Voyage en Suisse par Coralie Salles - Septembre 1888    
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Carte du voyage - Les moyens de transport

Du 02 au 18 septembre 1888

Carnet sous forme de lettre rédigée par Coralie Salles (agée de 37 ans) relatant le voyage effectué en Suisse avec Benjamin Salles (son frère, agé de 40 ans) et Léonie Salles-Fine (sa belle-sœur, agée de 35 ans).

Lundi 3 Septembre – Annecy, Hôtel de Verdun
Trajet du dimanche 2 et du lundi 3 Septembre : Marseille/Valence/Vienne/Lyon/Culoz/Aix-les-Bains/Annecy

          Ma chère Marie,

          Je m'étais promis de ne jamais insérer jamais aucun souvenir de voyage, il n'est donné qu'à la jeunesse de confier ses impressions au papier, l'autre âge doit les garder pour soi, du reste il n'a point de peine à se taire car les impressions sont loin d'être à 35 ans ce qu'elles sont à 20 et une fois le bel âge passé, on ne retrouve jamais cet entrain, cette émotion de l'âme, cet enthousiasme que je ressentis jadis dans mes voyages. Un poète, Goethe je crois, a dit que pour bien peindre il faut tremper le pinceau dans son cœur, il doit en être ainsi pour écrire, si la plume ne trempe point dans le cœur tout récit devient froid, mais il faut encore que le cœur ait des flammes à communiquer ; à mon âge toute flamme a perdu sa chaleur, son éclat, elle ne couve plus que sous la cendre des tristesses. Oh ! les belles années de la jeunesse. Oui je vous regrette, non pour les bonheurs que vous m'avez donnés, mais pour les impressions, rires et enthousiasmes que vous procuriez à mon âme… Voilà un long préambule, ma chère amie, il était nécessaire pour vous expliquer ce que vous appelez de l'indifférence. Non mon cœur n'est point insensible, l'affection, à notre âge, gagne en solidité ce qu'elle perd en sentiment et je vous donne en correspondant à votre désir, une des plus grandes preuves d'amitié ; il y a longtemps que ma plume était silencieuse, elle ne reprend vie qu'au contact de votre affection et à celui d'un des plus beaux spectacles de la nature……
          Un voyage en Suisse avait souvent été un des rêves de ma jeunesse, de cet âge de la rêverie par excellence ; maintenant que je suis sortie de ce léthargique sommeil, je pensais quelques fois à la riante Helvétie, si chantée même en ronde au S. C., mais sans enthousiasme, comme on pense à 37 ans sonnés. J'accueille donc sans entrain la proposition que me fait mon frère de l'accompagner dans une petite tournée en Suisse. Je refuse pour bien des raisons. En premier lieu, pourquoi ce plaisir serait-il pour moi, plutôt que pour mes sœurs, de quel droit serais-je l'élue ? Il est dans la vie des questions difficiles à traiter, celle-ci est du nombre, je ne sais vraiment comment la tourner, comment la présenter. Comme toujours, je la confie au bon Dieu, mieux que nous, il sait conduire toute chose à bonne fin. Sans désirer beaucoup ce petit voyage, je trouve que l'occasion est excellente, la compagnie engageante. La Providence arrange tout avec perfection, la proposition que Benjamin fait à mes sœurs d'une petite escapade en Suisse en détermine une dans les Pyrénées ; les montagnes s'attirent et il est décidé, après 5 minutes d'hésitation, qu'Emilie et Adèle vont partir incontinent pour Lourdes, leur retour sera suivi de mon départ pour la Suisse ; jamais depuis 20 ans je n'ai vu un voyage s'organiser si promptement ; c'est un vrai miracle, car la décision n'est pas la vertu dominante chez mes sœurs ; leur pèlerinage de 10 jours se fait dans les meilleures conditions ; parties le 23 août, elles reviennent 1er septembre, tout embaumées des parfums de sainteté, de piété, qui s'échappent sans cesse de l'Immaculée de la Grotte. Ma solitude pendant ces quelques jours me laisse peu de loisirs pour préparer, voir, comprendre les détails de notre itinéraire ; il est parfaitement organisé par Alfred, très bien saisi par Léonie, si je n'ai pas le plaisir de la préparation, j'aurai du moins celui des surprises.
          Il est une autre raison qui aurait pu me faire hésiter à me rendre aux aimables sollicitations de ma belle-sœur ; il est un peu gênant d'être entiers dans un jeune ménage, même quand la lune de miel est passée depuis 7 ans ; je cherche donc parmi mes nièces de Samatan une 4ème compagne de route, inutilement je fais miroiter à leur jeune imagination le séduisant tableau des beautés alpestres, à leur cœur le charme de la compagnie ; rien ne prend ; je comprends leurs motifs, je les respecte, mais je regrette vivement ma chère Marie, c'est jouir double que de jouir à deux et je trouve un bonheur inouï à voir les impressions de la jeunesse en face de la belle nature. L'idée d'être de trop dans le ménage n'est qu'une imagination, l'offre m'a été faite avec trop d'instance, je connais assez bien Benjamin et Léonie pour savoir que vraiment je leur fais plaisir en acceptant et qu'ils sont heureux de pouvoir me procurer cette agréable distraction. La dernière des raisons contre est celle de l'âge, je me trouve un peu vieille pour de longues courses, de pénibles ascensions, cette grande question s'aggrave malheureusement toutes les années ; il faut donc saisir l'occasion présente, car je n'espère pas faire comme certaines personnes de ma connaissance qui rajeunissent au lieu de vieillir ; peut-être ont-elles trouvé les innombrables fontaines, cascades, chutes d'eau, la mystérieuse fontaine de Jouvence ; c'est la raison la plus engageante à entreprendre ce beau voyage et à nous mettre à la recherche de cette eau miraculeuse…

          Nous partons donc le Dimanche 2 Septembre à 11h ½ du soir. Nos billets circulaires nous mèneront jusqu'à Roche sur Foron, pour nous reprendre à Modane. Benjamin et Léonie viennent dans la soirée, faire les adieux aux restants et prendre leur compagne de route. Malgré le confort de notre wagon de 1ère que nous occupons seuls, malgré les mille petits soins pris pour faciliter un parfait repos, nous ne pouvons dormir ; plusieurs fois aux stations la porte s'ouvre brusquement, nous sommes dans les transes ; pour éloigner tout importun, aussitôt que s'arrête le train, je tousse sur tous les tons, imitant les quintes nerveuses d'une coqueluche ou la toux plaintive d'une personne languissante ; le stratagème réussit à merveille.
         A Valence l'aurore nous fait espérer une belle journée, à Vienne le soleil ressuscite toute la nature, morte pour nous depuis le départ ; dans l'intérieur du wagon, on se souhaite le bonjour, on répare le désordre d'une nuit sans sommeil, mais non sans accident pour la toilette, les couvertures et châles se roulent, la prière se fait et, à 4h 44, nous sommes à Lyon. Salvat Lavielle nous souhaite la bonne arrivée. Nous trouvons aussi à la gare le père Édouard. Après un petit déjeuner réconfortant au buffet, nous donnons des nouvelles du voyage aux marseillais puis faisons salon dans la salle d'attente. Léonie n'avait pas vu son frère depuis la mort de leur mère, nous respectons leurs premiers épanchements ; la conversation avec ce saint cousin est des plus intéressantes. Aussi nos 2 h ½ d'attente s'écoulent-elles rapidement.
           A 9h 25, la vapeur nous emporte dans la direction de Genève. On passe dans le département de l'Ain par un beau pont-viaduc de 8 arches sur le Rhône ; plus loin on traverse l'Ain, la route est fraiche, assez variée. A midi ½ un arrêt à Culoz nous permet un très bon déjeuner qui fait extrêmement honneur au chef cuisinier. La route de Culoz à Aix les Bains est très pittoresque, on descend une côte en tournant sans cesse et en passant sous 4 tunnels dans l'intervalle desquels on longe le lac du Bourget, ce lac qui a inspiré à Lamartine une de ses plus belles odes, m'a paru beaucoup plus joli que lorsque je le vis, il y a 4 ans, la rive opposée à celle que nous suivons est tapissée de roches très agrestes, aux extrémités sont les châteaux du Bourget et de Chatillon, il a 14 (?) de longueur sur 3 de largeur. Les étrangers visitent surtout l'Abbaye de Hautecombe, sépulture des princes de la Maison de Savoie. A 3 ou 4 h d'Aix les Bains nous n'avons pas le temps de nous passer cette fantaisie, nous nous réservons pour les lacs de Suisse. D'Aix les Bains on peut aussi faire l'ascension de la Dent du Chat, du Mont d'Argy, de la Dent du Nivalot.
         Nous nous contentons de visiter la petite ville d'Aix, 4500 h., fort gracieusement échelonnée sur le flanc d'un rocher, avec son bel établissement de bains, très fréquenté à la belle saison, son vaste parc donne aux étrangers jolies promenades, frais ombrages ; de nombreuses villas, hôtels tapissent la colline du haut de laquelle la vue est splendide. Le Casino offre beaucoup de distractions, la musique plusieurs fois la semaine, un petit théâtre pour les divertissements du soir. Nous voyons dans la salle du cercle plusieurs joueurs acharnés autour d'une table, y jetant avec avidité billets de banque, louis, écus : un glacial silence règne parmi eux, c'est vraiment navrant. Chaque âge a ses plaisirs, dans une salle voisine, se dresse un théâtre mouvant et Guignol apparaît aux applaudissements des enfants. Quelle différence de figures, les unes sombres, les autres épanouies et gracieuses !... Tout en faisant de la philosophie morale, nous avalons une glace en donnant un regard au théâtre des marionnettes.
         A 4h ½ nous filons sur Annecy laissant à gauche la ligne de Culoz ; seuls dans le wagon, nous pouvons nous livrer à toutes les évolutions que nécessitent le changement du panorama, d’abord, plaines fertiles arrosées par de nombreux cours d’eau font donner à ce pays le nom de grenier de la Savoie, puis, à mesure que la route s’élève (Annecy est 450 m d’altitude et Aix à 258 m) le paysage se creuse et nous voyons le Fier rouler ses eaux à une profondeur effrayante ; nous le traversons souvent et suivons avec intérêt ses brusques détours. Si nous n’avions pas la perspective des gorges et cascades de la Suisse, nous ferions une excursion au Val du Fier, nous avons un itinéraire qui ne nous donne aucun regret et nous fait arriver à Annecy vers les 4h du soir. Nous descendons à l’Hôtel de Verdun.

          Il faut nous hâter, le chef-lieu de la Savoie ne manque point de curiosités et le temps est court. Nous courrons au berceau de la Visitation, la chapelle, la maison, la chambre de Sainte Jeanne de Chantal, tout est conservé à peu près à l’état primitif, c’est dans cette petite chapelle que le saint fondateur donna l’habit à la baronne de Chantal. Nous ignorons le motif pour lequel on ne visite plus la chambre de la sainte, les religieuses auraient-elles eu quelques désagréments ? A la suite d’autres pèlerins plus dignes, aurions-nous peut-être pénétré dans ces lieux vénérables ? Un ecclésiastique de notre ville, plus heureux que nous, a visité la maison, les jardins, c’est à lui que j’emprunte les détails suivants : « la maison n’a qu’un étage, l’aile droite, la seule ancienne, renferme la chambre de Sainte Jeanne de Chantal, on y voit suspendu un ex-voto d’ancienne date, peint sur bois, représentant Saint François de Sales et les deux mères Fabre et Bréchard sollicitant la guérison de la sainte fondatrice gravement malade, la cheminée est dans son état primitif, elle porte un écusson avec 7 croix rappelant sans doute les 7 premières mères de l’ordre. Nous aurions volontiers parcouru la cour et les jardins qui ont été foulé par Saint François de Sales quand il venait donner des avis aux religieuses de l’ordre naissant. La petite maison que nous voyons est tout ce qui reste de ce vaste monastère de la Visitation ». De cette magnifique église de la Visitation où eurent lieu en 1444 les solennités de la canonisation de Saint François de Sales et, deux cents ans plus tard, celles de Sainte Jeanne de Chantal, il ne reste que le souvenir. Des hôtels, des maisons particulières occupent l’emplacement de ces lieux vénérables, depuis un siècle dure cette profanation, les bons habitants d’Annecy s’occupent de racheter et de restaurer le sanctuaire et le couvent ; une société est installée, les souscriptions sont nombreuses, le succès est, dit-on, presqu’assuré, on parle d’une fête réparatrice pour le 25 mars 1893, centenaire de l’œuvre sacrilège de 1793. Pendant la nuit du 26 mars, en pleine Terreur, les religieuses de la Visitation sommées de quitter leur couvent ne veulent point abandonner les dépouilles de leurs saints fondateurs, elles sont transportées au château de Duingt, propriété de la famille de Sales, elles n’y restent pas longtemps. On s’aperçoit que les châsses sont vides ; un commissaire suivi de gens armés, se rend au château, les reliques rentrent en triomphe dans leurs premières demeures ; ce sont les chefs révolutionnaires qui leur décernent cet honneur dont ils règlent eux-mêmes l’ordonnance et payent tous les frais ; c’était sous la Terreur, les prêtres sont exilés, l’église du couvent devient une caserne, les reliques n’y sont plus en sureté. Elles sont, de part l’autorité civile, transportées à la cathédrale et confiées à la garde de l’évêque constitutionnel ; les fidèles, se méfiant de la piété des autorités révolutionnaires, emportent les vénérables dépouilles, substituant à leur place 2 squelettes retirés des caveaux et revêtus des ornements des saints fondateurs. Les corps déposés non loin du canal, dans la maison Amblet, ne sortent de leur cachette qu’après le Concordat et sont rendus à la vénération publique le 28 mars 1804. Ce sont les dépouilles vénérables, objets de l’amour et du respect des ennemis mêmes de l’Eglise, que nous voyons dans l’église actuelle, c’est un large vaisseau à trois nefs, style grec, chargé de marbre, de dorures, de fresques ; nous profitons des derniers rayons du jour pour voir, derrière l’hôtel, la châsse de Saint François de Sales, en argent doré, soutenu par des anges, le saint est revêtu des ornements épiscopaux, 32 lampes d’or brûlent jour et nuit autour du sanctuaire. Sainte Jeanne repose dans la nef latérale de gauche, sa châsse est plus petite que celle de Saint François de Sales, elle porte le costume de son ordre mais la robe est en velours, la ceinture et le voile en soie.

           La ville que nous parcourons à pas précipités a un cachet d’ancienneté, son ancien évêché, l’église de Notre Dame sont remplis aussi de souvenirs de Saint François de Sales, toute la ville est embaumée, je crois, des parfums de la vertu de ce saint car nous rencontrons partout de l’aménité, de l’affabilité, soit de la part des petits enfants auxquels nous demandons quelques renseignements, soit de la part de l’individu qui nous indique l’heure du départ des bateaux. Nous regrettons que ces heures ne puissent nous convenir, devant quitter Annecy à 9h ½ , nous commandons une voiture pour 6h du matin afin de faire un tour au bord du lac avant le départ. Le dîner à table d’hôte me paraît éternel ; je meurs de fatigue et gagne avec bonheur ma petite chambre et, après ma correspondance, je vais m’étendre avec volupté dans mon lit avec la triste perspective d’un lever très matinal.


Photo 01 - Annecy

Mardi 4 Septembre - Chamonix, Hôtel du Mont-Blanc
Trajet : Annecy/La Roche-sur-Foron/Bonneville/Cluses/Sallanches/Saint Gervais/Chamonix

          Annecy est encore enveloppé dans les ombres de la nuit que déjà nous sommes sur pieds, le thermomètre nous avertit que le temps est froid ; pendant notre toilette, l’aube se lève et nous promet une belle journée, manteaux et couvertures se déroulent et, encapuchonnés comme des anglaises, nous faisons en voiture le tour oriental du lac, il a 14 lieues de longueur, 3 de largeur, il est dominé à l’est par la montagne de la Tournette et entouré de vertes prairies et de délicieuses villas. Nous traversons plusieurs villages que nous nomme notre cocher, La Tour, maison de Campagne où est mort Eugène Sue, 1857, Chavoires, maison habitée par J.J. Rousseau, Veyrier, au pied d’une montagne couronnée de rochers, Menthon, patrie de Saint Bernard, fondateur du grand et du petit Saint Bernard. Sur la rive est, on distingue Talloires, célèbre par son abbaye, fondée au XVème ; sur la rive occidentale, au point où le lac se rétrécit, Duingt, château avec vieille tour et belvédère que l’on croit avoir appartenu à la famille de Sales.
           On peut faire en voiture tout le tour du lac mais nous revenons sur nos pas, le temps presse, nous avons juste celui de regagner notre hôtel, les hautes montagnes, aux formes si variées, qui encadrent le lac, permettent à peine au soleil de nous envoyer quelques rayons ; il baigne de ses feux la ville d’Annecy très gracieusement assise sur un de ses bords, elle montre avec orgueil son grand séminaire, l’hôtel de ville, l’ancien couvent de Sainte Claire, le château servant de caserne, celui de Cressun, habitation des ducs de Savoie. La préfecture, la promenade du Fraquin, le jardin public avec la statue de Berthollet, sont sur un plan inférieur.


