds gracieux ; ce doit être Baedeker ou le juif errant à en juger par la désinvolture de sa marche, on dirait qu'il n'a fait que ça toute sa vie. Cette descente à Meiringen est un des meilleurs souvenirs de notre voyage ; fatigués par plusieurs heures de marche ou de cheval, préoccupés du mauvais temps, peu réconfortés par le déjeuner de la Handegg, nous trouvons un indicible bienêtre à allonger enfin nos jambes, à jouir d'un ciel plus clair et à repaître nos âmes d'un magnifique panorama qui se déroule à nos yeux comme les verres d'une lanterne magique. Notre Jacquot nous donne force explication que nous comprenons peu, ce que nous voyons suffirait pour jeter en extase les âmes les moins contemplatives. Notre voiture s'arrête devant une auberge à Finstere-Schanche, on nous baragouine je ne sais dans quelle langue, nous comprenons qu'il faut descendre pour voir quelques curiosités. Baedeker n'en mentionnant aucune, nous restons en voiture tandis que Benjamin partage avec le cocher une bouteille de bière. Nous arrivons à temps à Meiringen pour prendre le chemin de fer de Brienz mais nous changeons notre itinéraire. Le site de Meiringen est si enchanteur, l'Hôtel du Sauvage si confortable, que nous couchons à Meiringen. Si le temps est beau demain, nous commençons nos excursions des Alpes bernoises par la Grande Scheidegg, s'il fait mauvais, nous allons par Brienz à Interlaken, une ville nous offrant plus d'agréments que les montagnes en cas de pluie. L'hôtelier est fort aimable, il met pour demain tous ses chevaux à notre disposition et nous engage à aller visiter ce soir les gorges de l'Aar, nouvellement découvertes, ce qui explique le silence de Baedeker. Ces gorges sont plus belles encore que celles du Trient. On marche au moins 20 minutes entre deux monstrueux rochers, sur une galerie de bois suspendue sur l'Aar, on entend que le bruit du torrent roulant au fond de l'abime, on est saisit d'une certaine frayeur en ne sentant qu'une légère planche entre soi et ces eaux impétueuses grossies dans leur course par plusieurs cascades. Au fond des gorges, nous nous trouvons à l'endroit où notre pauvre guide voulait absolument nous faire descendre. Nous comprenons maintenant son insistance. Nous croyons que la bière de Finstere-Schanche a fait tourner la tête au vieux bonhomme ; nous le trouvons assis sur la route et nous attendant, il vient se plaindre de n'avoir pas son argent. Nous sommes sûrs cependant que Benjamin lui a donné, outre l'or qu'il a encore, un billet de cinquante francs qu'il ne trouve plus, son compagnon que nous avions laissé à Guttannen et qu'il est allé quérir comme renfort nous avoue que le plaignant s'adonne à la boisson ; celui-ci avoue être entré dans une taverne depuis qu'il a reçu sa paye ; le billet a donc été ou perdu ou volé. Nous le regrettons mais nous ne pouvons être responsables de la conduite de nos guides. Nous constatons une fois de plus qu'il serait mieux ordonné de payer les patrons et de ne donner aux guides que les étrennes. Mardi 11 Septembre – Interlaken, Hôtel Jungfrau [carte] Vous voyez, ma chère amie, par la date de ma lettre, que le mauvais temps entrave encore notre marche. Nous renonçons donc à la Grande Scheidegg et, de très bonne heure, le chemin de fer nous conduit à Brienz. Là, nous prenons le bateau pour le Giessbach ; le lac de Brienz a des rives très riantes et très pittoresques, malheureusement elles sont encore dans la brume. Le temps assez humide fait donner un nouveau regret aux courroies égarées dont nous n'avons aucune nouvelle. Nous touchons à trois ou quatre villages avant d'arriver au Giessbach dont nous apercevons, grâce à une éclaircie, les magnifiques cascades et les hôtels perchés, un chemin de fer funiculaire nous conduit à celui du Giessbach à 94 m au dessus du lac. Ce chemin de fer a deux wagons attachés aux deux extrémités d'un câble, celui qui descend fait monter l'autre. Avant de commencer nos emplettes, nous utilisons notre fin d'après-midi pour une promenade au petit Rugen, beau parc à ½ h d'Interlaken ; nous ne le parcourons pas en entier, mais ce que nous voyons suffit pour donner une idée de sa beauté et de son étendue, une foule de petits sentiers serpentent dans la forêt et offrent aux voyageurs fatigués des bancs fort rustiques baptisés de noms très baroques et de quelques nus. On a une échappée de vue magnifique sur la Jungfrau, la vallée de Lauterbrunnen, le lac de Brienz ; malheureusement, le temps est très couvert et ce voile de vapeur nous cache toutes ces beautés. Il faut se contenter d'admirer ce qui nous touche : le parc, ses gracieux détours et contours et la variété infinie d'arbres qui entremêlent leur feuillage, on dit que toutes les espèces poussant en Suisse sont reproduites. Tandis que nous redescendons, donnant un regret au temps couvert, nous voyons une famille anglaise qui grimpe au point le plus élevé pour jouir du coup d'œil qu'on n'a pas ; peut-être en faveur de ces gracieuses miss, les nuages s'écarteront-ils un instant pour éclairer le comble de la naïveté ou de la témérité ! La route qui redescend à Interlaken, après avoir passé l'hôtel Jungfraublick, est garnie de magasins aussi bien achalandés et moins chers que ceux de la ville. Nous voyons des tables en marqueterie qui font nos caprices, les beaux magasins du centre de la ville nous donnent plus que nous ne pouvons acheter d'objets en bois de Suisse, marbre, pierre de tous genres, bijouterie, en voyant quelques étalages, on se dirait vraiment à la rue de Rivoli et au palais royal. Ce luxe est pour tenter les étrangers très nombreux à Interlaken pendant la belle saison ; le climat est doux et agréable ; on vient y faire quelque fois une cure de petits laits ; pour les voyageurs qui ont de l'argent à dépenser, Interlaken est le point de départ d'excursions délicieuses dans les vallées et dans les montagnes de l'Oberland bernois. Benjamin et Léonie vont finir la soirée au casino, je préfère entendre la musique tranquillement assise dans ma chambre, je fais ma correspondance et essaie en vain de me reconnaître au milieu