Photo 02 - Lac d'Annecy

          Un bon déjeuner réchauffe nos estomacs un peu gelés pas notre glaciale promenade. A 9h ½ , le train se dirigeant sur Genève nous emporte pour nous laisser, 2h après, à la Roche-sur-Foron où nous devons prendre la diligence de Chamonix ; la route descend presque tout le temps et passe sur des viaducs et sous plusieurs tunnels ; on laisse d’abord à droite le Parmelan, dont on peut faire l’ascension d’Annecy, cinq stations séparent Annecy de la Roche, je ne sais plus à laquelle nous faisons retentir les échos de nos cris admiratifs, nous venons d’apercevoir le sommet du Mont-Blanc, les yeux s’écarquillent, les lunettes passent de mains en mains et nous distinguons parfaitement, au fond du tableau sur notre droite, la tête neigeuse du géant des montagnes.
           A la Roche-sur-Foron, un espèce de véhicule, bondé de voyageurs, de paquets, nous conduit jusqu’à Bonneville, petite ville de 2358 h., pittoresquement assise sur la rive droite de l’Arve, dans une vallée fertile, dit Baedeker ; rien n’est pittoresque pour nous en ce moment, nous sommes menacés de rester devant l’auberge 1h ½ à attendre la fin du déjeuner des voyageurs ; notre humeur n’est donc pas des plus joyeuses car nous craignons d’arriver fort tard à Chamonix ; nous regrettons de n’avoir pas arrêté nos places à la diligence qui part de Genève à 7h du matin, il aurait fallu coucher à Bonneville, elle ne met que 8h ½ de Genève à Chamonix ; combien en mettrons-nous dans ce courrier du chemin de fer qui s’arrête à chaque village pour laisser ou prendre la poste ? Nous quittons enfin Bonneville, saluant de l’autre côté du pont un monument élevé en l’honneur des soldats de la Savoie morts dans la guerre de 1870-1871.
          La route traverse d’abord des prairies basses, le village de Vougy, la vallée s’élargit et se couvre d’arbres fruitiers, surtout de pommiers ; le cidre est la boisson la plus répandue dans le pays, nous dit notre gentil petit cocher que Léonie assomme de questions ; Cluses (490 m.) est une ville peuplée d’horlogers, il y a même une école d’horlogerie où se fabrique sans doute les montres que l’on vend à Genève. Cluses est bâti à l’entrée de la délicieuse vallée de Maglan ; un court arrêt nous permet de donner de nos nouvelles à Marseille et d’étancher notre soif. S’il est des gens aimables dans le Chablais qui aient bien profité des prédications de Saint François, c’est incontestable ; mais il en est, au moins un, qui ne met pas en pratique les leçons d’amabilité de l’apôtre du Chablais ; c’est notre nouveau cocher, individu grincheux, grognon, maussade, en vain Léonie s’efforce-t-elle d’amener une éclaircie sur cette figure chargée de mauvaise humeur ; ses frais sont inutiles, ses demandes sans réponse.
          Nous nous contentons d’ouvrir Baedeker et nous lisons que la grotte de Balme a 228 m au dessus du hameau de ce nom est fort peu intéressante, qu’au dessus de Maglan est le petit lac de Flaine, que ces pointes sont celles d’Areu (2448 m) et la pointe Percée (2752 m), l’aiguille à gauche est celle de Varens (2448 m), la cascade d’Arpenas tombant de la hauteur d’un huitième étage fait un très joli effet … Ces bois immenses de sapins doivent fournir une abondante chasse, on y trouve des troupeaux de chamois ; nous laissons sur la hauteur Saint-Martin et ses hôtels et bientôt après, nous saluons avec des transports joyeux le sommet du Mont-Blanc qui se dessine parfaitement sur un ciel pourtant peu clair.
C’est à Sallanches que vient aboutir, je crois, la nouvelle route carrossable d’Annecy à Chamonix. Après un repos dans ce village, la diligence continue dans une large vallée au fond de laquelle on nous montre le village de Saint-Gervais ; les divers sommets du Mont-Blanc tapissent le fond du tableau : d’abord l’Aiguille du Goûter, puis le Mont-Blanc proprement dit, le Mont-Maudit ; à mesure que nous avançons nous découvrons de nouvelles pointes neigeuses. Le soleil commence à descendre à l’horizon, il ne faut pas s’illusionner, impossible d’arriver à Chamonix avant la nuit. Léonie est dans la désolation, car l’arrivée à Chamonix est, paraît-il, très belle. On touche les glaciers qui descendent jusque sur la route. Nous maudissons la lenteur de notre diligence-courrier, qui, pour comble de malheur, s’enfonce dans la gorge étroite qui conduit à l’établissement des bains de Saint-Gervais, sans doute pour remettre et prendre le courrier, ce qui nous fait perdre ½ heure ; cet établissement, situé au fond de la gorge, a un aspect triste et sauvage, un torrent rapide alimenté par la fonte des neiges entretient dans cet étroit vallon une fraîcheur délicieuse, les environs offrent un grand nombre d’intéressantes excursions et, malgré tous ces avantages, une saison à ces eaux sulfureuses ne me tenterait pas du tout. Léonie, poursuivant toujours son idée, propose à Benjamin de coucher à Saint-Gervais afin de continuer la route de jour le lendemain ; la proposition est fort mal accueillie. J’attribue ce mouvement un peu vif de Benjamin aux ténèbres qui nous environnent, à la mauvaise humeur du cocher, le moment de silence qui se fait dans le trio. Je crains un instant que l’humeur du conducteur ne soit contagieuse.
          Tout à coup, la vallée se rétrécit, le soleil sort en plein des nuages et dore de ses derniers rayons les cimes majestueuses du Mont-Blanc qui lui emprunte ses couleurs les plus variées. Je ne crois pas voir rien de ci beau que ce spectacle, tout est obscur autour de nous, les bois qui bordent la route prennent mille formes fantastiques ; au fond de ce cadre sévère, apparaît le tableau qui excite si vivement notre admiration ; nous voudrions retenir le soleil à l’horizon, mais hélas, il baisse et les nuages pourprés s’éteignent graduellement puis disparaissent pour faire place au blanc le plus mat dont la lueur nous fait l’effet d’un clair de lune. Ce moment d’enthousiasme a chassé le commencement de mélancolie qui s’emparait de nos âmes découragées par la longueur de la route, la nuit est assez noire malgré les reflets argentés des montagnes et glaciers ; nous ne savons plus où nous passons, nous laissons, je crois, à droite, Chedde et son joli lac dans les eaux duquel l’imposante cime du Mont-Blanc se mire, dit-on, en entier. Léonie parle beaucoup d’un Pont Sainte-Marie sur l’Arve ; impossible d’obtenir aucun éclaircissement du cocher, il dort paisiblement ainsi que ses chevaux, ce qui permet à mes compagnons d’aller à la recherche de nos manteaux et caoutchoucs qui ont dû glisser de la voiture. Nous écarquillons nos yeux pour voir au moins confusément les nombreux glaciers qui saluent l’arrivée à Chamonix, des clartés qui ne fuient plus à notre approche nous avertissent que nous sommes enfin arrivés. Il est 8h. L’Hôtel du Mont-Blanc est au bout de la ville, il nous offre un dîner passable et des chambres assez proprettes.


Photo 03 - Chamonix - Mer de Glace

Mercredi 5 Septembre - Finhaut, Pension du Mont-Blanc
Trajet : Chamonix / La Flégère / Vallorcine / Le Châtelard / Finhaut

          Chamonix n'est qu'un bourg de 2450 h. qui n'a d'importance que par sa situation délicieuse dans la vallée de ce nom ; nous nous convainquons de la chose par une petite promenade matinale, on n'y trouve que des hôtels, des magasins qui offrent aux étrangers les divers trésors des Alpes. Nous achetons quelques photographies, déjeunons à la hâte car nos montures sont prêtes pour l'ascension de la Flégère ; nous partons sans nouvelle de Marseille, mais cependant gais et entrain, le temps est superbe, nos caractères seront, je crois, de bons baromètres. Il ne manque pas d'excursion à faire de Chamonix, Baedeker en enregistre deux pages. Pourquoi choisissons-nous la Flégère ? Parce que notre itinéraire le veut ainsi. Nous n'avons pas lieu de nous repentir de ce choix car nous jouissons d'un coup d'œil féérique sur la vallée de Chamonix et sur les divers sommets du Mont Blanc. A l'aide de Baedeker et du télescope, nous nous orientons parfaitement, les sommets que nous avons aperçus hier sont : le mont Joli (2670 m), les Aiguilles du Tricot, du Goûter (3873 m), le Mont Blanc, l'Aiguille du Midi (3943 m). Nous découvrons aujourd'hui le Mont Mallet, les Grandes Jorasses (4206 m), les Aiguilles du Moine, Verte, d'Argentière, du Chardonnet, plus loin, le col de Balme que prit Alfred pour aller à Tête Noire. Nous avons de la Mer de Glace une vue suffisante, si on veut la voir de près, on fait l'ascension du Montenvers (1921 m) à l'est de la vallée ; elle a 7 kms de long sur 2000 m de large. Le glacier des Bossons dont nous voyons de loin les éternelles glaces, est un des plus beaux de la chaîne. Léonie qui se nourrira, je crois, de regrets tout au long du voyage, nous montre le Brévent (2525 m) que nous aurions pu gravir à la place de la Flégère.

           Pas le plus petit nuage sur ce ciel si serein, toutes les aiguilles blanches s'y dessinent à l'œil nu, à l'aide du télescope, nous suivons deux caravanes faisant l'ascension du Mont Blanc, neuf petits personnages, qui ont l'air de pygmées à côté du géant des montagnes, marchent les uns derrière les autres, le premier qui doit être un guide, trace des sentiers dans la glace, pose une échelle pour traverser les crevasses ; nous distinguons parfaitement leurs faits et gestes, ils sont plus haut que les Grands Mulets, on appelle ainsi une auberge à sept heures de Chamonix où les excursionnistes vont coucher avant l'ascension du sommet. Il faut au moins trois jours pour cette excursion, elle est très coûteuse, il faut pour une personne deux guides à 100 francs et un porteur à 50 francs ; on dit que la vue n'est pas en rapport avec la peine que l'on prend pour y monter, car les objets cessent d'être distincts à 4810 m d'altitude, ce n'est point étonnant.

          Nous ne pouvons plus nous arracher aux charmes de ce tableau si nouveau pour nous et nous serions encore dans une muette extase si notre mentor ne nous eût rappelé à la réalité de la vie. Notre descente dans le bois se fait d'abord assez gaiement, puis elle revêt un caractère presque tragique. Je m'aperçois que nous avons oublié une partie de nos manteaux ; examen fait, mon guide est déclaré, après nous, coupable d'étourderie et sommé de remonter à la Flégère ; il regimbe d'abord puis croit pouvoir abuser de notre embarras en prescrivant la récompense à donner. Benjamin se fâche, menace, enfin les choses s'arrangent et, une heure et demi après, nos effets oubliés nous sont remis dans une petite pension à Praz où une bonne femme à l'humeur enjoué prépare en notre honneur un rustique déjeuner, omelette, beurre, œufs à la coque servis dans de petits verres à liqueur, café au lait ; un fameux appétit assaisonne ces mets si aimablement offerts. Il est tard, la voiture qui doit nous conduire à Finhaut et qui arrive de Chamonix est à la porte depuis longtemps, attente qui mécontente furieusement le cocher à en juger à sa figure maussade qui contraste avec l'air ouvert et la face gracieuse de notre grosse ménagère, qui nous met en voiture, nous souhaitant un bon voyage ; il s'ouvre sous d'heureux auspices, le cocher arrivant de Chamonix nous a remis le courrier de Marseille, nous savourons une lettre de Clotilde donnant d'excellentes nouvelles du petit peuple de la Viste.

La route que nous suivons est des plus pittoresques et des plus variées, chaque détour nous garde des surprises ; des rochers à mille découpures, Argentière dont l'immense glacier descend entre l'Aiguille Verte et l'Aiguille du Chardonnet ; des ponts hardis sur des abîmes aux flots bouillonnants. A un quart du haut du col des Montets, on se trouve sur la limite des bassins du Rhône et de l'Arve ; nous jetons un dernier regard sur la longue chaîne du Mont Blanc ; puis, nous descendons de l'autre côté de la vallée. Après le village de Vallorcine, aux maisons dispersées et un pont jeté sur l'eau noire à plus de 1000 m sur l'Arve : c'est la frontière, nous sommes en Suisse dans le Valais. Nous disons pour quelques jours adieu au beau pays de France, sans tristesse ; c'est un exil volontaire qui nous promet des plaisirs qu'il ne donne point d'ordinaire.
         Châtelard est à mi chemin entre Martigny et Chamonix. C'est ici que se séparent les deux routes conduisant dans la vallée du Rhône, à droite celle de Martigny, à gauche celle de Vernayaz que nous continuons, nous renonçons au projet primitif de coucher au Châtelard, d'abord l'hôtel Royal indiqué par l'itinéraire a été brûlé en 1886, puis il est encore de bon heure avant sept heure, il faut gagner de l'espace ; tel n'est pas l'avis de notre postillon ; nonobstant ses observations et sa mauvaise humeur, nous filons dans notre petite calèche par une route montante et étroite ; après quarante m. environ, on aperçoit dans le lointain le village de Finhaut, on conserve la même hauteur avec une vue superbe sur la vallée de l'eau noire puis sur Tête Noire, l'hôtel n'est qu'à une heure de Finhaut en traversant les eaux noires. Avant d'arriver à Finhaut, la route serpente en zigzag dans des lacets délicieux.

Finhaut est dans une position unique appendu aux flancs d'un rocher, on le prendrait pour le nid du roi des airs. Nous avons une joie enfantine en abordant au joli petit chalet qui a nom : pension du Mont Blanc, nous le préférons à celui du Bel Oiseau, dont la position est moins agreste ; le ciel n'est pas en harmonie avec la sérénité de nos visages. Il se reflète sur celui de notre voiturier auquel nous donnons un rendez-vous pour le lendemain 7 h.
Tout est gracieux dans ce petit chalet, svelte soubrette, escalier tournant, chambrette en bois, on a l'air d'y vivre très en famille ; à côté de nous, dans le salon, est une dame, son mari et sa fille ; nous comprenons par leur conversation qu'on attend, ce soir, des jeunes gens qui reviennent d'excursion ; à une autre table, un anglais et sa femme se bourrent d'œufs durs qu'ils inondent de thé ; plus loin, un jeune ménage roucoule tendrement.
           Nous écrivons, discutons l'itinéraire du lendemain, il est fort peu chargé. Ne pourrions-nous point y encadrer un petit tour jusqu'à Villeneuve, lac de Genève ? Ce plan me sourit d'autant plus que je ne connais pas le fond du lac que l'on dit fort agreste ; nous arriverions toujours à Viège dans la soirée ; tout est donc pour le mieux et nous sommes très certainement inspirés par les faits qui doivent hanter souvent ce poétique chalet ; les revenants ne troublent point notre paisible sommeil ; je n'attribue pas à un fantôme mais à quelque gros voyageur le ronflement qu'une simple cloison de bois laisse arriver à mon oreille avec une telle intensité que mon pauvre sommeil a bien des soubresauts. Un autre inconvénient de ce joli chalet, après la répercussion des sons, est l'absence de ce que j'appellerais l'indispensable et qu'on décore de tant de différents noms, il se trouve dans un chalet vis-à-vis le nôtre ; je donnerais pour conseil à notre châtelaine de jeter un pont pour faciliter l'abord de ces lieux chers aux voyageurs.