des innombrables paquets qui transforment nos appartements en un vaste bazar. Nous faisons de vrais miracles pour entasser dans nos valises déjà pleines les achats de ce soir. Le coucher est très tardif et, tout en m'allongeant dans des draps bien blancs, je confie au sommeil un bien malencontreux ennui. Il y a quelques jours dans une course à cheval je me heurtais le pied contre un obstacle ; résultat : petite écorchure. Au Riffel, dans notre soirée passée dans l'âtre, je me brûlais cette écorchure ; deuxième résultat : petite plaie, bas collé, pied moins alerte. Que vais-je devenir s'il me refuse demain ses services ? Mercredi 12 Septembre - Grindelwald, Hôtel de l'Ours Blanc [carte] [Panorama] Hélas, mes prévisions d'hier ne se réalisent que trop ; il m'est impossible de rentrer ma chaussure. Je cours à ma fenêtre, temps splendide, nous partons pour Grindelwald, que vais-je faire de mon pied, il est pour moi un vrai embarras, il faut pourtant que je l'emporte, je ne puis le laisser à Interlaken, l'embarras serait encore plus grand. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je ma hâte dans ma toilette, serre ma valise, organise un sac supplémentaire qui doit me suivre dans mes pérégrinations à travers les Scheidegg, pendant que nos paquets plus importants iront attendre notre arrivée à Interlaken. Sur les renseignements d'une fille de service, je cours clopin-clopant chez un cordonnier faire emplette d'une paire de pantoufles beaucoup trop larges. S'il m'arrive comme à Cendrillon ma chaussure sera ramassée, non par un prince, mais par un pâtre qui ferait publier au doux son du cor que celle qui aurait le pied aurait la main. Je profite de ma sortie matinale pour m'entendre avec un voiturier que j'envoie à l'hôtel pour parler à Benjamin, ce qui fait faire la grimace au concierge que Benjamin venait de charger de la même commission ; il reçoit contre-ordre, nous pouvons ne pas nous gêner car nous n'avons pas à nous louer de cet hôtel, nos chambres sont jolies, mais, hier soir, arrivés trois minutes en retard pour le dîner de la table d'hôtes, un domestique très maussade nous a dit qu'il était trop tard et que le dîner servi à part se payait un franc de plus. A huit heures une voiture à un cheval nous emporte sur la route de Lauterbrunnen. Avant de quitter Interlaken, nouvelle visite à la poste, pas de nouvelles des objets égarés, mais nombreux courriers de Marseille que nous dévorons. Nous n'apercevons qu'à peine le chemin que nous parcourons, il se rétrécit et entre dans une gorge étroite traversée par la Lütschine ; à droite s'élève à pic le Rothenfluh ; notre voiturier nous signale le rocher du Méchant portant une inscription rappelant qu'au Moyen-âge ce lieu fut ensanglanté par un fratricide ; la vallée s'élargit ensuite et se bifurque ; la vallée de gauche où coule la fameuse Lütschine noire et au fond de laquelle se dresse le Wetterhorn remonte jusqu'à Grindelwald, c'est la route des voitures, elle est pittoresque et bien boisée, mais moins poétique que celle que nous suivons. La vallée de Lauterbrunnen compte une infinité de petits ruisseaux limpides tombant en cascades et dont la réunion forme la Lütschine blanche, elle tire son nom de ses nombreux cours d'eau Lauter, pur, et Brunnen, fontaine. Le village est gracieusement assis au bord de la Lütschine (806 m) dans une vallée à peine large d'un ¼ de lieue, le soleil n'y paraît pas avant sept heures en été ni avant midi en hiver. C'est là que nous laissons notre véhicule, le cheval est dételé, harnaché, et me présente bientôt une bonne selle anglaise sur laquelle je m'installe comme sur un bon fauteuil. Benjamin et Léonie prennent les devants et, pendant qu'un second cheval s'apprête, je reçois les confidences de l'aubergiste : ces pauvres populations ne vivent absolument que des voyageurs, les langues font leur richesse, aussi, sa fille, parlant l'allemand, a-t-elle été d'abord à Genève apprendre le français, elle est dans ce moment auprès d'un pasteur à Londres pour apprendre l'anglais, ainsi, même sa fille sera un trésor, placée dans un grand hôtel, elle gagnera beaucoup d'argent. Hélas, on retrouve partout cet amour du lucre, la misère de ces populations est très grande, on la juge à ces demeures si pauvres, à ces enfants déguenillés qui demandent l'aumône. Dans les prairies qui entourent le village de Wengen (1319 m) paissent des troupeaux de chèvres et de vaches, le joyeux carillon de leurs énormes clochettes a une mélodie qui s'harmonise parfaitement avec le doux son que de petits bergers tirent d'une longue cornemuse et que nous renvoient les nombreux échos. Il semble que je rêve en me voyant au milieu de cette belle nature alpestre que je ne connaissais jusqu'ici que par la description de quelques auteurs. Je comprends qu'elle inspire les artistes. Elle influe sur les natures les moins poétiques. Les nôtres sont saisies d'admiration quand, installés sur la terrasse de la Jungfrau à la Wengernalp, nous voyons s'élever devant nous, scintillant aux rayons d'un magnifique soleil et caché sous son voile éternel de neige, la magnifique Jungfrau (4147 m), une des plus belles montagnes de la chaîne des Alpes, soit par sa découpure éminemment pittoresque et les vastes développements de sa base, soit par le caractère de grandeur de ses accessoires. Nos montures sont reposées, nos guides lestés par un bon déjeuner, nous trois émerveillés mais non rassasiés, l'âme est insatiable des beautés de la création, nous quittons avec regret la Wengernalp, nous devons arriver ce soir à Grindelwald, il ne faut point s'endormir dans les délices de Capoue, délices d'un tout autre genre … Le temps est superbe, Léonie et Benjamin peuvent jouir du plaisir de la marche, mon pied m'oblige à ne point quitter mon cheval, c'est du reste un charmant compagnon, doux, docile, intelligent, comprenant l'honneur de sa mission. Tout à coup, au milieu du silence du désert, un craquement suivi d'une détonation prolongée par les échos se fait entendre ; notre guide nous signale une avalanche, nous regardons, avide d'un phénomène si nouveau et nous voyons se détacher de la montagne à une très grande hauteur et se précipiter, avec le fracas de la foudre, une énorme masse de neige qui tourbillonne sur le flanc des rochers tandis que l'avalanche descend dans la vallée et produit de loin l'effet d'une cascade ; plusieurs détonations se succèdent en peu de temps. Il paraît que ces phénomènes se produisent souvent sur ce versant de la Jungfrau, elle est protégée sur le versant du Valais par le glacier d'Aletsh mais de ce côté-ci son abord est tellement escarpé que la neige ne s'y peut arrêter, c'est le long de ces parois immenses que gronde fréquemment la foudre des avalanches. Quarante minutes après avoir quitté l'hôtel de la Jungfrau, nous sommes au sommet de la Petite Scheidegg (2019 m), c'est ordinairement à cette auberge ou Hôtel Bellevue que se rencontrent les voyageurs qui viennent de Grindelwald et ceux qui arrivent de Lauterbrunnen. On a, du haut de cette arrête fortement découpée des deux côtés une vue splendide sur la vallée de Grindelwald jusqu'à la Grande Scheidegg et sur les Géants de l'Oberland, le Monch (4105 m), l'Eiger (3973 m), le Schiekhorn (4080 m), seul le Finsteraarhorn (4275 m), la plus haute montagne des Alpes bernoises, est invisible. Pendant que nous admirons ce spectacle éclairé d'un soleil qui ne nous parut jamais plus précieux, un montagnard nous donne en échange d'une pièce de 30 cent. la décharge d'un coup de canon, cette détonation se répercutant d'écho en écho nous fait, pendant plusieurs secondes, l'effet du tonnerre grondant dans le lointain, c'est vraiment saisissant. Mr le Comte de Walsh compare cette vallée à celle de Chamonix : "Les formes de celle-ci sont plus hardies, les revers plus escarpés, les rochers plus à pics ne retiennent point les neiges qui s'amoncellent dans les gorges ; on ne voit pas ici, comme à Chamonix, de ces immenses plaines de neige non interrompue mais le Grindelwald présente plus de variétés et réunit plus de contrastes, il y a quelque chose d'imposant et de calme dans l'ensemble du Mont Blanc, mais l'horrible magnificence que la nature étale ici, à côté des tableaux les plus gracieux, a quelque chose qui surprend. Les deux montagnes latérales qui forment la vallée descendent en pente douce jusqu'au lit de la Lütschine noire et s'arrondissent en coteaux ombragés d'arbres et parsemés de maisons entre lesquelles se déroulent de vertes pelouses. Le hameau de Grindelwald apparaît à moitié caché par de pittoresques massifs, de ce côté tout est vert, riant et animé, si on se retourne, la scène change, on se trouve transporté sans transition au milieu de l'affreux séjour de l'hiver, c'est là qu'il règne sans partage sur une nature muette et froide et qu'il représente la mort dans son immortelle immobilité auprès de ce que le printemps et la vie ont de plus enchanteurs. Les deux Wetterhorn, le Mettenberg, le Schilthorn et l'Eiger se lancent audacieusement au sein de la verdure ; entre ces monts gigantesques règnent des gorges étroites et profondes où les neiges entassées par les avalanches ont formé ces vastes glaciers qui descendent jusque dans la vallée qu'ils menacent d'envahir." (Comte de Walsh). La route devient, d'après moi, excessivement poétique. Un de nos guides, celui qui nous conduit depuis Interlaken, nous en fait ressortir les beautés. De gracieux petits chalets nous offrent des fraises sauvages, de jolis enfants demandent l'aumône en échange d'un air de cornemuse ou d'une pierre ou d'une fleur qu'on appelle "fleur des Alpes" et qui ne sont autres choses que nos grosses pâquerettes des champs. De nombreux troupeaux de chèvres et de vaches gambadent dans ces gras pâturages, quelques vaches semblent avoir remplacé leur clochette par le bourdon d'une cathédrale. Jeudi 13 Septembre - Le Giessbach, Grand Hôtel [carte] Grindelwald (1057 m), village de 3089 h, est un excellent centre d'excursions dans les montagnes, son site abrité et son climat tempéré en font un séjour très fréquenté. Nous nous étonnons moins après avoir lu ce paragraphe dans Baedeker des nombreux étrangers qui se pressent dans ces différents hôtels. Ce qui fait surtout la réputation de Grindelwald ce sont ses glaciers et la mer de glace. Trois montagnes gigantesques forment le côté sud-est de la vallée, c'est entre ces montagnes que s'étendent les deux glaciers dont les eaux forment la Lütschine noire. Ayant vu les glaciers du Rhône, ceux de Chamonix, une ascension à la mer de glace ne nous tente que médiocrement. Nous nous contentons d'un arrêt aux glaciers supérieurs avant de commencer la Grande Scheidegg. Un temps splendide salue notre matinal départ, l'air un peu frais engage à la marche, un bon déjeuner pris dans un coquet salon nous permet d'attendre le dîner qui se dressera sans doute dans un modeste chalet, mais dans un site ravissant. A l'Hôtel Wetterhorn, on laisse les chevaux et l'on va, à pied, en dix minutes, à la grotte du glacier supérieur en traversant la Lütschine noire ; mon pied malade chaussé d'une pantoufle se trouve mal à l'aise au contact de ce sol détrempé. A l'entrée de la grotte, châles et couvertures sont mises à la disposition des voyageurs, la propreté nous en interdit l'usage. Nous préférons recevoir sur nos dos l'eau qui se détache constamment de ces parois de glace. Une des choses les plus curieuses sont ces grottes artificielles. Comme celle des glaciers du Rhône, celle-ci a un reflet bleu des plus saisissants. Je ne comprends pas comment dégoutant continuellement, ces énormes blocs de glace ne finissent par se fondre, leur solidité a défié les siècles ; ce petit palais tout blanc me rappelle celui de Mme Tartine en beurre ou en sucre candit. C'est au mois de juillet, alors qu'un soleil de plomb rend torride nos plus beaux ombrages, qu'il faudrait être transporté dans ces maisons de glace, on y goûterait un bienêtre que nous n'avons pas aujourd'hui. Nous nous hâtons de sécher nos vêtements aux chauds rayons d'un beau soleil qui commence à se montrer à notre horizon et à argenter les ondulations gracieuses du glacier supérieur et les cimes