Jeudi 6 Septembre – Viège, Hôtel des Alpes    [carte]   [carte gorges du Trient]
Trajet : Finhaut / Le Trétien / Salvan / Saint Maurice / Villeneuve / Vevey / Montreux / Villeneuve / Viège (auj. Visp)

         Notre première action en sautant du lit est de consulter le ciel ; hélas, il est loin d'être clair. Mais il ne faut point s'arrêter à ces variations du temps et, à travers le prisme de nos idées claires et joyeuses, les rayons du soleil seront toujours lumineux ; notre cocher n'a point cet instrument enchanteur, aussi, est-il très en retard. Pendant qu'il prépare l'équipage, nous avalons un bon déjeuner. Quelques gouttes de pluie, puis de petites ondées, rafraîchissent notre descente qui s'effectue en mille lacets dans un bois très pittoresque ; près du petit village de Triquent (auj. Le Trétien) est le sentier conduisant en 43 mn aux gorges du Triège et aux belles cascades encadrées de rochers et de sombres sapins ; nous trouvons inutile de nous y arrêter, ayant dans notre itinéraire des curiosités plus remarquables. La route monte ensuite pendant 20 mn et redescend dans des rochers très curieux, mais qui offrent bien des difficultés à notre pauvre cheval, notre cocher a l'air navré des souffrances de sa bête, il la regarde avec des yeux de compassion.

          A Salvan, un poteau nous indique le sentier pour la cascade du Dalley, nous passons outre et, après une heure de descente par d'innombrables lacets qui passent et repassent sur un torrent au milieu des plus beaux châtaigniers que j'aie jamais vus, nous avons sur la vallée du Rhône une vue des plus étendues ; le fleuve serpentant au fond de la vallée doit ressembler à un cordon de feu aux brillants rayons du soleil.
          Vernayaz et ses hôtels, la station du chemin de fer ; nous voilà donc arrivés. Beaucoup de voyageurs font la route au rebours, nous rencontrons plusieurs anglaises dont les petites casquettes nous font envie ; il est curieux, arrivés dans la vallée, de jeter un coup d'œil sur le chemin que l'on vient de parcourir, c'est dans cet amphithéâtre de verdure que serpentent les mille lacets qui ont fait notre admiration et causé tant de sollicitudes à notre pauvre voiturier. Il nous conduit à l'Hôtel de la Poste, Vernayaz est à 468 m, Finhaut à 1237 m, nous avons donc descendu ce matin 749 m. Les gorges du Trient sont vis-à-vis l'hôtel, on y prend des cartes moyennant un franc pour visiter les gorges, l'entrée est grandiose entre le Pic du Midi et le Mont Blanc.


Photo 04 - Gorges du Trient

          Les parois des rochers, hauts de 130 m, se rapprochent tellement à chaque coude que l'on croirait être dans une immense grotte voûtée. A l'endroit où l'on traverse pour la deuxième fois le Trient, ce courant a, dit-on, 13m de profondeur ; à l'extrémité de la galerie de bois, il forme une chute de 10 m de hauteur ; ces gorges ont trois lieues de long jusqu'en face de l'Hôtel de la Tête Noire d'où on voit le commencement (Baedeker). Le gardien de ces antres profonds nous propose de tirer un coup de pistolet ; répercuté par mille échos, le bruit est effrayant. A la sortie des gorges, un petit magasin de peu d'apparence nous offre quelques souvenirs du pays. L'heure est trop avancée pour songer à déjeuner avant le départ du train, 10h20.
         En quittant Vernayaz nous admirons la belle cascade de Pissevache que l'on voit parfaitement du chemin de fer, c'est une chute superbe qui descend des gorges de la Dent du Midi et se précipite dans le Rhône à une hauteur de plus de 70 m. Nous avons, en arrivant à Saint-Maurice, un appétit d'enfer. Aussi, l'arrêt est-il employé à déguster un bon déjeuner et pourtant, que de choses merveilleuses à voir dans cette ville, qui doit son nom à Saint Maurice, chef de la légion thébaine (302 après J.C.). Elle possède plusieurs œuvres d'art, des antiquités rares, coupes, inscriptions ; non loin de Saint-Maurice sont les bains de Lavey, découverts en 1831.

A Villeneuve, nous prenons le bateau pour Genève et nous admirons à notre aise le grandiose panorama du fond du lac ; du château de Chillon dont nous apercevons les tours, on doit avoir, sur le lac, une vue splendide. Je ne suis pas étonnée que ces sites enchanteurs les poètes. J. J. Rousseau leur doit ses plus belles pages et Lord Byron son poème du prisonnier de Chillon. Le ciel, couvert ce matin, n'ose point nous voiler un si beau spectacle, le soleil perçant les nuages donne aux eaux les reflets les plus changeants, dore les collines riantes et peuplées du canton de Vaud, tandis que les montagnes escarpées de la Savoie, que nous avons à notre gauche, sont dans une teinte sombre qui ajoute encore à leur majesté et contraste avec les coteaux gracieux et ensoleillés du canton de Vaud. Ces coteaux sont peuplés de nombreux villages qui sont d'un très joli effet.
          Vevey est une ville de 8000 h, la seconde du canton de Vaud, elle est redevable d'une partie de sa célébrité aux écrits de J.J. Rousseau qui a placé au milieu de cette riche nature la scène de la Nouvelle Héloïse. Lausanne nous montre depuis longtemps son site charmant, son château, sa cathédrale. Nous ne devons point nous arrêter à Lausanne, à peine débarqués, le chemin de fer funiculaire nous fait gravir la pente énorme du niveau du lac, 375 m, à la ville, 489 m. Mais, hélas ! quand nous arrivons à la gare du chemin de fer centrale, le train pour Viège était en branle et nous restons bêtement sur la chaussée maudissant la mauvaise organisation du chemin de fer funiculaire qui mystifie ainsi les étrangers, regrettant le courrier qui nous attend à Viège, la route que nous ne verrons point en prenant le train de 4h55. Pour nous consoler, nous courrons chez un confiseur, Benjamin chez un barbier, il choisit à merveille, Lausanne est une ville très propre à en juger par le magasin de confiseries où nous prenons deux très bonnes glaces et écrivons à Marseille notre mystification.
         Le temps est très étouffé, aussi notre promenade de descente et de montée ne nous laisse-t-elle aucun doux souvenir. On arrive à la cathédrale par un escalier de modeste apparence qui n'a pas moins de 150 marches, c'est un édifice du XIIIème siècle, style gothique primitif. Il n'est rien de triste comme ces grands temples protestants sans autel, sans croix, sans aucun souvenir chrétien ; on se sent glacé en parcourant cette immense nef ; sur la chaire est inscrit un verset de la Bible, vis-à-vis la chaire, de très belles stalles portent le nom des auditeurs qui doivent entendre les prêches les jours de fête. Nous avons, de la terrasse de la cathédrale, un panorama des plus jolis sur la ville et le lac. Aidés du plan de la ville, nous essayons de nous orienter un peu, l'ancien château est sur une terrasse plus élevée, ces monuments sont des musées, des hôtels, des écoles ; une large rue, nouvellement percée, est reliée aux anciennes maisons par un grand pont. Le lac Léman, vu de cette terrasse, a des reflets délicieux bleus d'azur, les autres lacs de Suisse sont bleus verdâtres ; les cygnes, les mouettes, les hirondelles se rafraichissent dans ces eaux engageantes, on y pêche des truites. Toujours Baedeker en main, nous mesurons au lac 80 km de long, sa largeur varie de 2 à 14 km, 57 780 hectares de superficie. En vain, nous avons la volonté de lui trouver la forme d'un croissant, sa température s'élève de 3 à 4 degrés en hiver et 23 degrés en été.
         Si nous avions le temps, que de richesses à découvrir encore dans ce lac qui a inspiré tant de poètes ! Mais il ne faut point rêver jusqu'à manquer notre train de 5 h. Laissant à regret la promenade du signal à ½ heure de la ville d'où l'on a, paraît-il, un point de vue dont la réputation est presque européenne, nous disons adieu à Lausanne, à son site pittoresque, ayant soin de prendre en wagon les places de droite afin de suivre le lac, nous avons un soleil couchant magnifique, avant de disparaître de l'horizon, l'astre brillant se colore de mille feux aux teintes variées, nous voyons parfaitement le fameux rayon vert. Nous passons successivement Vevey, Montreux, Vernez, Villeneuve ; la voie s'engage dans la large vallée du Rhône, bordée de hautes montagnes.
         Bientôt, la nuit enveloppe tout ce qui nous entoure, l'obscurité nous repose de la chaleur et des contrariétés du jour qui occasionne à Léonie une forte migraine. Aussi, ne fait-elle aucun honneur au repas pris comme le matin à Saint-Maurice ; le sommeil abrège les heures qui nous séparent de Viège ; à 10h ½ le chemin de fer nous laisse dans cette petite ville très pittoresquement assise dans la vallée du Rhône (545 h). Il faut remettre à demain le plaisir de jouir de cette heureuse position. L'Hôtel des Alpes est à côté de la gare, il est propre, j'occupe une grande chambre à deux lits avec la liberté d'un rechange en cas d'insomnie. Benjamin s'entend avec le maître d'hôtel pour le départ de demain, c'est un type achevé dont le baragouin retentit encore à mon oreille tandis que j'embrasse avec transport mon cher oreiller.

Vendredi 7 Septembre - Le Riffel, Hôtel du Riffel    [carte]  
Trajet : Viège / Stalden / Saint Nicolas / Randa / Zermatt / Riffelalp / Hôtel du Riffel

         Le soleil de plomb de notre journée d'hier a produit sur nous l'effet de pavot ou d'opium, nous dormons comme des marmottes. A notre réveil, regard vers le ciel, c'est toujours notre première action, avec ce regard, s'élève notre cœur qui va au-delà de ce ciel matériel où le baromètre est toujours au beau fixe ; ce genre de prière, fervente et courte, est adaptée pour le voyage. Que nous promet le temps aujourd'hui ? Rien de bien sûr. Nous partons cependant après un bon déjeuner et une éternelle explication de notre hôtelier qui n'a point pour nous le mérite de la clarté. Il est convenu pourtant que nous reviendrons à Viège dimanche soir, au retour de notre magnifique ascension du Gornergrat.

         Nous voilà donc trottant, caracolant dans la belle vallée de Viège, car la route est très large, elle monte d'abord jusqu'à Stalden (834 h), village adossé à la montagne au pied de laquelle se réunissent les deux bras de la Viège et où la vallée se bifurque, puis, elle longe la montagne sur la rive gauche de la Viège, le point de vue est délicieux ; sur la hauteur, la petite église d' Embd, des pâturages tellement inclinés que les poules même ont besoin d'être ferrées pour pouvoir s'y tenir ; échelonnés ça et là, des petits chalets bien pauvres posés sur des piliers de bois ou de pierre pour les préserver de l'humidité ; au flanc de ces rochers escarpés apparaissent sur des points qu'on dirait inaccessibles de petits carrés cultivés. Le paysan du Valais est très ingénieux pour arroser son blé. Il va prendre à une grande distance les eaux d'une source élevée qu'il conduit, en dépit des obstacles, au moyen de troncs de sapins creusés, jusqu'à son champ ; la hardiesse de ces rustiques aqueducs nous étonne, ils conduisent l'eau jusqu'aux villages que nous rencontrons semés sur notre route.
         Le ciel, sans être serein, n'est pas trop couvert et nous permet d'apercevoir les sommets du Weisshorn (4712 m) et ceux du Brunegghorn (3894 m). Un peu avant l'arrivé à Saint-Nicolas nous saluons le Breithorn (4512 m) et le petit Cervin. Un dîner maigre se prépare pour nous au grand Hôtel de Saint-Nicolas, pendant que nous commandons une voiture que je courre à l'église afin de rapporter le souvenir du saint patron et des trois enfants peints sur un vitrail et de la bonne Sainte Vierge en costume de belle dame. Les guides nous ont été inutiles sur ces routes splendides, ils ont pris des raccourcis et arrivent à Saint-Nicolas un quart d'heure après nous. Chaque monture doit avoir un guide, double frais pour les voyageurs, mais aussi double gain pour les loueurs, les chevaux ne portent que des paquets roulés en courroies ou de petits sacs mais jamais de valises, même des valises plus petites que des sacs, il faut respecter les usages, aussi, pour une minuscule valise, avons-nous un porteur à six francs, frais qu'il faut ajouter aux douze francs que coûtent un guide et un cheval de Viège à Saint-Nicolas.
A midi ½, une légère voiture nous emporte sur la route de Zermatt qui est assez accidentée : forêt de sapins, cascades gracieuses, ponts sur la Viège, villages nombreux dont les chalets bas et tristes contrastent singulièrement avec la majesté des monts que nous saluons avec transport : le Weisshorn, le Petit Cervin, le superbe Breithorn que l'on voit parfaitement du village de la Randa. Tout près de ce village sont les débris d'un éboulement qui a, dit-on, enseveli tout un village. Malheureusement, l'horizon s'obscurcit et c'est en vain que nous cherchons à droite la pyramide colossale du Grand Cervin (4482 m), il se confond avec les nuages. Pour consoler Léonie, je veux lui persuader que l'imagination doit être souvent créatrice dans un voyage en Suisse et qu'il est facile de s'imaginer voir les glaciers du Cervin dans ces nuages blanchâtres qui dominent l'horizon.

Arrivés à Zermatt, nous trouvons qu'il est trop tôt pour terminer la journée et, montés sur un âne, il n'y a plus de chevaux, nous faisons l'ascension jusqu'au Riffelalp, après nous être informés à l'église de Zermatt de l'heure des messes le dimanche. Le petit village de Zermatt (492 h), 1420 m, est situé dans une verdoyante vallée, entourée de forêts de sapins. Riffelalp est à 2227 m, c'est dire que l'ascension est laborieuse, même pour des ânes, le mien a l'air assommé, c'est la quatrième fois d'aujourd'hui qu'il recommence sa promenade. Il resterait, je crois, en chemin, sans la rencontre de quelques confrères qui justifient par une allure fière les noms glorieux qu'ils portent : Samson, Goliath. Les gens des montagnes s'inspirent donc des souvenirs bibliques ! Mon guide en est nourri, il possède aussi fort bien l'histoire de France et surtout celle de son pays ; je prends plaisir à entendre ces accents patriotiques me rappeler les circonstances dans lesquelles la Suisse a aidé la France. Maintenant nous ne battons plus personne, me dit-il, et pourtant nous aimons les armes, le montagnard a le goût belliqueux et le cœur honnête. J'approuve fortement l'enfant des bois et lui dis la réputation d'honnêteté et de franchise que ses compatriotes, servant en France, se font chaque jour.
         Ce brave jeune homme me fait alors une déclaration d'amour et d'attachement pour son pays qu'il ne quittera jamais préférant la pauvreté dans ses bois que la richesse hors de la patrie. Cette ouverture arrive à point, j'allais lui proposer de nous suivre en France en qualité de valet de chambre. Léonie s'inquiète de mon intimité avec mon guide, elle est jalouse, le sien ne parle pas français et l'ascension lui paraît un peu longue. Benjamin la fait à pied avec grand succès, le chemin n'est pas désagréable, il monte dans des prairies, puis dans des bois de mélèzes, traversant de temps à autres de petits ponts sur la Viège. Après une montée d'une heure ½, nous sommes sur la magnifique terrasse de l'Hôtel de Riffelalp, un grand nombre d'étrangers sont sous la vérandah à lire, écrire, boire. Benjamin et les guides se rafraichissent. Je trouve que la température nous rafraichit assez, la pluie tombe assez serrée, les nuages nous cachent le magnifique panorama que l'on doit avoir à une hauteur de 2227 m.
         Une heure seulement nous sépare de l'Hôtel du Riffel. Malgré la rigueur du temps, nous gravissons la hauteur, nous serons demain plus près du Gornergrat. Benjamin, craignant l'humidité de la route, prend une monture. Notre montée n'a rien de pittoresque, les chemins sont affreux, le plus continue. Mon âne n'avance que fortement tiré par son maître, celui de Benjamin n'ayant pas ce renfort, serait resté en route sans les coups de pieds que lui administre le porteur de la valise. Enfin, nous voilà devant un bon feu dans le salon de l'Hôtel du Riffel. Tout en nous séchant et en savourant un bon dîner maigre, nous nous confions nos inquiétudes pour la journée de demain. De la clémence du ciel va dépendre notre sort, c'est du Gornergrat que l'on a le plus beau point de vue de la Suisse. Oh ! Mon Dieu, que ta main puissante dirige les éléments, les astres du firmament obéissent à ta voix, fais luire demain un magnifique soleil, nous adorerons ta bonté et proclamerons ta puissance dans les plus belles œuvres de la création !!! …


Photo 05 - Hôtel Riffel et le Cervin

Samedi 8 Septembre - Viège    [carte]
Trajet : Hôtel du Riffel / Riffelalp / Zermatt / Saint Nicolas / Viège

         Hélas, nos prières ne sont point exaucées ; espérant cependant contre toute espérance, le lever est matinal ; malgré le peu de jour que laissent arriver nos persiennes fermées, ce qui dénote un ciel couvert, à une élévation de 2549 m, il y a déjà longtemps que nos chambres devraient être ensoleillées, aussi, combien me paraissent pâles et tristes les bouquets de roses de ma tapisserie ; elles me souriaient hier au soir à la lueur incertaine de ma bougie et ce matin, on dirait qu'elles ont reçu toute l'eau tombée cette nuit tant la corole est penchée ! Les toilettes se prolongent, on écrit dans sa chambre ; on dirait qu'on redoute de se voir et qu'on attend que le soleil soit sorti de son paresseux sommeil ; enfin, nous nous rencontrons dans le salon autour du foyer commun ; le noir du ciel se reflète sur nos figures toujours si sereines, celle de Léonie a des reflets de véritable tristesse, la mienne de simples contrariétés. Que faire en face d'une impossibilité ? …Nous consultons vingt fois le temps, dix fois notre hôtesse qui n'est pas très encourageante. Avant-hier a été, paraît-il, la seule journée de beau temps, il y a eu une série de pluies qui a rendu le Gornergrat inaccessible aux touristes et elle ne croit point que les nuages se dissipent de plusieurs jours.