majestueuses du superbe Wetterhorn. Nous ne nous arrêtons pas à la bonne auberge de la Grande Scheidegg, Baedeker signale un chalet dans un site plus pittoresque. Zum Schwarzwald est en effet un oasis aussi charmant que son nom est bizarre. On se dirait au bout du monde, ces lieux beaux mais tristes conviendraient très bien aux âmes poétiques et rêveuses qui sont quelque fois saisies d'une besoin immense de solitude ! A défaut d'être humain, elles consulteraient la belle nature. Que de leçons sublimes ne donnent-elles point quand on sait la comprendre ! Tout est propre dans l'auberge de Schwarzwald mais le dîner est peu appétissant ; heureusement la matinée de marche a été un actif digestif au bon déjeuner de Grindelwald et nous faisons honneur au médiocre dîner ; le petit salon est tapissé de vitrines renfermant un grand choix d'objets suisses, c'est le travail d'hiver de ces pauvres montagnards qui font vraiment de petits chefs d'œuvre avec les différentes sortes de bois que le Bon Dieu fait croitre avec tant de générosité dans leurs montagnes. En voyant ces coupes prodigieuses, il nous prend l'idée de faire sur place notre provision de bois pour cet hiver, nous désirerions plus encore transporter ces beaux arbres dans nos campagnes. Que diraient nos arbres rabougris en face de ces géants, nos collines à côté de ces montagnes dont les cimes se perdent dans les nues ? Qu'êtes-vous ô Saint Pilou, collines de l'Etoile, Notre Dame des Anges ? … des pygmées, de petites fourmis ! … et malgré votre exiguïté à cause de votre petitesse, je vous aime, ô collines de mon pays, ombrages nains mais verdoyants et mieux proportionnés à la taille de l'homme ! On se sent petit, plus petit que jamais au milieu de ces immensités de hauteurs rocheuses et neigeuses, de ces sapins à hautes futaies où gambadent les chamois comme, chez nous, les sauterelles dans les prés. Si une nature si grandiose redit à l'âme la puissance du Créateur, elle fait trop sentir à l'homme sa petitesse et son néant. On est écrasé, étouffé par ces ceintures de montagnes qui, pendant des heures, cachent aux touristes avides de chaleur, les bienfaisants rayons d'un beau soleil que nous saluons dans nos campagnes à son lever. J'ai le temps de donner libre cours à mes pensées, à mes rêveries, ma monture, heureuse sans doute du précieux fardeau qu'elle porte, devance la modeste caravane et me voilà seule dans cette silencieuse vallée ; une explication demandée à mon guide, les rouades de mon cheval, troublent seules le recueillement de la nature. Nous laissons à droite les bains et le glacier de Rosenlauï, ce glacier est petit, mais renommé par la pureté cristalline de sa glace, il est encaissé entre le Wetterhorn et l'Engelhorn. Nous traversons le Reichenbach qui forme une très belle chute près des bains de Rosenlauï, et nous voilà dans une très jolie prairie entourés de bois, c'est le rendez-vous des paysagistes, Schwarzwaldalp ; en effet, le point de vue est ravissant et pourtant, si je voyageais en paysagiste, d'autres sites auraient avant celui-ci les honneurs de l'album. Pour jouir pleinement du charme de ce pittoresque paysage, il faut, dit Baedeker, faire la route en sens inverse. Tout inondés des tourbillons de poussière humide, nous gagnons en ¼ d'heure la ville de Meiringen, avec plaisir nous revoyons l'Hôtel du Sauvage et donnant un regret à nos guides, à celui surtout qui nous suit depuis Interlaken, à Nina avec l'aide duquel j'ai parcouru les deux Scheidegg, compagnon fidèle, docile, presque attentif. Nous utilisons les instants avant le départ du train à mettre ordre à nos toilettes et à notre correspondance. Le maître d'hôtel nous fait un cordial accueil, nous ne lui donnons pas grand profit, un sonore remerciement au postier puis nous montons à la gare. A Brienz, un petit vapeur nous conduit au Giessbach, l'air est très frais, nos couvertures et manteaux seraient mieux sur nos dos que dans le fond inconnu de quelque gare. Aucune réponse de Viège. Nous avons fait tant de choses dans ces quelques jours que l'épisode navrant se perd dans le lointain, faut-il renoncer à retrouver jamais nos neuf objets perdus ? Nous en énumérons les larmes dans la voix le nombre, les qualités, l'utilité, ils ne nous ont jamais paru si précieux ! Benjamin et moi suppléons à leur absence par une flanelle, Léonie par un fichu de mousseline …… Le grand Hôtel du Giessbach est un des plus chics que nous ayons rencontrés durant notre voyage. La table d'hôtes est très nombreuse et fort élégante, le dîner bon et gracieusement servi par de jolies soubrettes aux costumes très coquets, celui des paysannes bernoises, jupe courte, de couleur voyante, corsage blanc sortant d'un corset de velours noir, manche bouffante, coiffure de couleur posée sur des têtes blondes ou brunes, tout ce petit monde va, vient, court, se presse, c'est d'un très joli effet. Enfin, on nous sert des glaces pour dessert ; jusqu'à présent nos yeux avaient été rassasiés par le spectacle des glaciers mais, à part le morceau de glace pris par moi au glacier du Rhône, nous n'avions point goûté de ce froid rafraichissant. Ma chambre est jolie mais au rez-de-chaussée, fenêtre, sans valet, sans abat-jour, simple vitre d'un transparent rideau, voilà l'unique défense de mon appartement, si bien que le soir, après l'illumination, voulant regagner nos chambres et ne trouvant plus la porte, nous enjambons ma fenêtre. J'espère ne recevoir aucune visite nocturne … C'est de la terrasse du grand hôtel que nous voyons l'illumination des chutes aux feux de Bengale, ces chutes successives se perdant dans le feuillage et reparaissant de couleurs différentes sont d'un très joli effet. Malheureusement, l'illumination n'est point longue, la durée d'une pièce d'un feu d'artifice et la cascade retombe dans les ténèbres d'une nuit qui ne manque pas de charme et le sommeil est bercé aux murmures bruyants de ces chutes d'eau, c'est souvent du reste le bercement des nuits en Suisse. Vendredi 14 Septembre - le Rigi, Hôtel du Rigi Kulm [carte] [Lac de Lucerne] Mon sommeil n'est troublé par aucune