         Nous nous consultons ensuite nous-mêmes. Léonie est d'avis de redescendre immédiatement, c'est la conclusion des conseils de notre hôtesse. Il faut renoncer alors à la plus belle excursion de notre voyage, à ces montagnes gigantesques, à ces glaciers qui nous entourent comme une blanche ceinture. Avoir perdu deux jours, dépenser plus de 200 francs, pour s'en retourner bredouilles, honteux comme le renard que le coq aurait pris, c'est la décision la plus logique mais non la plus sage. Benjamin émet l'idée d'attendre le lendemain et de courir la chance d'avoir beau temps, s'il est mauvais, nous en serons quitte pour une journée perdue !

         Un jour perdu en voyage, les minutes sont des pièces d'or, notre mystification serait encore plus grande demain en face d'un ciel toujours couvert et notre mauvaise humeur déjà à son paroxysme, s'élèverait ! Je gage à la hauteur du Mont Rose. Mais aussi, quels regrets si, redescendant jusqu'à Viège ce soir, un radieux soleil saluait demain notre réveil ! … Quel désespoir … Appelée à dire ma pensée, je tranche entre les deux alternatives et j'opine pour le Gornergrat en dépit du temps. Pourquoi la malice du temps nous arrêterait-elle ? Hier, malgré la pluie, nous avons franchi plusieurs milliers de mètres, l'horizon était sombre, il est vrai, le sera-t-il autant aujourd'hui ? Le soleil a des éclairs, une minute suffit au roi de la création pour illuminer toutes les montagnes du monde, si cette minute nous était donnée ! Et l'imagination, pourquoi est-elle faite sinon pour combler les lacunes, pour suppléer aux réalités. Ne dore-t-elle point d'un reflet enchanteur toutes les choses de la vie, elle en change même la couleur, elle a, en un sens, plus de puissance que le soleil, celui-ci donne aux objets des teintes merveilleuses, les colore des feux les plus ravissants, mais l'imagination fait plus que tout cela, elle est créatrice.

          Aux reflets de cet astre lumineux, le panorama nous eut paru peut-être plus beau qu'il n'est en réalité, les glaciers, le Mont Cervin, le Mont Rose, les cimes élevées du Rothorn, du Weisshorn et de tous les horns de la création, auraient revêtu les formes les plus fantastiques, les couleurs les plus séduisantes. Malgré la justesse de mes conseils, ils sont rejetés. Léonie et moi nous consolons par la correspondance. Benjamin fait de fouilles dans la bibliothèque-armoire du salon. Nous assistons au départ de plusieurs voyageurs, de jeunes anglaises sous leur toilette, elles s'entortillent dans de vastes manteaux, leur tête se perd dans de profond capuchon, ainsi masquées, elles grimacent un quart d'heure devant une glace et nous arrachent, par leurs pantomimes, le premier sourire de cette néfaste journée.

         Après un bon déjeuner, nous prenons un porteur pour nos bagages, saluons notre hôtesse, endossons les caoutchoucs avec moins de grâce que les anglaises et nous voilà dégringolant les sentiers gravis hier avec tant de peine ; ils sont mauvais, humides, glissants, n'importe, nous allons toujours, Léonie fait une chute, elle se relève vaillamment et se met en tête de la caravane. Qui nous eut vus aurait cru rencontrer des soldats vaincus regagnant tristement leur foyer, des victimes conduites au dernier supplice. Nos têtes sont basses, nos airs résignés et mélancoliques, notre marche précipitée semble vouloir mettre de l'espace entre nous et le lieu témoin de notre humiliation. Une petite halte à Riffelalp nous fait regretter plus encore de n'avoir point stationné ici hier soir. L'hôtel est beaucoup plus confortable que celui de Riffel, la distance de Zermatt est moins grande, puis Riffelalp possède une église catholique ; nous aurions saintement employé nos longues heures d'indécision en entendant la messe car c'est aujourd'hui la fête de la Nativité. Il faut au moins sanctifier ce jour par l'acceptation des contrariétés de ce 8 septembre. A Zermatt, nous prenons une petite voiture, à Saint-Nicolas des chevaux. Benjamin fait la route à pied ; Léonie, partie à pied partie à cheval ; quant à moi, je ne quitte pas ma monture.
         Cette vallée de Zermatt, hier si riante, si gracieuse, a perdu aujourd'hui une partie de son prestige tant il est vrai que l'âme est le reflet de toutes nos impressions, c'est elle qui colore ou défigure tout ce que nous percevons. Pourquoi la vie qui paraît si belle et si gaie alors qu'on a vingt ans change-t-elle d'aspect quand on a quarante ans ? Les années ont mâchuré de noir le verre rose à travers lequel la jeunesse regarde l'avenir. Je fais seulette presque toute la route et me convaincs de la réalité de mes pensées, je trouve moins de poésie dans cette vallée déclarée hier sans rivale ; ses gracieux contours sont sans charme, ses montagnes si originalement dentelées ressemblent aux murs délabrés d'une forteresse, ses chutes d'eau qui rafraichissent et égaient le paysage ne sont-elles point le symbole de toute l'eau que le ciel met en réserve pour retomber en pluie et contrarier notre voyage ? …

         La nuit enveloppe déjà tout le chemin parcouru quand nous arrivons à Viège au grand ébahissement du maître d'hôtel qui ne nous attendait que dimanche soir. Le repas de la table d'hôtes se ressent de nos dispositions, nous le trouvons très mauvais, nos chambres se ressentent aussi du peu d'harmonie de notre journée, elles sont petites, la mienne est enclavée dans celle du jeune ménage, ce qui n'est point commode, je suis en prison. De plus, nos toilettes sont en lambeaux, nos jupons, bas, pantalons, sont noirs comme la cheminée et donneraient du travail à tous les ramoneurs de la Savoie. Il faut remettre demain ces vêtements de boue, quelle perspective ! Il fallait bien que tout fût noir dans cette mémorable journée, nos idées ont naturellement le même temps, une mortelle tristesse nous saisit. Ah ! qui nous rendra le beau soleil de notre France, notre maison, notre famille et surtout notre garde robe et notre trousseau ?

Dimanche 9 Septembre - Glacier du Rhône, Hôtel du Glacier    [carte]
Trajet : Viège / Brigue / Naters / Mörel / Lax / Fiesch / Hôtel du Glacier du Rhône

          Une bonne nuit a chassé les nuages amoncelés hier, soit au ciel, voûte azurée, soit au ciel de nos idées. Un beau soleil, insulte à notre douleur, oh ! Riffel ! Oh ! panorama du Gornergrat ! Pour vous tous, nos regrets. Pourquoi avoir suivi hier notre premier mouvement sans écouter les conseils de la raison ? Par bonheur, le ciel n'est pas si clair dans la direction du Riffel que dans la belle vallée de Viège ; espérons comme fiche de consolation que les touristes d'aujourd'hui n'ont pas plus de chance que ceux d'hier. Nous sommes très édifiés de la piété des habitants de ce petit village, la messe est entendue à genoux, par les hommes et par les femmes, la communion presque générale, on s'approche de la table sainte en égrenant le chapelet, plusieurs valaisannes sont en uniforme avec leur petit chapeau plat garni du même ruban, les habitants de Viège sont aussi laids que des veaux, ceux qui échappent au crétinisme et au goitre ont un teint jaune, blafard, un air de mauvaise santé, on attribue ces infirmités à la qualité malfaisante des eaux provenant de la fonte des neiges, à la saleté des habitants, qui contraste avec la propreté des suisses. L'allemand est la langue dominante, ce qui paraît très drôle dans un pays si voisin de l'Italie. Après la messe, un bon déjeuner, nous échangeons un cordial adieu avec notre hôte et ses gentilles soubrettes et nous filons vers les glaciers du Rhône.

         C'est une journée entière de voiture, avons-nous bien fait d'accepter celle-là ? Ne valait-il pas mieux prendre à Brigue les diligences qui font le service deux fois par jour ? Nos chevaux n'ont pas l'air très fringant. Le début du voyage est très heureux ; nous trouvons à la poste de Brigue un très nombreux courrier que nous savourons avec délice ; les nouvelles sont excellentes, il me semble qu'il y a un siècle que nous sommes partis et l'on ne connaît des voyageurs que des détails vus les deux premiers jours.
Brigue, petite ville de 1200 h, est la dernière station du la ligne de la vallée du Rhône, elle montre avec orgueil son château des Stockalper ; la matinée s'écoule gaiment malgré les regrets donnés au Gornergrat et qu'augmente à chaque minute la montée ravissante du soleil à l'horizon. La vallée, d'abord étroite et rocheuse à Naters, à Mörel, s'élargit à Lax (1071 m), la route traverse plusieurs fois le Rhône profondément encaissé. A midi, nous sommes à Fiesch (1071 m). L'hôtel des Alpes nous donne pour la somme de 3 francs un déjeuner assez succulent, couronné par un plat doux et servi par une soubrette dégourdie qui n'a pas une grande estime pour notre cocher. Pourquoi ? Nous nous le demandons. Peut-être est-elle jalouse de la cour que je lui vois faire par la fenêtre aux filles du village. On peut faire de Fiesch plusieurs excursions, la plus remarquable est celle de Fiesch à l' Eggishorn (2934 m), cime la plus élevée d'une crête de montagnes qui séparent le grand glacier d'Aletsch de la vallée du Rhône, il offre une vue splendide des alpes bernoises et des alpes valaisannes ; c'est l'excursion principale du haut Valais marquée de deux astérisques dans Baedeker.
          Nous rencontrons plusieurs petites localités, la plus grande Niederwald, elles ont toutes un air de fête ; c'est dimanche, le travail est suspendu, le gai tintement des cloches appelle les villageois à la prière ; nous commençons par la fin de la récitation des vêpres et nos cœurs inspirés par la reconnaissance envoient au ciel le chant du Magnificat. La prière d'action de grâces est la seule que l'on puisse faire en face de tant de merveilles ; ce serait le Te Deum qu'il faudrait entonner et courir le ciel et la terre à remercier Dieu des chefs d'œuvre de la création. Munster est la localité principale de la vallée, ses chalets sont plus coquets, quelques uns sont en bois découpé comme des écailles de tortue. Malgré les gracieux détours de la route parsemée de villages, le paysage pittoresque des évolutions des vaches en liberté, les majestueux sommets du Geisshorn et du Galenstock que nous admirons longtemps ; malgré encore les nombreuses distractions qui naissent du choc de nos trois imaginations, nous trouvons la route éternelle, je crois que nous n'arriverons jamais, notre guide nous avoue n'avoir jamais parcouru ces gigantesques routes qui vont peut-être aboutir à un autre monde ; je ne suis pas éloignée de la croyance des anciens poètes qui disaient que le Rhône sortait des portes de la nuit éternelle.
          La dernière vallée que nous parcourons forme trois terrasses, elle est resserrée entre deux montagnes et ses nombreux détours nous cachent la vue des glaciers après lesquels nous soupirons ; enfin, les fatigues de la journée sont amplement compensées par la beauté des glaciers dont nos yeux ne peuvent mesurer l'étendue. C'est tout bonnement magnifique. Nous descendons devant l'Hôtel du Glacier du Rhône, le soleil est déjà bas à l'horizon et le voisinage des glaciers rend nécessaire le déploiement du ballot des manteaux. Mais, oh malheur ! c'est en vain que nous sondons les caissons de notre voiture et ses moindres replis, que nous interrogeons notre cocher, nous constatons la triste disparition de toutes nos courroies, adieu caoutchoucs, couvertures, manteaux. Qui nous préservera des rigueurs du froid ? La vue de ces immenses glaciers ne nous réjouit plus, ils nous font trembler et nous sentons passer sur nos épaules allégées toute cette mer de glace. Bénis soient les progrès de la civilisation qui font monter à 1 800 m tous ces poteaux que nous avons suivis avec intérêt sur la route sans nous douter du service qu'ils nous rendraient.
          Une dépêche lancée au maître d'hôtel à Viège demande dans une réponse payée des nouvelles de nos courroies et, tandis que court pour nous le fil télégraphique, nous admirons le glacier du Rhône, il dépasse l'idée que m'en était faite, il ressemble à une immense cataracte subitement convertie en glace et s'élève comme une terrasse sur une longueur d'environ dix kilomètres, il paraît que ce glacier a beaucoup reculé ces derniers temps, il n'offre pas les pyramides gigantesques, les crevasses profondes des glaciers de Chamonix, il est plus compact et l'emporte sur tous les autres en étendue et en blancheur, il couvre un espace de plus de 25 lieues de tour. Voici donc le berceau de ce fleuve dont nous connaissons si bien le cours, ses eaux si majestueuses dans les différentes villes qu'il arrose, Genève, Lyon, Vienne, Valence, Avignon, Tarascon, Arles avant de se jeter dans le Golfe du Lion, ne s'échappant point du Mont Furka en gros bouillons, c'est un petit filet qui ne semble que le suintement de ces blocs prodigieux de glace bientôt grossi par une infinité de petits ruisseaux. Dans ces carrières de glace est taillée une grotte délicieuse que nous parcourons avec enthousiasme, elle a un reflet bleu délicieux. Oh ! Que sont belles les œuvres de la nature ! Quel que soit le génie de l'homme, ses productions n'égaleront jamais les charmes que je trouve dans celles créées par Dieu lui-même. Avant le dîner, retour au télégraphe, aucune nouvelle de Viège. Nos bagages ont-ils été perdus, volés, la supposition la plus probable est qu'ils aient été mis par mégarde dans la voiture d'autres voyageurs, ils se promènent sans doute, peut-être sont-ils au Riffel et ont-ils vu le Gornergrat ? Que ne sommes-nous à leur place !

          Nous avons besoin d'un bon dîner pour dissiper notre noire humeur et le commencement de discordes que la perte des bagages fait naître dans le ménage. Benjamin déclare que nous ne quitterons le glacier du Rhône qu'après le recouvrement de nos effets, cette fois-ci son idée n'est point la meilleure, car, si nos bagages font le tour de la Suisse, nous sommes ici pour quinze jours. Que ferons-nous ici en compagnie des ours et des marmottes ? Le repas à table d'hôtes nous distrait de nos fâcheuses préoccupations, il est bon et se termine par un lait de poule décoré du nom de Mayou. Une dernière visite à la poste rembrunit de nouveau nos visages, rien, absolument rien ; une réponse payée ne met jamais plus d'une heure pour arriver nous dit l'employé. Nous confions au sommeil toutes nos sollicitudes relativement à la manière de nous préserver du froid le lendemain car ce n'est point seulement en rêve que je vois baisser le thermomètre ; en attendant de me geler demain, je me blottis sous mon édredon que je rêve être un bloc de glace et, malgré ce voisinage, je meure de chaleur.