visite importune mais l'absence de volet, d'abat-jour, laisse arriver, dès l'aube, dans ma chambre, les rayons d'un bienfaisant soleil que je salue avec transport ; c'est en voyage l'ami le plus sincère, celui que l'on ne se lasse point de voir, qu'on désire alors qu'il est absent, qu'on espère, l'ami qui n'est jamais indiscret alors même qu'il assiste et préside au petit lever des demoiselles. Ce charmant réveil matin me permet de mettre au courant mes notes et ma correspondance. Après le déjeuner, nous dégringolons une fois encore le chemin de fer funiculaire, faisons nos adieux au lac de Brienz que nous trouvons plus beau que jamais. Le chemin de fer nous conduit jusqu'à la gare de Meiringen et, sans descendre, nous prenons la route du Brunig. Nous nous plaçons à gauche et avons une vue des plus délicieuses sur la vallée de Meiringen que nous quittons à regret. A mesure que nous nous élevons, nous voyons se creuser le cours de l'Aar et disparaître entièrement les eaux tranquilles du lac de Brienz. Il n'est donné qu'à la Suisse de posséder de tels points de vue ; ils se diversifient à l'infini et font passer le voyageur de surprise en surprise. C'est à Alpnach que l'on s'embarque pour Lucerne. Avant d'arriver au lac des Quatre Cantons, on traverse la baie d'Alpnach qui ne manque point de poésie, laissant dans les nuages le gigantesque Pilate que nous verrons mieux du lac, la tour crénelée de Stansstadt, construite en 1308 après la libération de la Suisse pour défendre la ville contre les autrichiens. C'est avec des transports enfantins que nous saluons notre entrée dans le lac des quatre cantons : d'Uri, d'Unterwalden, de Schwyz et de Lucerne. Nous voyons enfin le roi des lacs se déployant comme une grande croix dont la baie de Lucerne serait le sommet, les golfes d'Alpnach et de Küssnacht les bras. Que de fois notre imagination a-t-elle parcouru ces rives gracieuses, cette magnifique nature qui se mire avec orgueil dans ces eaux transparentes. Ce n'est plus une vision mais la plus agréable des réalités. Lucerne présente un aspect des plus pittoresques avec ses neuf tours et ses murs bien conservés. La ville se présente en amphithéâtre entre le Rigi et le Pilate, les eaux de la Reuss, limpides et d'un vert émeraude, sortent de ce lac avec l'impétuosité d'un torrent. Quatre ponts traversent cette rivière, celui que nous prenons pour descendre en ville est, je crois, le Pont Neuf qui relie la gare à la rive droite. Nous regardons l'aspect des hôtels, celui du Cygne, au bout du pont, semble réunir les conditions voulues ; nous y déposons donc nos bagages et organisons un dîner maigre tandis que Benjamin va à la poste chercher lettres et journaux. Son retour se fait un peu attendre. Il faudrait peut-être, dis-je à Léonie, aller à sa rencontre, il pourrait ne point reconnaître notre hôtel qu'il n'a qu'entrevu et voilà Léonie en vedette comme la femme de Marlborough. J'entends tout à coup des cris inhumains. J'accours effarée. Que vois-je ? Léonie courant comme une folle ! Serait-il arrivé malheur à son cher époux et le verrait-elle porté en terre par quatre officiers ? J'aurais cru à un pareil événement si je n'avais aperçu sur les arches du pont un petit homme disparaissant presque en entier sous des ballots, des couvertures. Cette tête coiffée d'un chapeau mou et qui semble sortir d'un sac est bien celle de Benjamin. Je comprends tout et, d'un bond, je suis près de l'heureuse cargaison ! Je ne puis dire le chaleureux accueil que nous faisons, en pleine ville de Lucerne, à nos paquets retrouvés. Le bonheur est d'autant plus grand que nous avions renoncé à les revoir jamais. Nous accablons Benjamin de questions, nos courroies de baisers. Toutes les joies nous sont réservées, nous recevons un long courrier qui donne beaucoup de détails sur nos chers absents. Dans de si bonnes dispositions, le dîner maigre est trouvé excellent. Il fallait bien un petit revers de médaille à une si heureuse matinée. Le retour de nos paquets nécessite un nouvel arrangement dans nos bagages. A cet effet, une chambre de l'hôtel est gracieusement mise à notre disposition, le petit travail doit se faire prestissimo car nous n'avons pas trop de temps pour visiter Lucerne, le départ pour le Rigi étant à 4 h. En ouvrant une de nos valises, nous nous apercevons que la serrure est cassée. Quelle épreuve ! A la hâte, le menuisier de l'hôtel est mandé et, en quelques instants, la serrure est en état de continuer le voyage. Nous roulons nos couvertures, manteaux, nous pourrons enfin ne plus craindre le voisinage des glaces. Lucerne, chef lieu du canton, 17850 h, est traversé par le Reuss, plusieurs ponts font communiquer les deux rives, une vieille et pittoresque tour, dite Wasserthurn, renferme les archives de la ville. Le quai que nous suivons pour aller à l'église Saint Léger est planté à droite de beaux marronniers et bordé à gauche de grands hôtels. A l'extérieur, l'église est flanquée de deux vieilles tours du XVIème siècle. A l'intérieur, nous remarquons une chaire, des stalles sculptées et deux autels ornés de bas-reliefs en bois. Un vieux chanoine traverse la nef, Benjamin va s'enquérir auprès de lui si les bords du lac du côté du canton de Schwyz sont catholiques et si nous pourrons avoir dimanche une messe à Brunnen. Ce bon vieux nous assure que notre dévotion sera satisfaite sur cette rive opposée à la nôtre, nous ne changeons donc rien de notre plan d'aller coucher demain soir à Brunnen. L'église de Saint Léger est entourée de son cimetière, cet usage ancien, dont il ne reste rien en France, est, à mon avis, très chrétien, les corps attendent à côté du sanctuaire le grand jour de la résurrection. Le temps fuit en voyage avec une rapidité vertigineuse, la visite des monuments de Lucerne est remise à demain, tenant à ne point manquer le bateau de 4 heures. Devant redescendre demain à l'Hôtel du Cygne, nous avions réduit à leur plus simple expression les paquets devant faire l'ascension du Rigi. Notre explication, clairement donnée au maître d'hôtel, est mal comprise par le domestique que nous