Lundi 10 Septembre – Meiringen, Hôtel du Sauvage   [carte]
Trajet : Hôtel du Rhône / Col du Grimsel / Handegg / Guttannen / Meiringen

         Notre première action est une visite matinale à la poste ; nouvelle déception qui trouve nos esprits beaucoup calmes qu'hier au soir. Le temps n'est pas froid, mais nous regretterons, je crois, nos caoutchoucs. Benjamin et Léonie s'engagent à pied, je les rattrape avec deux guides et deux chevaux, notre programme est de traverser les belles vallées de l'Aar, d'Handeck, jusqu'à Guttannen, de là une voiture nous conduira à Meiringen où nous prendrons le chemin de fer jusqu'à Brienz, puis le bateau pour le Giessbach. Après avoir marché quelques minutes, on a une vue splendide sur les glaciers du Rhône et sur la route de Furka que nous suivons des yeux grâce à une diligence que nous apercevons très longtemps, elle nous fait l'effet d'une fourmi sur un Mont Blanc, elle va du glacier du Rhône à Goeschenen. Cette route, marquée d'une astérisque dans Baedeker, est paraît-il très belle ; on a sur le glacier du Rhône, sur le Galenstock, le Spityliberg, des échappées de vue magnifiques.
Celle que nous suivons n'est pas indifférente, d'abord dépourvue de toute végétation, quelques sapins isolés et quelques touffes de rhododendrons ou roses des alpes, semblent oubliés dans ces vastes déserts, nos chevaux ne savent plus où mettre les pieds, ils glissent sur ces rochers couverts de glace ; ce passage, nommé La Maienwand, est, paraît-il, très dangereux. Rien pourtant n'est de nature à épouvanter l'imagination, elle est seulement attristée par l'aspect du lac des morts enclavé dans de hautes montagnes, tombeau, d'après nos guides, de plusieurs suisses défendant leur territoire et précipités dans ces eaux par leurs ennemis, ce lac a les eaux moroses et tristes.
         Le col du Grimsel (2143 m) relie la vallée supérieure du Hasli au Haut Valais. Au sommet on trouve la frontière des cantons de Berne et du Valais. Nous ne regrettons nullement une nuit passée à l'Hospice du Grimsel, il est dans une position des plus tristes (1874 m) et semble dormir ainsi que le petit lac sombre et sans poisson qui s'étend à côté de l'hôtel. Autour de nous, la nature est silencieuse, immobile.


Photo 06 - Hospice du Grimsel

         On ne voit de tous côtés que des pics menaçants se découpant sur le bleu douteux d'un ciel douteux et, sur cet horizon, festonne le colossal Finsteraarhorn qui élance sa cime audacieuse, la plus élevée des Alpes après celle du Mont Blanc (13 450 p). Le caractère de désolation qu'offrent ces affreuses solitudes ; ces rochers renversés qui portent la trace d'une de ces terribles révolution du globe, me rappellent le chaos que l'on traverse pour aller à Gavarnie, celui des Alpes a un cachet plus sublime. Nous passons donc ce sol bouleversé, ces débris confusément entassés. L'Aar a sa source dans ces rochers déserts, son mugissement interrompt seul le solennel silence de la nature ; il ne se ressent guère de son origine car son cours est animé et gracieux.

         A mesure que l'on s'éloigne du Grimsel, la nature reprend graduellement de la fraîcheur et de la vie, en traversant une sombre forêt de pins je trouve que notre caravane ressemble assez à celle que Jules Verne représente dans ses images ou à celle des Robinson. Si je trouve de la poésie à me pavaner sur un joli cheval, je n'en trouve point à recevoir la pluie, qui, par ondées, arrose notre marche. Nous supportons vaillamment ce mauvais temps, personne n'ose se plaindre, mais que de regrets intérieurs donnés à nos caoutchoucs, à nos bons châles qui eussent empêché l'air humide de pénétrer jusqu'à la moelle des os ; sur nos figures, pas un signe de contrariété ; rien ne trahit les sentiments de l'âme, nous serons héroïques jusqu'au bout.
         On comprend si le petit chalet de la Handegg est salué avec transport ; devant le bon feu de la cuisine, nous tournons comme un rôti pour sécher un peu nos vêtements humides et, pendant que le dîner s'organise et que les alpenstock se noircissent en spirales des excursions déjà faites, nous allons voir à cinq minutes du chalet la cascade de la Handeck formée par la chute de l'Aar ; ses eaux tombent en magnifiques jets dans un gouffre étroit et profond de 73 m. A cette distance, on est arrosé par la poussière d'eau qui s'élève du fond de l'abime ; l'accès de la cascade est commode, il y a une balustrade d'où le regard plonge dans la gorge ; nous regardons longtemps ces eaux tourbillonnantes


Photo 07 - Cascade de la Handeck

mais nous renonçons à y voir les arc-en-ciel que produit le soleil en se reflétant sur cette écume argentée car le roi de la création est absent. La nature est déjà si belle ! Que serait-elle éclairée par un rayon de cet astre ! Le déjeuner nous donne une bien faible idée des talents de la femme de feu, désespérant de satisfaire nos appétits aiguisés par une course matinale, nous demandons des œufs à la coque ou sur le plat ; on dirait que nous parlons grec ; depuis que l'auberge de la Handegg existe, on n'a jamais servi aux voyageurs que des omelettes ; à toutes nos explications, la soubrette ne répond que par des offres d'œufs battus.

La contemplation de la belle vallée de la Handegg nous console du déjeuner écourté, l'aspect en est plus riant que celui du Grimsel, elle est plantée de beaux arbres et offre quelques habitations, on traverse souvent le cours de l'Aar que l'on côtoie sur de gracieux petits sentiers. Un curieux personnage marche devant nous, il porte un costume de pèlerin, regarde beaucoup, veut interroger un troupeau de chevaux qui font autour de lui mille bonds gracieux ; ce doit être Baedeker ou le juif errant à en juger par la désinvolture de sa marche, on dirait qu'il n'a fait que ça toute sa vie.
         A 1h ½ de la Handegg, nous sommes à Guttannen, le plus grand village de la vallée supérieure de la Hasli (1060 m). Nos bons chevaux sont attelés à un léger véhicule et nous descendons gaiment sur Meiringen suivant le cours de l'Aar qui se fraie un passage dans ces rochers gigantesques. Ces eaux rapides et bouillonnantes serpentent avec nous, cette route pittoresque, quelque fois taillée dans le roc, dans de petits tunnels ; bientôt elle s'élargit et l'on plane sur cette riante vallée de Meiringen qui surpasse toutes les autres en beauté ; elle fuit devant nous entre deux lignes de montagnes dont l'aspect est aussi varié que pittoresque ; de ces rochers d'un vert différent s'échappent des cascades qui se perdent dans l'Aar ; nous avons vu cette rivière se grossir depuis sa naissance des nombreuses chutes qui égaient les trois vallées que nous venons de parcourir.

         Cette descente à Meiringen est un des meilleurs souvenirs de notre voyage ; fatigués par plusieurs heures de marche ou de cheval, préoccupés du mauvais temps, peu réconfortés par le déjeuner de la Handegg, nous trouvons un indicible bienêtre à allonger enfin nos jambes, à jouir d'un ciel plus clair et à repaître nos âmes d'un magnifique panorama qui se déroule à nos yeux comme les verres d'une lanterne magique. Notre Jacquot nous donne force explication que nous comprenons peu, ce que nous voyons suffirait pour jeter en extase les âmes les moins contemplatives. Notre voiture s'arrête devant une auberge à Finstere-Schanche, on nous baragouine je ne sais dans quelle langue, nous comprenons qu'il faut descendre pour voir quelques curiosités. Baedeker n'en mentionnant aucune, nous restons en voiture tandis que Benjamin partage avec le cocher une bouteille de bière. Nous arrivons à temps à Meiringen pour prendre le chemin de fer de Brienz mais nous changeons notre itinéraire.

Le site de Meiringen est si enchanteur, l'Hôtel du Sauvage si confortable, que nous couchons à Meiringen. Si le temps est beau demain, nous commençons nos excursions des Alpes bernoises par la Grande Scheidegg, s'il fait mauvais, nous allons par Brienz à Interlaken, une ville nous offrant plus d'agréments que les montagnes en cas de pluie. L'hôtelier est fort aimable, il met pour demain tous ses chevaux à notre disposition et nous engage à aller visiter ce soir les gorges de l'Aar, nouvellement découvertes, ce qui explique le silence de Baedeker. Ces gorges sont plus belles encore que celles du Trient. On marche au moins 20 minutes entre deux monstrueux rochers, sur une galerie de bois suspendue sur l'Aar, on entend que le bruit du torrent roulant au fond de l'abime, on est saisit d'une certaine frayeur en ne sentant qu'une légère planche entre soi et ces eaux impétueuses grossies dans leur course par plusieurs cascades. Au fond des gorges, nous nous trouvons à l'endroit où notre pauvre guide voulait absolument nous faire descendre. Nous comprenons maintenant son insistance. Nous croyons que la bière de Finstere-Schanche a fait tourner la tête au vieux bonhomme ; nous le trouvons assis sur la route et nous attendant, il vient se plaindre de n'avoir pas son argent. Nous sommes sûrs cependant que Benjamin lui a donné, outre l'or qu'il a encore, un billet de cinquante francs qu'il ne trouve plus, son compagnon que nous avions laissé à Guttannen et qu'il est allé quérir comme renfort nous avoue que le plaignant s'adonne à la boisson ; celui-ci avoue être entré dans une taverne depuis qu'il a reçu sa paye ; le billet a donc été ou perdu ou volé. Nous le regrettons mais nous ne pouvons être responsables de la conduite de nos guides. Nous constatons une fois de plus qu'il serait mieux ordonné de payer les patrons et de ne donner aux guides que les étrennes.
Meiringen (399 m, 2805 h) nous enchante par sa ravissante position dans la vallée du Hasli, elle est arrosée par l'Aar dont le cours est large et gracieux ; trois ruisseaux descendent dans la vallée et forment derrière le village des cascades dont on entend de l'hôtel les forts mugissements. La table d'hôtes est très nombreuse est bien composée ; le maître d'hôtel s'occupe lui-même du service, sa taille élancée et ses airs gracieux justifie ce que Baedeker dit des habitants de cette vallée qui sont d'une taille svelte, forts et adroits et d'un dialecte plus pur, ils sont, dit-il, originaires de la Frise ou de la Suède. Nos chambres sont très jolies, nos lits nous permettent un bon repos. Deux lettres de Marseille complètent les plaisirs de la journée. Nous voudrions faire partager à toute notre jeunesse les jouissances que nous fait éprouver la contemplation de la belle nature !! …

Mardi 11 Septembre – Interlaken, Hôtel Jungfrau   [carte]
Trajet : Meiringen / Brienz / Giessbach / Bönigen / Interlaken

         Vous voyez, ma chère amie, par la date de ma lettre, que le mauvais temps entrave encore notre marche. Nous renonçons donc à la Grande Scheidegg et, de très bonne heure, le chemin de fer nous conduit à Brienz. Là, nous prenons le bateau pour le Giessbach ; le lac de Brienz a des rives très riantes et très pittoresques, malheureusement elles sont encore dans la brume. Le temps assez humide fait donner un nouveau regret aux courroies égarées dont nous n'avons aucune nouvelle. Nous touchons à trois ou quatre villages avant d'arriver au Giessbach dont nous apercevons, grâce à une éclaircie, les magnifiques cascades et les hôtels perchés, un chemin de fer funiculaire nous conduit à celui du Giessbach à 94 m au dessus du lac. Ce chemin de fer a deux wagons attachés aux deux extrémités d'un câble, celui qui descend fait monter l'autre.
          Nous ne pouvons repartir de Giessbach qu'à 11 h, ce qui nous donne près de trois heures, c'est beaucoup pour voir des cascades mais nous ne pouvons point devancer le départ, ou, comme Saint-Pierre, marcher sur les eaux. Nous réchauffons nos estomacs par un bon déjeuner au bel hôtel du Giessbach, vrai déjeuner suisse, café au lait, chocolat, beurre, miel, brioches ; tandis que Benjamin profite du bon aspect des lieux pour se faire raser, nous prolongeons notre déjeuner et effrayons les soubrettes par nos appétits dévorants, toutes les provisions du plateau disparaissent, voire même le pot de miel, il nous faut de la force pour escalader les petits sentiers qui montent jusqu'à la chute supérieure de la cascade, iles sont agréables, bordés de grands arbres, mais très glissants à cause de l'humidité ; pourtant notre ascension se fait sans pluie, trois ponts traversent les cascades, une galerie de bois longe la dernière chute, on la passe le parapluie ouvert si on ne veut pas être inondé par la poussière d'eau ; aux angles des cascades sont de petites huttes en bois où l'on doit placer les feux de Bengale les soirs d'illumination.
         Le Giessbach est un des endroits les plus jolis et les plus fréquentés de l'Oberland bernois, de nombreux hôtels s'échelonnent sur la hauteur, celui du Giessbach est le plus beau, d'élégants magasins nous offrent leurs marchandises, objets en bois, dentelles, lainages ; nous réservons nos achats pour Interlaken. L'ascension du Rauft, massif de rochers boisés, sur le versant nord de la vallée, nous fait jouir d'une vue délicieuse sur le lac ; le temps plus clair que ce matin nous permet de distinguer, même à une hauteur de 184 m, les sites charmants des bords du lac, l'embouchure de l'Aar qui traverse le lac jusqu'à Interlaken et se jette dans le lac de Thonne ; Léonie, qui a l'imagination dans les yeux, croit apercevoir au dessus de Brienz, le Brienz-Grat et le Rothorn de Brienz, on n'a du haut de ce mont (2551 m) une vue superbe sur l'Oberland bernois. De la terrasse de l'hôtel, on a une très jolie vue d'ensemble sur les sept chutes d'eau, nous y passons les derniers moments qui nous séparent du départ.
         Le chemin de fer du funiculaire nous redescend jusqu'à l'embarcadère ; nous saluons d'abord, en quittant le Giessbach, nous dirigeant sur Interlaken un petit îlot planté d'arbres, plusieurs villages, les ruines pittoresques de l'ancien château de Ringgenberg, une tour isolée ; avant d'arriver, en face de nous, la Lütschine, descendant des vallées de Grindelwald et de Lauterbrunnen, verse ses eaux dans le lac ; ce lac a 14 km de long, 2 km de large et une superficie de près de 3000 hectares, il se rétrécit beaucoup en approchant de Böningen et finit par n'être plus que la rivière de l'Aar.
         Le bateau aborde à Bönigen et un chemin de fer transporte en 12 mm les voyageurs à la gare d'Interlaken. A la gare des marchandises, nous faisons une scrupuleuse de visite, rien de nouveau pour les bagages comme compensation, réconfortant déjeuner à la pension Vergers, bonne cuisine bourgeoise, si la cuisinière avait une élève à placer, je l'enverrais à Marseille car toutes les lettres de mes sœurs déclarent la nôtre une vraie empoisonneuse. Nous parcourons dans Baedeker le nom des hôtels, nous choisissons celui de la Jungfrau à cause de son voisinage de la promenade et des beaux magasins dans lesquels nous faisons le soir d'interminables stations.

         Avant de commencer nos emplettes, nous utilisons notre fin d'après-midi pour une promenade au petit Rugen, beau parc à ½ h d'Interlaken ; nous ne le parcourons pas en entier, mais ce que nous voyons suffit pour donner une idée de sa beauté et de son étendue, une foule de petits sentiers serpentent dans la forêt et offrent aux voyageurs fatigués des bancs fort rustiques baptisés de noms très baroques et de quelques nus. On a une échappée de vue magnifique sur la Jungfrau, la vallée de Lauterbrunnen, le lac de Brienz ; malheureusement, le temps est très couvert et ce voile de vapeur nous cache toutes ces beautés. Il faut se contenter d'admirer ce qui nous touche : le parc, ses gracieux détours et contours et la variété infinie d'arbres qui entremêlent leur feuillage, on dit que toutes les espèces poussant en Suisse sont reproduites. Tandis que nous redescendons, donnant un regret au temps couvert, nous voyons une famille anglaise qui grimpe au point le plus élevé pour jouir du coup d'œil qu'on n'a pas ; peut-être en faveur de ces gracieuses miss, les nuages s'écarteront-ils un instant pour éclairer le comble de la naïveté ou de la témérité !

         La route qui redescend à Interlaken, après avoir passé l'hôtel Jungfraublick, est garnie de magasins aussi bien achalandés et moins chers que ceux de la ville. Nous voyons des tables en marqueterie qui font nos caprices, les beaux magasins du centre de la ville nous donnent plus que nous ne pouvons acheter d'objets en bois de Suisse, marbre, pierre de tous genres, bijouterie, en voyant quelques étalages, on se dirait vraiment à la rue de Rivoli et au palais royal. Ce luxe est pour tenter les étrangers très nombreux à Interlaken pendant la belle saison ; le climat est doux et agréable ; on vient y faire quelque fois une cure de petits laits ; pour les voyageurs qui ont de l'argent à dépenser, Interlaken est le point de départ d'excursions délicieuses dans les vallées et dans les montagnes de l'Oberland bernois.

         Benjamin et Léonie vont finir la soirée au casino, je préfère entendre la musique tranquillement assise dans ma chambre, je fais ma correspondance et essaie en vain de me reconnaître au milieu des innombrables paquets qui transforment nos appartements en un vaste bazar. Nous faisons de vrais miracles pour entasser dans nos valises déjà pleines les achats de ce soir. Le coucher est très tardif et, tout en m'allongeant dans des draps bien blancs, je confie au sommeil un bien malencontreux ennui. Il y a quelques jours dans une course à cheval je me heurtais le pied contre un obstacle ; résultat : petite écorchure. Au Riffel, dans notre soirée passée dans l'âtre, je me brûlais cette écorchure ; deuxième résultat : petite plaie, bas collé, pied moins alerte. Que vais-je devenir s'il me refuse demain ses services ?

Mercredi 12 Septembre - Grindelwald, Hôtel de l'Ours Blanc   [carte]   [Panorama]
Trajet : Interlaken / Lauterbrunnen / Wengen / Wengernalp/ Petite Scheidegg / Grindelwald

          Hélas, mes prévisions d'hier ne se réalisent que trop ; il m'est impossible de rentrer ma chaussure. Je cours à ma fenêtre, temps splendide, nous partons pour Grindelwald, que vais-je faire de mon pied, il est pour moi un vrai embarras, il faut pourtant que je l'emporte, je ne puis le laisser à Interlaken, l'embarras serait encore plus grand. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je ma hâte dans ma toilette, serre ma valise, organise un sac supplémentaire qui doit me suivre dans mes pérégrinations à travers les Scheidegg, pendant que nos paquets plus importants iront attendre notre arrivée à Interlaken. Sur les renseignements d'une fille de service, je cours clopin-clopant chez un cordonnier faire emplette d'une paire de pantoufles beaucoup trop larges. S'il m'arrive comme à Cendrillon ma chaussure sera ramassée, non par un prince, mais par un pâtre qui ferait publier au doux son du cor que celle qui aurait le pied aurait la main. Je profite de ma sortie matinale pour m'entendre avec un voiturier que j'envoie à l'hôtel pour parler à Benjamin, ce qui fait faire la grimace au concierge que Benjamin venait de charger de la même commission ; il reçoit contre-ordre, nous pouvons ne pas nous gêner car nous n'avons pas à nous louer de cet hôtel, nos chambres sont jolies, mais, hier soir, arrivés trois minutes en retard pour le dîner de la table d'hôtes, un domestique très maussade nous a dit qu'il était trop tard et que le dîner servi à part se payait un franc de plus.

          A huit heures une voiture à un cheval nous emporte sur la route de Lauterbrunnen. Avant de quitter Interlaken, nouvelle visite à la poste, pas de nouvelles des objets égarés, mais nombreux courriers de Marseille que nous dévorons. Nous n'apercevons qu'à peine le chemin que nous parcourons, il se rétrécit et entre dans une gorge étroite traversée par la Lütschine ; à droite s'élève à pic le Rothenfluh ; notre voiturier nous signale le rocher du Méchant portant une inscription rappelant qu'au Moyen-âge ce lieu fut ensanglanté par un fratricide ; la vallée s'élargit ensuite et se bifurque ; la vallée de gauche où coule la fameuse Lütschine noire et au fond de laquelle se dresse le Wetterhorn remonte jusqu'à Grindelwald, c'est la route des voitures, elle est pittoresque et bien boisée, mais moins poétique que celle que nous suivons.
          Avant de pénétrer dans la vallée du Lauterbrunnen, on passe au pied d'un rocher immense appelé le rocher des Huns, nom qui lui vient de l'invasion de ces hordes barbares ; on retrouve en Suisse plusieurs traces du passage des Huns ; ces géantes montagnes ont dû donner du fil à retordre aux barbares. Muller dit à ce sujet que, dans les traditions de sa patrie, tous les ravages sont attribués à Attila, toutes les vieilles tours à César, toutes les institutions religieuses à Charlemagne.

          La vallée de Lauterbrunnen compte une infinité de petits ruisseaux limpides tombant en cascades et dont la réunion forme la Lütschine blanche, elle tire son nom de ses nombreux cours d'eau Lauter, pur, et Brunnen, fontaine. Le village est gracieusement assis au bord de la Lütschine (806 m) dans une vallée à peine large d'un ¼ de lieue, le soleil n'y paraît pas avant sept heures en été ni avant midi en hiver. C'est là que nous laissons notre véhicule, le cheval est dételé, harnaché, et me présente bientôt une bonne selle anglaise sur laquelle je m'installe comme sur un bon fauteuil. Benjamin et Léonie prennent les devants et, pendant qu'un second cheval s'apprête, je reçois les confidences de l'aubergiste : ces pauvres populations ne vivent absolument que des voyageurs, les langues font leur richesse, aussi, sa fille, parlant l'allemand, a-t-elle été d'abord à Genève apprendre le français, elle est dans ce moment auprès d'un pasteur à Londres pour apprendre l'anglais, ainsi, même sa fille sera un trésor, placée dans un grand hôtel, elle gagnera beaucoup d'argent. Hélas, on retrouve partout cet amour du lucre, la misère de ces populations est très grande, on la juge à ces demeures si pauvres, à ces enfants déguenillés qui demandent l'aumône.
Quand on s'élève par ces sentiers raides et pénibles qui mènent de Lauterbrunnen à la Wengernalp, on a une très jolie vue de la cascade du Staubbach, qui tombe en nuage de poussière d'une hauteur de 300 m, et sur la cime grandiose de la Jungfrau que nous admirons de plus en plus près. Après ¾ h d'ascension par un chemin escarpé, on arrive à un pavillon d'où l'œil embrasse toute la vallée du Lauterbrunnen. Là, petite halte car la montée que nous venons de faire est une des plus pénibles de la Suisse ; aussi, plusieurs voyageurs la font-ils portés dans les airs par des bras vigoureux de quatre forts montagnards qui ont l'air accablés du fardeau. Plusieurs cantines, échelonnées sur la route, offrent aux étrangers, outre un liquide rafraîchissant, de petites fraises des bois aussi bonnes que jolies.

          Dans les prairies qui entourent le village de Wengen (1319 m) paissent des troupeaux de chèvres et de vaches, le joyeux carillon de leurs énormes clochettes a une mélodie qui s'harmonise parfaitement avec le doux son que de petits bergers tirent d'une longue cornemuse et que nous renvoient les nombreux échos. Il semble que je rêve en me voyant au milieu de cette belle nature alpestre que je ne connaissais jusqu'ici que par la description de quelques auteurs. Je comprends qu'elle inspire les artistes. Elle influe sur les natures les moins poétiques. Les nôtres sont saisies d'admiration quand, installés sur la terrasse de la Jungfrau à la Wengernalp, nous voyons s'élever devant nous, scintillant aux rayons d'un magnifique soleil et caché sous son voile éternel de neige, la magnifique Jungfrau (4147 m), une des plus belles montagnes de la chaîne des Alpes, soit par sa découpure éminemment pittoresque et les vastes développements de sa base, soit par le caractère de grandeur de ses accessoires.
          Appuyée sur le Monch et entourée des deux Eiger, elle s'élève fière du nom de vierge qu'elle porte si bien ; enveloppée dans son blanc vêtement, la cime est gracieusement arrondie et les deux pics, le Silberhorn (Pic d'Argent) et le Schehorn (Pic de Neige), dominent ces immenses champs de neige. L'ascension de la Jungfrau est très pénible, elle fut faite pour la première fois en 1811 et, depuis lors, assez fréquemment, même par des dames. La montée en a été facilitée du côté de Grindelwald par la construction de la cabane du Monch ; tous les détails de la comique ascension de Tartarin me reviennent en mémoire et je crois voir des types de Tartarin dans tous les étrangers qui, comme nous, admirent le paysage. On ne peut se lasser de contempler un tel spectacle et souvent, pendant le dîner que nous prenons près d'une fenêtre dans la salle de l'Hôtel de la Jungfrau, nous soulevons souvent le rideau pour ne point perdre un instant de vue les beautés de ces lieux enchanteurs auxquels nous n'avons, hélas, que peu de temps à consacrer.


Photo 08 - Hôtel de la Jungfrau à la Wengernalp

          Nos montures sont reposées, nos guides lestés par un bon déjeuner, nous trois émerveillés mais non rassasiés, l'âme est insatiable des beautés de la création, nous quittons avec regret la Wengernalp, nous devons arriver ce soir à Grindelwald, il ne faut point s'endormir dans les délices de Capoue, délices d'un tout autre genre … Le temps est superbe, Léonie et Benjamin peuvent jouir du plaisir de la marche, mon pied m'oblige à ne point quitter mon cheval, c'est du reste un charmant compagnon, doux, docile, intelligent, comprenant l'honneur de sa mission.

          Tout à coup, au milieu du silence du désert, un craquement suivi d'une détonation prolongée par les échos se fait entendre ; notre guide nous signale une avalanche, nous regardons, avide d'un phénomène si nouveau et nous voyons se détacher de la montagne à une très grande hauteur et se précipiter, avec le fracas de la foudre, une énorme masse de neige qui tourbillonne sur le flanc des rochers tandis que l'avalanche descend dans la vallée et produit de loin l'effet d'une cascade ; plusieurs détonations se succèdent en peu de temps. Il paraît que ces phénomènes se produisent souvent sur ce versant de la Jungfrau, elle est protégée sur le versant du Valais par le glacier d'Aletsh mais de ce côté-ci son abord est tellement escarpé que la neige ne s'y peut arrêter, c'est le long de ces parois immenses que gronde fréquemment la foudre des avalanches.

Quarante minutes après avoir quitté l'hôtel de la Jungfrau, nous sommes au sommet de la Petite Scheidegg (2019 m), c'est ordinairement à cette auberge ou Hôtel Bellevue que se rencontrent les voyageurs qui viennent de Grindelwald et ceux qui arrivent de Lauterbrunnen. On a, du haut de cette arrête fortement découpée des deux côtés une vue splendide sur la vallée de Grindelwald jusqu'à la Grande Scheidegg et sur les Géants de l'Oberland, le Monch (4105 m), l'Eiger (3973 m), le Schiekhorn (4080 m), seul le Finsteraarhorn (4275 m), la plus haute montagne des Alpes bernoises, est invisible. Pendant que nous admirons ce spectacle éclairé d'un soleil qui ne nous parut jamais plus précieux, un montagnard nous donne en échange d'une pièce de 30 cent. la décharge d'un coup de canon, cette détonation se répercutant d'écho en écho nous fait, pendant plusieurs secondes, l'effet du tonnerre grondant dans le lointain, c'est vraiment saisissant.
          La vallée de Grindelwald commence par nous offrir une forte descente dans des coteaux pierreux, de maigres pâturages, et, ça et là, des arbres clairsemés ; plus loin, la végétation se réveille et monte même jusqu'aux pieds de ces pics menaçants que blanchissent d'éternels frimas.

          Mr le Comte de Walsh compare cette vallée à celle de Chamonix : "Les formes de celle-ci sont plus hardies, les revers plus escarpés, les rochers plus à pics ne retiennent point les neiges qui s'amoncellent dans les gorges ; on ne voit pas ici, comme à Chamonix, de ces immenses plaines de neige non interrompue mais le Grindelwald présente plus de variétés et réunit plus de contrastes, il y a quelque chose d'imposant et de calme dans l'ensemble du Mont Blanc, mais l'horrible magnificence que la nature étale ici, à côté des tableaux les plus gracieux, a quelque chose qui surprend. Les deux montagnes latérales qui forment la vallée descendent en pente douce jusqu'au lit de la Lütschine noire et s'arrondissent en coteaux ombragés d'arbres et parsemés de maisons entre lesquelles se déroulent de vertes pelouses. Le hameau de Grindelwald apparaît à moitié caché par de pittoresques massifs, de ce côté tout est vert, riant et animé, si on se retourne, la scène change, on se trouve transporté sans transition au milieu de l'affreux séjour de l'hiver, c'est là qu'il règne sans partage sur une nature muette et froide et qu'il représente la mort dans son immortelle immobilité auprès de ce que le printemps et la vie ont de plus enchanteurs. Les deux Wetterhorn, le Mettenberg, le Schilthorn et l'Eiger se lancent audacieusement au sein de la verdure ; entre ces monts gigantesques règnent des gorges étroites et profondes où les neiges entassées par les avalanches ont formé ces vastes glaciers qui descendent jusque dans la vallée qu'ils menacent d'envahir." (Comte de Walsh).

          La route devient, d'après moi, excessivement poétique. Un de nos guides, celui qui nous conduit depuis Interlaken, nous en fait ressortir les beautés. De gracieux petits chalets nous offrent des fraises sauvages, de jolis enfants demandent l'aumône en échange d'un air de cornemuse ou d'une pierre ou d'une fleur qu'on appelle "fleur des Alpes" et qui ne sont autres choses que nos grosses pâquerettes des champs. De nombreux troupeaux de chèvres et de vaches gambadent dans ces gras pâturages, quelques vaches semblent avoir remplacé leur clochette par le bourdon d'une cathédrale.
A mesure que nous approchons de Grindelwald, le paysage se peuple de chalets plus élégants ; nous traversons la Lütschine noire et arrivons, vingt minutes après, à l'Hôtel de l'Ours. Nous sommes vraiment ici au bout du monde, aucune issue visible pour sortir de ce cercle de montagnes qui semblent vous écraser et, chose incroyable, la cour et la terrasse de l'hôtel offrent l'aspect animé de nos hôtels de grandes villes ou encore celui d'une promenade publique un jour de beau temps. La table d'hôtes a au moins une centaine de couverts, les dames y arrivent en toilette plus que recherchée, les messieurs gantés, peignés, cravatés, aussi ficelés dans leur habit que les dames dans leur corset. Qu'allons-nous devenir avec nos costumes froissés, boués, presqu'en lambeaux et Benjamin, avec sa chemise de couleur et sa barbe de capucin qui déjà, bien souvent, ont fait rougir sa pauvre femme ? C'est aujourd'hui le comble de l'humiliation ! Où ces belles élégantes portent-elles des rechanges de toilette ? Le dîner est excellent, c'est un dédommagement, on nous sert du chamois excellent et des saladiers de fraises très parfumées ; ma voisine, une fort gentille anglaise, parlant bien le français et qui, pendant le dîner, fait beaucoup de frais de conversation, a l'audace de me proposer du lait pour arroser mes fraises, mon indignation la fait sourire sans la décourager et elle continue son horrible mélange en écrasant son petit fruit rouge dans un litre de lait.
          Nos chambres sont proprettes, les fenêtres à balcon donnant sur la cour de l'hôtel nous offrent un gracieux coup d'œil sur la soirée que les étrangers passent dehors, sur quelques pièces d'un feu d'artifice, fusées, feux de Bengale. Au fond de ce cadre brillant se dessine l'imposante masse blanche du Faulhorn. Cette première journée dans la montagne nous a ravis. Nous espérons un temps aussi beau demain pour parcourir la grande Scheidegg jusqu'à Meiringen.

Jeudi 13 Septembre - Le Giessbach, Grand Hôtel   [carte]
Trajet : Grindelwald / Grande Scheidegg / Meiringen / Brienz / Giessbach

          Grindelwald (1057 m), village de 3089 h, est un excellent centre d'excursions dans les montagnes, son site abrité et son climat tempéré en font un séjour très fréquenté. Nous nous étonnons moins après avoir lu ce paragraphe dans Baedeker des nombreux étrangers qui se pressent dans ces différents hôtels.


Photo 09 - Grindelwald. Hôtel de l'Ours

          Ce qui fait surtout la réputation de Grindelwald ce sont ses glaciers et la mer de glace. Trois montagnes gigantesques forment le côté sud-est de la vallée, c'est entre ces montagnes que s'étendent les deux glaciers dont les eaux forment la Lütschine noire. Ayant vu les glaciers du Rhône, ceux de Chamonix, une ascension à la mer de glace ne nous tente que médiocrement. Nous nous contentons d'un arrêt aux glaciers supérieurs avant de commencer la Grande Scheidegg. Un temps splendide salue notre matinal départ, l'air un peu frais engage à la marche, un bon déjeuner pris dans un coquet salon nous permet d'attendre le dîner qui se dressera sans doute dans un modeste chalet, mais dans un site ravissant.