trouvons, sur le bateau, succombant sous le poids des bagages. Nous ne gardons que les courroies et le pauvre homme a la corvée de rapporter le reste dans notre chambre, ce qui lui fait faire la moue et, pourtant, les habitants de Lucerne ont une réputation de bon caractère et de jovialité. A peine sorti du port de Lucerne, on rencontre à gauche, une petite île plantée de peupliers, Altstad, puis s'ouvre, à gauche, la baie de Küssnacht, et, à droite, celle de Hansstad. On se trouve en quelque sorte au milieu de la croix que forme le lac. Le Pilate fournit un effet tout particulier ; ses pics nus et déchirés contrastent avec la sérénité du paysage, surtout avec le Rigi, couvert à la base de jardins et d'arbres fruitiers. Le sommet de ce groupe de montagnes est ordinairement dans les nuages, il est devenu un baromètre et nous lisons dans Baedeker ce dicton populaire : Il n'est pas étonnant que le Pilate soit dans la brume et les nuages. D'après une légende fabuleuse, ce mont est maudit et jamais voyageur ne serait revenu de ces rochers hantés par le coupable Pilate et enchaînés dans les ondes d'un lac marécageux. Toujours d'après la légende, la terre ne voulut point garder le corps de ce lâche mort à Rome, on le sortit du sépulcre et on le jeta dans la mer, l'eau n'en voulut pas davantage, continuellement les flots étaient agités et les bateaux en danger. Dans le Rhône où on le jeta plus tard, les mêmes phénomènes se produisirent. Charlemagne ne voulut plus le garder dans son royaume. C'est alors que ses restes maudits furent relégués sur ces montagnes. Pilate se montra alors plus méchant que jamais, les habitants désespérés prièrent un bon moine d'exorciser la montagne, le combat fut terrible. Après bien des luttes, Pilate vaincu fut précipité du sommet de la montagne dans le lac marécageux et sombre où il est enchaîné en attendant le jugement dernier. Une fois chaque année, il sort en costume de magistrat, malheur à celui qui le rencontre, il doit mourir avant la fin de l'année. Cette tradition, la plus poétique peut-être de toutes celles auxquelles le nom et le crime de Pilate a donné lieu a été fort répandue jusqu'au milieu du XVIème siècle. Aujourd'hui, dit Louis Veuillot, auquel j'emprunte cette légende, les montagnards ne sont plus ce qu'ils étaient alors et nous n'entendons point parler de ces légendes d'un autre âge. Ce que nous apprenons de Pilate, c'est que son front est souvent dans les nues et que sa cime la plus élevée est de 2133 m. Jadis, ces sommets étaient l'objet de fréquentes ascensions. Depuis une douzaine d'années, le Rigi est beaucoup plus fréquenté. Je vois que nous faisons comme tout le monde. Weggis, joli village dans un endroit bien abrité, était dans un temps le débarcadère pour monter au Rigi. Aujourd'hui, on va jusqu'à Vitznau où se trouve le chemin de fer funiculaire qui monte les voyageurs jusqu'au sommet le plus élevé du Rigi Kulm à 1800 m dans les airs. C'est de tout mon voyage en Suisse l'ascension la plus périlleuse que celle que nous entreprenons, il y a de quoi donner le vertige et il est bon de recommander son âme à Dieu et son corps aux Sts Anges. On se lance dans une rampe qui a jusqu'à 25 p % de montée, les parois sont escarpées, on se dirait suspendu dans l'espace , on l'est en effet en franchissant un viaduc du haut duquel on ne voit qu'affreux précipices. Je suis parfaitement de l'avis de M. Tissot au sujet de cette merveille d'un chemin de fer luttant d'agilité avec les chamois et allant promener le public à travers les précipices jusqu'à une haueur de 1800 m au dessus du niveau de la mer. On ne peut appeler sans style et sans cachet le magnifique hôtel du Rigi Kulm auquel nous arrivons enfin, après une montée des plus longues et des plus poêtiques. Il est construit tout-à-fait à la cime de la montagne et présent un aspect très animé. Depuis longtemps déjà tout est enveloppé dans le mustérieux silence de la nuit. Nous allons faire comme la nature. Nos chambres sont très engageantes, la mienne a une rechange de li, un ameublement confortable, un balcon qui nous permet de pronostiquer un ravissant panorama au soleil levant. Pour le moment la lune projette ses doux rayons sur la belle nature, mais ils n'éclairent que le 1er plan de ce magnifique tableau. Samedi 15 Septembre - Fluelen, Hôtel de la Croix Blanche [carte] Une demi heure avant le lever du soleil, nous sommes arrachés aux douceurs du sommeil par le son du cor des Alpes, cela veut dir que le roi de la création va paraitre et qu'il faut se hâter si l'on veut jouir d'un des plus beaux spactacles de la nature. Il serait curieux de pénétrer alors à l'intérieur de chaque chambre, on se hâte, on se press, il est très amusant de voir les dames entortillées dans d'immenses châles, elles ont fait un bond de leur lit au petit monticule.... dans le simple appareil, d'une beauté que l'on vient d'arracher au sommeil. Aidés des explications de Baedeker, nous essayons de baptiser les chaînes qui bordent l'horizon. Celles que l'on distingue le mieux sont les Alpes bernoise qui dominent tout le paysage de leurs sommets éternellement blancs. Comme l'aigle, nous planons dans les heuteurs, car tout le panorama du plan moins élevé est enveloppé dans des ténèbres si épaisses que nous nous sommes crus environnés d'une immense mer de glace. Ce brouillard, éclairé par un atmosphère lumineux, avait une teinte moins sombre que d'ordinaire et il nous a fallu regarder souvent pour nous convaincre que ces nappes blanchâtres étaient d'épaisses ténèbres qui nous séparaient de tout le ravissant paysage que l'on doit avoir à 1800 m dans les airs. Nous espérons que le soleil dissiperait enfin ce brouillard , mais c'est en vain que, par trois fois, nous remontons au belvédère, ténèbres toujours intenses sous nos pieds, sur nos têtes, soleil ravissant, temps tellement clair qu'à l'aide du téléscope, nous distinguons parfaitement des ascensionnistes sur la Jungfrau. C'est le phénomène le plus curieux que j'ai jamais vu, à la Salatte, on se trouve aussi planant sur des brouillards, mais cette montagne est seule à surnager sur cet océan brumeux, ici, on dirait le gloge partagé en deux parties par cette barre épaisse, comme il l'est par l'équateur, la partie supérieure, lumineuse, s'étendant sur tout l'horizon, puis la partie inférieure , gracieux et étendu paysage, nous est tout à fait invisible Après un confortable déjeuner, nous achevons nos toilettes, achetons quelques objets comme souvenirs de cette belle matinée et dégringolons nos 1800 m par le côté d'Arth-Goldau. La rampe est moins forte que celle d'hier. Il y a 11 km de Rigi à Arth. Pendant une demi heure nous sommes encore au-dessus des nuages, il nous semble faire un voyage aérien, un beau soleil sur nos têtes et au dessous, un immense océan blanchâtre. Mais, hélas, nous quittons cette pure atmosphère, et nous voilà au milieu de cet épais brouillard. Il se dissipe lentement et le paysage de dessine à peine au fond de la vallée. Goldau est une station de la ligne St Gothard, la gare est au milieu des débris d'un grand éboulement du Rossberg (1589 m) qui ensevelit, en 1806, 4 villages et coûta la vie à 457 personnes ; les accidents de ce type sont plus fréquents en Suisse que partout ailleurs. Le chemin de fer de la grande ligne nous conduirait jusqu'à Immensee, là un omnibus nous ferait en 25 minutes gagner Kussnacht. Mais nous désirons voir le petit lac de Zug, un chemin de fer nous conduit de Goldau à Arth, tout-à-fait au bord du lac, dont les rives sont très pittoresques et se mirent gracieusement dans des eaux claires et limpides. C'est vraimment, comme dit Veuillet, un de ces diamants tombés du ciel dans les montagnes, une perle fine enchassée dans un collier de bois, de jardins, de champs fertiles et de coteaux sur lesquels s'échelonnent de gracieux villages. Celui de Zug parait plus considérable que les autres. Tandis que nous admirons le colossal Rigi, dépouillé de nuages reflétant ses formes bizarres dans les ondes pures du lac, nos yeux suivent, sur le bateau vis-à-vis nous, les roucoulements de deux jeunes tourtereaux absorbés par des démonstrations amoureuses. Goûtent-ils la beauté des lieux que nous traversons ? Peut-être sont-ils inspirés par les mille légendes d'amour que l'on prête à ces rives enchanteresses... Nous voilà voguant de nouveau dans le beau lac des 4 Cantons ; le bras de Kussnacht visage l'autre bras de la croix, la baie d'Alpnacht, par laquelle nous sommes entrés dans le lac. Avant de tourner le bras en croix pour retourner à Lucerne, nous saluons le beau château moderne de Now-Habsbourg, jadis séjour favori du prince Adolphe, détruit en 1352. Il domine toute cette partie du lac. Nous croyons retrouver notre patrie en abordant à Lucerne. Après une bonne recollation à l'hôtel de l'Aigle Noir nous visitons la ville en nous hâtant car le bateau pour Brunnen est celui qui nous laissa hier à Vitznau. Nous regrettons les 50 cent par tête que nous donnons pour visiter un musée dont les tableaux, représentant des scènes de la Révolution française, sont de vraies croutes. La visite du jardin-glacier offre aussi peu d'intérêt, il renferme les restes d'un glacier, des excavations de toutes profondeurs qui ne nous disent absolument rien. Nous voyons avec plus de plaisir un plan en relief d'une partie de la Suisse, fait par le général Pfyffer. Il faut bien connaitre la Suisse pour ne point s'égarer dans ce labyrinthe de montagnes, de cols, de glaciers, de sentiers, de versants, de lacs. A 4 h ½ nous disons adieu à Lucerne et à tous ses bons souvenirs pour voguer à pleine vapeur dans ces eux transparentes où se reflète un ciel azuré et sans nuage, un vrai ciel de Provence. Nous jouissons des charmes de cette délicieuse traversée. Nous revoyons volontiers ce qui a déjà excité notre admiration. A partir de Vitznau la paysage est nouveau, c'est la partie la plus historique du lac des 4 Cantons. "La Suisse s'est formée sur ces bords ; nulle part elle ne fut aussi grande, nulle part elle n'étale autant de beautés ; si les gracieux et sombres rochers arides, rives fleuries, héroïques souvenirs, il n'est peut-être pas un coin du monde où le soleil se lève et se couche si beau, il en est peu que l'amour de la patrie ait illustré d'un renom plus pur. Au sein de la vieille Helvétie, en présence de ces bords qui sont ceux des trois cantons, au pied de ces montagnes que n'a pu escalader le sophisme bavard si triomphant ailleurs, c'est là que le liberté suisse a eu ses premiers et ses derniers défenseurs, les héros poétiques de l'indépendance ont vécu là ; c'est là que l'étranger n'a pu régner ; c'est là que n'ont pénétré ni la déloyauté, ni l'hérésie : c'est là qu'avec la foi sont restées la gloire et la liberté (Le Veuillot). Tout en savourant avec ivresse les souvenirs glorieux de l'Helvétie et les divers points de vue que nous gardent les gracieux détours et contours du bateau, nous jetons un regard sur les nombreux passagers qui, comme nous, promènent leurs lunettes pour forcer l'horizon à livrer tos ses secrets. Du nombre trois sont abbés. Il serait agréable de savoir si, comme nous, ils s'arrêtent à Brunnen. Quelle facilité pour la messe de demain ! Questionnés par Benjamin, nous apprenons qu'ils vont jusqu'à Fluelen. Ils nous engagent à ne point compter sur une messe à Brunnen ; le bon curé ne commence, parait-il, le Saint Sacrifice le dimanche que lorsque tous ses paroissiens sont descendus es montagnes. Cette charité du tendre recteur peut convenir aux habitants des environs, mais ne fait pas du tout notre affaire. La pudence est mère de sureté, nous poussons jusqu'à Fluelen ; avec trois aumôniers nous espérons ne point enfeindre le précepte du dimanche. Le bateau touche successivement à Beckenried qui nous montre un beau noyer devant l'église, à Gersau , situé sur le versant de la colline, au milieu de grands chataigniers, cette localité, abritrée du vent, est un séjour très fréquenté par les malades. Gersau, indépendant jusqu'en 1817, appartient maintenant au canton de Schwyz. Nous traversons le lac en travers et nous nous arrêtons à Treib, au pied du Sonnerberg, dans le canton d'Uri. Beaucoup