          A l'Hôtel Wetterhorn, on laisse les chevaux et l'on va, à pied, en dix minutes, à la grotte du glacier supérieur en traversant la Lütschine noire ; mon pied malade chaussé d'une pantoufle se trouve mal à l'aise au contact de ce sol détrempé. A l'entrée de la grotte, châles et couvertures sont mises à la disposition des voyageurs, la propreté nous en interdit l'usage. Nous préférons recevoir sur nos dos l'eau qui se détache constamment de ces parois de glace. Une des choses les plus curieuses sont ces grottes artificielles. Comme celle des glaciers du Rhône, celle-ci a un reflet bleu des plus saisissants. Je ne comprends pas comment dégoutant continuellement, ces énormes blocs de glace ne finissent par se fondre, leur solidité a défié les siècles ; ce petit palais tout blanc me rappelle celui de Mme Tartine en beurre ou en sucre candit. C'est au mois de juillet, alors qu'un soleil de plomb rend torride nos plus beaux ombrages, qu'il faudrait être transporté dans ces maisons de glace, on y goûterait un bienêtre que nous n'avons pas aujourd'hui. Nous nous hâtons de sécher nos vêtements aux chauds rayons d'un beau soleil qui commence à se montrer à notre horizon et à argenter les ondulations gracieuses du glacier supérieur et les cimes majestueuses du superbe Wetterhorn.
           Comme la veille, plusieurs petits chalets nous offrent leurs fraises cueillies aux pieds des glaciers et leurs modestes rafraîchissements. Après la montée d'un col très pénible, les voyageurs ont besoin d'une petite halte. Le chalet du Lauchbühl (1800 m) engage au repos, il sera court car le programme de la journée est assez chargé, il ne faut pas perdre de temps si nous voulons prendre à Meiringen le train de trois heures pour Brienz afin de jouir du beau spectacle du Giessbach illuminé. Notre passage à travers la Grande Scheidegg est plusieurs fois salué par de petits airs de cornemuse qui se répercutent après quelques instants sur les parois rocheuses du Wetterhorn et produisent un effet magique.

          Nous ne nous arrêtons pas à la bonne auberge de la Grande Scheidegg, Baedeker signale un chalet dans un site plus pittoresque. Zum Schwarzwald est en effet un oasis aussi charmant que son nom est bizarre. On se dirait au bout du monde, ces lieux beaux mais tristes conviendraient très bien aux âmes poétiques et rêveuses qui sont quelque fois saisies d'une besoin immense de solitude ! A défaut d'être humain, elles consulteraient la belle nature. Que de leçons sublimes ne donnent-elles point quand on sait la comprendre ! Tout est propre dans l'auberge de Schwarzwald mais le dîner est peu appétissant ; heureusement la matinée de marche a été un actif digestif au bon déjeuner de Grindelwald et nous faisons honneur au médiocre dîner ; le petit salon est tapissé de vitrines renfermant un grand choix d'objets suisses, c'est le travail d'hiver de ces pauvres montagnards qui font vraiment de petits chefs d'œuvre avec les différentes sortes de bois que le Bon Dieu fait croitre avec tant de générosité dans leurs montagnes. En voyant ces coupes prodigieuses, il nous prend l'idée de faire sur place notre provision de bois pour cet hiver, nous désirerions plus encore transporter ces beaux arbres dans nos campagnes. Que diraient nos arbres rabougris en face de ces géants, nos collines à côté de ces montagnes dont les cimes se perdent dans les nues ? Qu'êtes-vous ô Saint Pilou, collines de l'Etoile, Notre Dame des Anges ? … des pygmées, de petites fourmis ! … et malgré votre exiguïté à cause de votre petitesse, je vous aime, ô collines de mon pays, ombrages nains mais verdoyants et mieux proportionnés à la taille de l'homme ! On se sent petit, plus petit que jamais au milieu de ces immensités de hauteurs rocheuses et neigeuses, de ces sapins à hautes futaies où gambadent les chamois comme, chez nous, les sauterelles dans les prés. Si une nature si grandiose redit à l'âme la puissance du Créateur, elle fait trop sentir à l'homme sa petitesse et son néant. On est écrasé, étouffé par ces ceintures de montagnes qui, pendant des heures, cachent aux touristes avides de chaleur, les bienfaisants rayons d'un beau soleil que nous saluons dans nos campagnes à son lever.

          J'ai le temps de donner libre cours à mes pensées, à mes rêveries, ma monture, heureuse sans doute du précieux fardeau qu'elle porte, devance la modeste caravane et me voilà seule dans cette silencieuse vallée ; une explication demandée à mon guide, les rouades de mon cheval, troublent seules le recueillement de la nature. Nous laissons à droite les bains et le glacier de Rosenlauï, ce glacier est petit, mais renommé par la pureté cristalline de sa glace, il est encaissé entre le Wetterhorn et l'Engelhorn. Nous traversons le Reichenbach qui forme une très belle chute près des bains de Rosenlauï, et nous voilà dans une très jolie prairie entourés de bois, c'est le rendez-vous des paysagistes, Schwarzwaldalp ; en effet, le point de vue est ravissant et pourtant, si je voyageais en paysagiste, d'autres sites auraient avant celui-ci les honneurs de l'album. Pour jouir pleinement du charme de ce pittoresque paysage, il faut, dit Baedeker, faire la route en sens inverse.
          Ce qui nous ravit davantage c'est, arrivés sur la hauteur, l'échappée de vue que l'on a sur la vallée de Meiringen, un crayon d'artiste ne suffirait pas à rendre tous les détails de ce délicieux panorama. Au fond, quelques cimes neigeuses dominent de hautes montagnes dont les noirs sapins se dessinant sur la neige font de loin l'effet d'ombres chinoises. Mille gracieux contours de l'Aar, que nous avons suivi avec tant d'enthousiasme l'autre jour, serpentent dans la vallée comme un long ruban argenté dans lequel se mire avec grâce la coquette ville de Meiringen. Après un petit rafraîchissement à l'auberge Zur Zwirgi, nous laissons nos chevaux et, nous détachant de la route par un étroit sentier à gauche, nous arrivons aux célèbres chutes de Reichenbach. L'eau se précipite toute bouillonnante d'une très grande hauteur entre des masses de rochers pittoresquement brisés ; dans le petit chalet sous-marin, vrai coquillage, nous voyons les chutes à travers des verres de différentes couleurs, le rouge donne aux eaux des reflets féériques.

          Tout inondés des tourbillons de poussière humide, nous gagnons en ¼ d'heure la ville de Meiringen, avec plaisir nous revoyons l'Hôtel du Sauvage et donnant un regret à nos guides, à celui surtout qui nous suit depuis Interlaken, à Nina avec l'aide duquel j'ai parcouru les deux Scheidegg, compagnon fidèle, docile, presque attentif. Nous utilisons les instants avant le départ du train à mettre ordre à nos toilettes et à notre correspondance. Le maître d'hôtel nous fait un cordial accueil, nous ne lui donnons pas grand profit, un sonore remerciement au postier puis nous montons à la gare. A Brienz, un petit vapeur nous conduit au Giessbach, l'air est très frais, nos couvertures et manteaux seraient mieux sur nos dos que dans le fond inconnu de quelque gare. Aucune réponse de Viège. Nous avons fait tant de choses dans ces quelques jours que l'épisode navrant se perd dans le lointain, faut-il renoncer à retrouver jamais nos neuf objets perdus ? Nous en énumérons les larmes dans la voix le nombre, les qualités, l'utilité, ils ne nous ont jamais paru si précieux ! Benjamin et moi suppléons à leur absence par une flanelle, Léonie par un fichu de mousseline ……

          Le grand Hôtel du Giessbach est un des plus chics que nous ayons rencontrés durant notre voyage. La table d'hôtes est très nombreuse et fort élégante, le dîner bon et gracieusement servi par de jolies soubrettes aux costumes très coquets, celui des paysannes bernoises, jupe courte, de couleur voyante, corsage blanc sortant d'un corset de velours noir, manche bouffante, coiffure de couleur posée sur des têtes blondes ou brunes, tout ce petit monde va, vient, court, se presse, c'est d'un très joli effet. Enfin, on nous sert des glaces pour dessert ; jusqu'à présent nos yeux avaient été rassasiés par le spectacle des glaciers mais, à part le morceau de glace pris par moi au glacier du Rhône, nous n'avions point goûté de ce froid rafraichissant. Ma chambre est jolie mais au rez-de-chaussée, fenêtre, sans valet, sans abat-jour, simple vitre d'un transparent rideau, voilà l'unique défense de mon appartement, si bien que le soir, après l'illumination, voulant regagner nos chambres et ne trouvant plus la porte, nous enjambons ma fenêtre. J'espère ne recevoir aucune visite nocturne …

          C'est de la terrasse du grand hôtel que nous voyons l'illumination des chutes aux feux de Bengale, ces chutes successives se perdant dans le feuillage et reparaissant de couleurs différentes sont d'un très joli effet. Malheureusement, l'illumination n'est point longue, la durée d'une pièce d'un feu d'artifice et la cascade retombe dans les ténèbres d'une nuit qui ne manque pas de charme et le sommeil est bercé aux murmures bruyants de ces chutes d'eau, c'est souvent du reste le bercement des nuits en Suisse.

Vendredi 14 Septembre - le Rigi, Hôtel du Rigi Kulm   [carte]   [Lac de Lucerne]
Trajet : Giessbach / Meiringen / Brunig / Lungern / Sarnen / Sachseln / Alpnach / Lucerne / Rigi Kulm

          Mon sommeil n'est troublé par aucune visite importune mais l'absence de volet, d'abat-jour, laisse arriver, dès l'aube, dans ma chambre, les rayons d'un bienfaisant soleil que je salue avec transport ; c'est en voyage l'ami le plus sincère, celui que l'on ne se lasse point de voir, qu'on désire alors qu'il est absent, qu'on espère, l'ami qui n'est jamais indiscret alors même qu'il assiste et préside au petit lever des demoiselles. Ce charmant réveil matin me permet de mettre au courant mes notes et ma correspondance. Après le déjeuner, nous dégringolons une fois encore le chemin de fer funiculaire, faisons nos adieux au lac de Brienz que nous trouvons plus beau que jamais. Le chemin de fer nous conduit jusqu'à la gare de Meiringen et, sans descendre, nous prenons la route du Brunig. Nous nous plaçons à gauche et avons une vue des plus délicieuses sur la vallée de Meiringen que nous quittons à regret. A mesure que nous nous élevons, nous voyons se creuser le cours de l'Aar et disparaître entièrement les eaux tranquilles du lac de Brienz. Il n'est donné qu'à la Suisse de posséder de tels points de vue ; ils se diversifient à l'infini et font passer le voyageur de surprise en surprise.
           Le chemin de fer traverse depuis très peu de temps ce col du Brunig, il serpente dans une immense forêt et atteint à son sommet 1035 m. Là, descendent beaucoup de voyageurs pour l'Hôtel de Brunig. Nous quittons le canton de Berne pour entrer dans celui d'Unterwald, le panorama est joli mais moins étendu, les lacs de Lungern et de Sarnen égaient le paysage, ce dernier est très poissonneux et a 4 km de longueur. Le village de Sachsen, gracieusement assis sur le bord du lac, conserve dans sa grande église les dépouilles de Nicolas de Flue, celui de Sarnen (4039 h), beaucoup plus considérable, possède des couvents, un hôtel de ville, un hôpital. La route de Sarnen à Alpnach longe les rives de l'Aa qui s'écoule du lac de Sarnen dans celui d'Alpnach.

          C'est à Alpnach que l'on s'embarque pour Lucerne. Avant d'arriver au lac des Quatre Cantons, on traverse la baie d'Alpnach qui ne manque point de poésie, laissant dans les nuages le gigantesque Pilate que nous verrons mieux du lac, la tour crénelée de Stansstadt, construite en 1308 après la libération de la Suisse pour défendre la ville contre les autrichiens. C'est avec des transports enfantins que nous saluons notre entrée dans le lac des quatre cantons : d'Uri, d'Unterwalden, de Schwyz et de Lucerne. Nous voyons enfin le roi des lacs se déployant comme une grande croix dont la baie de Lucerne serait le sommet, les golfes d'Alpnach et de Küssnacht les bras. Que de fois notre imagination a-t-elle parcouru ces rives gracieuses, cette magnifique nature qui se mire avec orgueil dans ces eaux transparentes. Ce n'est plus une vision mais la plus agréable des réalités.

Lucerne présente un aspect des plus pittoresques avec ses neuf tours et ses murs bien conservés. La ville se présente en amphithéâtre entre le Rigi et le Pilate, les eaux de la Reuss, limpides et d'un vert émeraude, sortent de ce lac avec l'impétuosité d'un torrent. Quatre ponts traversent cette rivière, celui que nous prenons pour descendre en ville est, je crois, le Pont Neuf qui relie la gare à la rive droite. Nous regardons l'aspect des hôtels, celui du Cygne, au bout du pont, semble réunir les conditions voulues ; nous y déposons donc nos bagages et organisons un dîner maigre tandis que Benjamin va à la poste chercher lettres et journaux. Son retour se fait un peu attendre. Il faudrait peut-être, dis-je à Léonie, aller à sa rencontre, il pourrait ne point reconnaître notre hôtel qu'il n'a qu'entrevu et voilà Léonie en vedette comme la femme de Marlborough. J'entends tout à coup des cris inhumains. J'accours effarée. Que vois-je ? Léonie courant comme une folle ! Serait-il arrivé malheur à son cher époux et le verrait-elle porté en terre par quatre officiers ? J'aurais cru à un pareil événement si je n'avais aperçu sur les arches du pont un petit homme disparaissant presque en entier sous des ballots, des couvertures. Cette tête coiffée d'un chapeau mou et qui semble sortir d'un sac est bien celle de Benjamin. Je comprends tout et, d'un bond, je suis près de l'heureuse cargaison ! Je ne puis dire le chaleureux accueil que nous faisons, en pleine ville de Lucerne, à nos paquets retrouvés. Le bonheur est d'autant plus grand que nous avions renoncé à les revoir jamais. Nous accablons Benjamin de questions, nos courroies de baisers.

          Toutes les joies nous sont réservées, nous recevons un long courrier qui donne beaucoup de détails sur nos chers absents. Dans de si bonnes dispositions, le dîner maigre est trouvé excellent. Il fallait bien un petit revers de médaille à une si heureuse matinée. Le retour de nos paquets nécessite un nouvel arrangement dans nos bagages. A cet effet, une chambre de l'hôtel est gracieusement mise à notre disposition, le petit travail doit se faire prestissimo car nous n'avons pas trop de temps pour visiter Lucerne, le départ pour le Rigi étant à 4 h. En ouvrant une de nos valises, nous nous apercevons que la serrure est cassée. Quelle épreuve ! A la hâte, le menuisier de l'hôtel est mandé et, en quelques instants, la serrure est en état de continuer le voyage. Nous roulons nos couvertures, manteaux, nous pourrons enfin ne plus craindre le voisinage des glaces.

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Photo 10 - Lucerne

          Lucerne, chef lieu du canton, 17850 h, est traversé par le Reuss, plusieurs ponts font communiquer les deux rives, une vieille et pittoresque tour, dite Wasserthurn, renferme les archives de la ville. Le quai que nous suivons pour aller à l'église Saint Léger est planté à droite de beaux marronniers et bordé à gauche de grands hôtels. A l'extérieur, l'église est flanquée de deux vieilles tours du XVIème siècle. A l'intérieur, nous remarquons une chaire, des stalles sculptées et deux autels ornés de bas-reliefs en bois. Un vieux chanoine traverse la nef, Benjamin va s'enquérir auprès de lui si les bords du lac du côté du canton de Schwyz sont catholiques et si nous pourrons avoir dimanche une messe à Brunnen. Ce bon vieux nous assure que notre dévotion sera satisfaite sur cette rive opposée à la nôtre, nous ne changeons donc rien de notre plan d'aller coucher demain soir à Brunnen. L'église de Saint Léger est entourée de son cimetière, cet usage ancien, dont il ne reste rien en France, est, à mon avis, très chrétien, les corps attendent à côté du sanctuaire le grand jour de la résurrection.

          Le temps fuit en voyage avec une rapidité vertigineuse, la visite des monuments de Lucerne est remise à demain, tenant à ne point manquer le bateau de 4 heures. Devant redescendre demain à l'Hôtel du Cygne, nous avions réduit à leur plus simple expression les paquets devant faire l'ascension du Rigi. Notre explication, clairement donnée au maître d'hôtel, est mal comprise par le domestique que nous trouvons, sur le bateau, succombant sous le poids des bagages. Nous ne gardons que les courroies et le pauvre homme a la corvée de rapporter le reste dans notre chambre, ce qui lui fait faire la moue et, pourtant, les habitants de Lucerne ont une réputation de bon caractère et de jovialité.