de voyageurs descendent, les environs sont, parait-il, très agréables. En face de Treib, sur la rive orientale du lac, est suspendu Brunnen, chef-lieu du canton de Schwyz, à la porte de l'Axenstrasse, route splendide, creusée en gallerie ouverte dans les rochers du lac. Le site est en même temps gracieux et sauvage, il est égaié par le passage des trains du St Gothard car c'est à Brunnen que la voie ferrée rejoint le lac des 4 Cantons. L'étroite nappe d'eau, profondément encaissée, nous conduit ainsi jusqu'à Flüelen, à l'ouverture de la pittoresque vallée de la Reuss ; cette traversée demi nocturne convient parfaitement à cette partie mystérieuse du lac, elle revêt un caractère de solennité et laisse l'imagination hanter ces montagnes solitaires et s'entretenir avec les fantômes qui courent, se cachent et disparaissent dans les ombres incertaines des rochers. Quelques lumières vacillantes nous avertissent que nous sommes à Flüelen. L'hôtel, le seul passable, est celui de la Croix blanche, aussi est-il immédiatement envahi par des Anglais, des Allemands qui font retentir le petit hôtel de leurs .... sonores et désagréables. Dimanche 16 Septembre - Hôtel [carte] Le joyeux petit carillon de l'humble église de Fluelen nous avertit que c'est le jour du Seigneur, c'est-à-dire jour par excellence de charité ; aussi faut-il mettre de côté tous les projets de vengeance que j'avais ourdi hier au soir contre mes importuns voisins, je me contente de heurter violemment une de ces dames au détour du petit escalier en spirale et de lui arracher un.... des plus caractéristiques ; je ne sais pas qui m'a retenu de donner la poussée un peu plus forte, elle serait arrivée plus vite en bas. Mais que de .... plaintifs nous aurions entendus ! Le bateau qui nous a porté hier dort encore au débarcadère, pas la moindre brise n'agite les eaux transparentes du lac que nous suivons jusqu'à Tellsplatte pour accomplir notre pélerinage à la chapelle de Guillaume Tell. La nature participe au repos du dimanche et semble envoyer au ciel, dans un muet et expresssif langage, ses vœux et ses prières. Rien n'élève le cœur comme le spectacle des chefs d'œuvre de la Création et, tandis que notre voiture roule dans cette magnifique route de l'Axenstrasse, nous exaltons la bonté et la puissance de Dieu qui n'a créé ces merveilles que pour la jouissance de l'homme, et lui-même ne participe-t-il pas à l'action crétrice quand il taille les roches, creuse la montagne et donne aux regards éblouis cette construction hardie de la route du St Gothard, un des plus beaux travaux de ce genre ? Un déjeuner très peu confortable ne satisfait point nos appétits aiguisés par notre matinale promenade. La route du St Gothard passe tout-à-fait au pied de la terasse de notre hôtel, la gare est à quelques minutes. Un quart d'heure après le déjeuner, la vapeur nous emporte dans cette fameuse route du St Gothard si hardiment percée dans les vallées de la Reuss, de Schcellenen et de Urseren et qui sert de communication avec l'Italie. A 3 km de Fluelen, nous saluons Altorf (2901 h), chef-lieu du canton d'Uri. La tradition place ici la scène de la pomme, une colossale statue de Guillaume Tell rappelle cet événement. C'est à Burglens, petit village à 20 mn d'Altorf, que naquit, dit-on, le libérateur de la Suisse. La vallée se retrécite et se resserre, on suit avec intérêt le cours tapageux de la Reuss, nous courons d'une portière à l'autre pour ne rien perdre du site pittoresque que nous traversons. Le soleil donne à ces riantes vallées, à ces sautillantes cascades, à ces pics neigeux, un reflet des plus enchanteurs. A Erstfeld nous prenons une lourde locomotive de montagne. C'est ici que commencent les grands travaux d'art du St Gothard. La locomotive s'engage dans l'intérieur de la terre, y fait mille tours, détours et contours avec une agilité extraordinaire et ressort après s'être tortillée sur elle même comme un véritable serpent. On cherche en sortant du tunnel, le chemin que l'on a parcouru et l'on aperçoit l'entrée au fond la vallée au dessous de soi ; elle descend des pentes effrayantes au milieu des plus profonds précipices, c'est vraimen à donner le vertige. Ce phénomène se reproduit plusieurs fois, excitant toujours davantage notre admiration. A mesure que le site devient plus sauvage, la végétation est plus languissante, les habitations plus rares. De Wassen à Goeschenen la route passe encore dans une infinité de tunnels en spirale, précurseurs de l'immense tunnel. Goeschenen est à l'entrée du grand tunnel. Aujourd'hui tranquille village, il a été pendant 9 ans que dura le percement, le grand chantier des mineurs suisses et italiens. Nous voilà pendant kilomètres dans l'obscurité la plus profonde et durant ce souterrain trajet, je pensais au génie de l'homme qui conçoit et exécute des travaux si merveilleux. Quand nous revoyons la lumière après 25 minutes de nuit, nous lisons ce que dit Baedeker sur le tunnel du St Gothard. A la sortie du grand tunnel nous sommes en Italie. La végétation est plus gaie, des champs de vignes, des muriers, des chataigniers, tout nous avertit que nous sommes sous un ciel plus doux et que nous nous rapprochons de notre pays. Airola, 1er village italien dans le Tessin, fut incendié en 1877, pendant les travaux de percement qui ont rencontré ici beaucoup plus de difficultés qu'enSuisse ; le terrain mouvant, les sources jaillantes ont retardé pendant un an les travaux des Italiens. Que doit-il être au printemps quand toute cette riche nature reprend vie ?... Au fond du lac est la ville de Lugano, bâtie en amphithéâtre et très heureusement située ; elle est entourée de villas, de châteaux où un grand nombre d'étrangers vient jouir du climat si doux et de tous les avantage de ces pays enchanteurs. De jolies collines couvertes d'amandiers, d'oliviers , de chataigniers forment un cadre sévère au riant tableau qui passe sous nos yeux avec la rapidité de l'éclair. Un spectable plus gai peut être celui du lac Majeur, il est moins encaissé que celui de Lugano et les rives nous paraissent plus pittoresques. |