          A peine sorti du port de Lucerne, on rencontre à gauche, une petite île plantée de peupliers, Altstad, puis s'ouvre, à gauche, la baie de Küssnacht, et, à droite, celle de Hansstad. On se trouve en quelque sorte au milieu de la croix que forme le lac. Le Pilate fournit un effet tout particulier ; ses pics nus et déchirés contrastent avec la sérénité du paysage, surtout avec le Rigi, couvert à la base de jardins et d'arbres fruitiers. Le sommet de ce groupe de montagnes est ordinairement dans les nuages, il est devenu un baromètre et nous lisons dans Baedeker ce dicton populaire :
"S'il a son chapeau, le temps sera beau,
A-t-il un collier ? On peut se risquer,
S'il porte une épée, il vient une ondée."

Il n'est pas étonnant que le Pilate soit dans la brume et les nuages. D'après une légende fabuleuse, ce mont est maudit et jamais voyageur ne serait revenu de ces rochers hantés par le coupable Pilate et enchaînés dans les ondes d'un lac marécageux. Toujours d'après la légende, la terre ne voulut point garder le corps de ce lâche mort à Rome, on le sortit du sépulcre et on le jeta dans la mer, l'eau n'en voulut pas davantage, continuellement les flots étaient agités et les bateaux en danger. Dans le Rhône où on le jeta plus tard, les mêmes phénomènes se produisirent. Charlemagne ne voulut plus le garder dans son royaume. C'est alors que ses restes maudits furent relégués sur ces montagnes. Pilate se montra alors plus méchant que jamais, les habitants désespérés prièrent un bon moine d'exorciser la montagne, le combat fut terrible. Après bien des luttes, Pilate vaincu fut précipité du sommet de la montagne dans le lac marécageux et sombre où il est enchaîné en attendant le jugement dernier. Une fois chaque année, il sort en costume de magistrat, malheur à celui qui le rencontre, il doit mourir avant la fin de l'année. Cette tradition, la plus poétique peut-être de toutes celles auxquelles le nom et le crime de Pilate a donné lieu a été fort répandue jusqu'au milieu du XVIème siècle. Aujourd'hui, dit Louis Veuillot, auquel j'emprunte cette légende, les montagnards ne sont plus ce qu'ils étaient alors et nous n'entendons point parler de ces légendes d'un autre âge.

          Ce que nous apprenons de Pilate, c'est que son front est souvent dans les nues et que sa cime la plus élevée est de 2133 m. Jadis, ces sommets étaient l'objet de fréquentes ascensions. Depuis une douzaine d'années, le Rigi est beaucoup plus fréquenté. Je vois que nous faisons comme tout le monde. Weggis, joli village dans un endroit bien abrité, était dans un temps le débarcadère pour monter au Rigi. Aujourd'hui, on va jusqu'à Vitznau où se trouve le chemin de fer funiculaire qui monte les voyageurs jusqu'au sommet le plus élevé du Rigi Kulm à 1800 m dans les airs.


Photo 11 - Funiculaire

          C'est de tout mon voyage en Suisse l'ascension la plus périlleuse que celle que nous entreprenons, il y a de quoi donner le vertige et il est bon de recommander son âme à Dieu et son corps aux Sts Anges. On se lance dans une rampe qui a jusqu'à 25 p % de montée, les parois sont escarpées, on se dirait suspendu dans l'espace , on l'est en effet en franchissant un viaduc du haut duquel on ne voit qu'affreux précipices.
          Le panorama que l'on a du lac, des montagnes, de Lucerne, peut-être superbe, je ne jouis de rien. Un regard sur le paysage qui se creuse avec la rapidité de l'éclair , m'aurait, je crois, par la force d'attraction précipitée au fond du lac, comme le pauvre Pilate du sommet de sa montagne. Si je tremble quand je vois le soleil éclairer de si belles horreurs, quel n'est point mon effroi quand cette lumière s'éclipse sous un noir tunnel et qu'au sortir d cette prison, je retrouve le spectacle toujours plus émouvant. Il peut être beau, grandiose, pittoresque, mais je ne le gouterai que bien équilibrée sur mes deux jambes.
          Le soleil commence à décliner sur l'horizon, le chemin de fer s'est arrêté à plusieurs stations et jamais n'arrive celle du Rigi Kulm, je crois que nous faisons l'ascension du ciel, on la tentera bien quelque jour. Benjamin et Léonie rient de mes craintes et cependant combien d'accidents les voyages en Suisse ne relatent-ils point ?

          Je suis parfaitement de l'avis de M. Tissot au sujet de cette merveille d'un chemin de fer luttant d'agilité avec les chamois et allant promener le public à travers les précipices jusqu'à une haueur de 1800 m au dessus du niveau de la mer.
Voici donc ce que je lis dans La Suisse inconnue de M. Tissot : " J'admire l'œuvre de l'homme, mais je regrette l'œuvre de la nature ainsi gâtée et défigurée. Le Rigi avec ses chemins de fer me fait l'effet d'une montagne postiche construite par des entrepeneurs et des actionnaires, d'une montagne de foire sur laquelle on monte pour 50 cent. On ne saura jamais tout ce que les ingénieurs ont fait de mal à a Suisse. Y a-t-il quelque part un point de vue qui attire les touristes, une cime que les grimpeurs mettent à la mode ? Auissitôt la montagne est violée, déchirée, on la dépouille de ses belle forêts, on accroche à ses flancs ouverts et saignants des rails de fer et on vous transporte là haut comme un colis. Plus de haltes sous les arbres, au bord du chemin, plus de fleurs cueillies comme un trophée dans la rudesse escarpée des pentes, plus de joyeuses arrivées à l'auberge rustique cachée sous les sapins, mais, tout le long de la voie, des chefs de gare échelonnés en poteaux télégraphiques, des controleurs de billet, des stations avec des barrières et des hôtels sans style, sans cachet, d'une stupidité de caserne."

          On ne peut appeler sans style et sans cachet le magnifique hôtel du Rigi Kulm auquel nous arrivons enfin, après une montée des plus longues et des plus poêtiques. Il est construit tout-à-fait à la cime de la montagne et présent un aspect très animé. Depuis longtemps déjà tout est enveloppé dans le mustérieux silence de la nuit. Nous allons faire comme la nature. Nos chambres sont très engageantes, la mienne a une rechange de li, un ameublement confortable, un balcon qui nous permet de pronostiquer un ravissant panorama au soleil levant. Pour le moment la lune projette ses doux rayons sur la belle nature, mais ils n'éclairent que le 1er plan de ce magnifique tableau.
          Un dîner maigre, servi au restaurant de l'hôtel par une gentille soubrette, termine cette journée. Le lever devant être matinal, nous avons hâte de confier au sommeil les émotions de notre périlleuse ascension.


Photo 12 - Le Rigi

Samedi 15 Septembre - Fluelen, Hôtel de la Croix Blanche    [carte]
Trajet : Rigi Kulm / Lucerne / Flüelen

          Une demi heure avant le lever du soleil, nous sommes arrachés aux douceurs du sommeil par le son du cor des Alpes, cela veut dir que le roi de la création va paraitre et qu'il faut se hâter si l'on veut jouir d'un des plus beaux spactacles de la nature. Il serait curieux de pénétrer alors à l'intérieur de chaque chambre, on se hâte, on se press, il est très amusant de voir les dames entortillées dans d'immenses châles, elles ont fait un bond de leur lit au petit monticule.... dans le simple appareil, d'une beauté que l'on vient d'arracher au sommeil.
          Nous voudrions avoir chacun une douzaine d'yeux pour embrasser d'un même regard le spectacle unique que nous présente le lever du soleil, je n'ai jamais rien vu d'aussi beau en ce genre. Le temps si clair aujourd'hui nous dédommage un peu de la déception du Gornergrat, nous voyons dans Baedeker que le temps est souvent couvert. Le Rigi peut donc avoir ses déceptions comme le Gornergrat !... Nous sommes tous massés autour d'un petit belvédère en bois, les lunettes braquées sur l'horizon, déjà un faible crépuscule, avant coureur du soleil, éclaire d'un jour douteux l'immense chaîne des Alpes dont les pics les plus élevés ne tardent point à refléter les 1ers rayons de l'astre naissant, ils s'illuminet l'un après l'autre de ces feux dorés et bientôt toutes les chaînes des Alpes s'allument à ce brillant foyer, nous renvoyant des rayons de feu, adoucis par la teinte argentée de leurs sommets. Nous sommes éblouis par un spectacle vraiment féerique. J'aimais tant à voir, par un beau jour d'été, le lever du soleil dans l'étroit horizon de nos campagnes! Qu'est-ce que cela ? A côté des merveilles devant lesquelles nous serions encore en contemplation, si un gros monsieur, n'ayant rien de la poésie du paysage, ne m'avait violemment poussé pour regarder le ciel à travers les verres de couleur placés autour du belvédère et qui donnent successivement aux montagnes des teintes différentes.

Aidés des explications de Baedeker, nous essayons de baptiser les chaînes qui bordent l'horizon. Celles que l'on distingue le mieux sont les Alpes bernoise qui dominent tout le paysage de leurs sommets éternellement blancs. Comme l'aigle, nous planons dans les heuteurs, car tout le panorama du plan moins élevé est enveloppé dans des ténèbres si épaisses que nous nous sommes crus environnés d'une immense mer de glace. Ce brouillard, éclairé par un atmosphère lumineux, avait une teinte moins sombre que d'ordinaire et il nous a fallu regarder souvent pour nous convaincre que ces nappes blanchâtres étaient d'épaisses ténèbres qui nous séparaient de tout le ravissant paysage que l'on doit avoir à 1800 m dans les airs. Nous espérons que le soleil dissiperait enfin ce brouillard , mais c'est en vain que, par trois fois, nous remontons au belvédère, ténèbres toujours intenses sous nos pieds, sur nos têtes, soleil ravissant, temps tellement clair qu'à l'aide du téléscope, nous distinguons parfaitement des ascensionnistes sur la Jungfrau. C'est le phénomène le plus curieux que j'ai jamais vu, à la Salatte, on se trouve aussi planant sur des brouillards, mais cette montagne est seule à surnager sur cet océan brumeux, ici, on dirait le gloge partagé en deux parties par cette barre épaisse, comme il l'est par l'équateur, la partie supérieure, lumineuse, s'étendant sur tout l'horizon, puis la partie inférieure , gracieux et étendu paysage, nous est tout à fait invisible
          Nous désirons en vain voir déchirer le voile qui nous cache le si séduisant tableau du lac des 4 Cantons et de ses rives enchanteresses. Désespérant de voir fondre jamais ces brouillards, nous admirons une dernière fois l'atmosphère supérieure noyée de lumière et de clartés et retournons au prosaïsme de la vie, on ne se nourrit pas de beaux spectacles.

          Après un confortable déjeuner, nous achevons nos toilettes, achetons quelques objets comme souvenirs de cette belle matinée et dégringolons nos 1800 m par le côté d'Arth-Goldau. La rampe est moins forte que celle d'hier. Il y a 11 km de Rigi à Arth. Pendant une demi heure nous sommes encore au-dessus des nuages, il nous semble faire un voyage aérien, un beau soleil sur nos têtes et au dessous, un immense océan blanchâtre. Mais, hélas, nous quittons cette pure atmosphère, et nous voilà au milieu de cet épais brouillard. Il se dissipe lentement et le paysage de dessine à peine au fond de la vallée. Goldau est une station de la ligne St Gothard, la gare est au milieu des débris d'un grand éboulement du Rossberg (1589 m) qui ensevelit, en 1806, 4 villages et coûta la vie à 457 personnes ; les accidents de ce type sont plus fréquents en Suisse que partout ailleurs. Le chemin de fer de la grande ligne nous conduirait jusqu'à Immensee, là un omnibus nous ferait en 25 minutes gagner Kussnacht. Mais nous désirons voir le petit lac de Zug, un chemin de fer nous conduit de Goldau à Arth, tout-à-fait au bord du lac, dont les rives sont très pittoresques et se mirent gracieusement dans des eaux claires et limpides. C'est vraimment, comme dit Veuillet, un de ces diamants tombés du ciel dans les montagnes, une perle fine enchassée dans un collier de bois, de jardins, de champs fertiles et de coteaux sur lesquels s'échelonnent de gracieux villages. Celui de Zug parait plus considérable que les autres. Tandis que nous admirons le colossal Rigi, dépouillé de nuages reflétant ses formes bizarres dans les ondes pures du lac, nos yeux suivent, sur le bateau vis-à-vis nous, les roucoulements de deux jeunes tourtereaux absorbés par des démonstrations amoureuses. Goûtent-ils la beauté des lieux que nous traversons ? Peut-être sont-ils inspirés par les mille légendes d'amour que l'on prête à ces rives enchanteresses...
          Le lac de Zug a 14 Km de long sur 4 de large. A Immensee une diligence nous mène en une demi heure à Kussnacht où nous devons prendre le bateau pour Lucerne. Nous n'avons donc pas le temps de nous arrêter autrement que par le souvenir, aux événements historiques des lieux que nous traversons. C'est ici, parait-il, le Chemin creux où Guillaume Tell, après s'être sauvé du bateau de Gessler qui l'emmenait prisonnier, vint l'attendre et le frapper de sa flèche ; une petite chapelle rappelle ce souvenir toujours vivant au cœur des Suisses. C'est le peuple qui sait le mieux garder la mémoire de ses héros et de ses gloires.

          Nous voilà voguant de nouveau dans le beau lac des 4 Cantons ; le bras de Kussnacht visage l'autre bras de la croix, la baie d'Alpnacht, par laquelle nous sommes entrés dans le lac. Avant de tourner le bras en croix pour retourner à Lucerne, nous saluons le beau château moderne de Now-Habsbourg, jadis séjour favori du prince Adolphe, détruit en 1352. Il domine toute cette partie du lac. Nous croyons retrouver notre patrie en abordant à Lucerne. Après une bonne recollation à l'hôtel de l'Aigle Noir nous visitons la ville en nous hâtant car le bateau pour Brunnen est celui qui nous laissa hier à Vitznau.
          Lucerne est une jolie petite ville qui a conservé une très grande simplicité de mœurs unie à un très grand amour du plaisir, bals, concerts, comédies se succèdent tout l'hiver. Le monument du Lion de Lucerne mérite bien l'intérêt que lui donne les étrangers ; pour ma part, je suis saisie de l'expression de douleur de ce lion mourant et du souvenir qu'il rappelle aux Français. J'ai lu, dans le voyage en Suisse de M. le Comte Walsh, ce paragraphe qui rend parfaitement, avec l'historique du monument, les sentiments qu'il inspire. "
          Ce monument, élevé par souscriptions, à la mémoire des Suisses massacrés le 10 Août et dont la première pensée appartient au colonel Plyffer d'Alhshof, l'un de ceux qui ont échappé à cette boucherie. Il n'est rien de plus simple et de plus poétique que cette pensée qui a été saisie et rendue par Thorwalsen avec tout le succès qu'on devait attendre d'un si grand artiste. C'est un lion percé d'une lance, qui expire, couvrant de son corps un bouclier fleurdelisé qu'il ne peut plus défendre ; la tête du lion mourant est d'un caractère sublime, il est couché dans une grotte peu profonde creusée dans un pan de rocher absolument vertical ; le tronçon de la lance qui l'a percé est resté enfoncé dans son flanc et il étend encore sa griffe comme pour repousser une dernière attaque ; ses yeux à demi fermés vont s'éteindre pour jamais et cependant son regard semble menacer encore ; sa face majestueuse offre l'expression d'une noble douleur et d'un courage calme et résigné ; ce n'est pas un animal qui se débat dans les dernières convulsions d'une rage impuissante , c'est l'image d'un héros se dévouant à l'accomplissement d'un grand devoir et prêt à exhaler son âme courageuse".
          Il n'est rien à ajouter à un tableau si saisissant. Nous restons longtemps devant ce monument nous inspirant des souvenirs qu'il rappelle. Au dessus de la grotte dans laquelle est sculpté le Lion , on lit l'inscrption "Helvetiorum fidei ac virtuti", à la fidélité et au courage des Suisses. Au dessous sont gravés les noms des officiers et des soldats qui ont péri dans le massacre. Une pièce d'eau vive, alimentée par plusieurs sources, baigne le pied du rocher dont le sommet est couvert d'une riche végétation. Le gardien du monument national était jadis un échappé de la journée du 10 août. La maisonnette qui visage le monument étale aux yeux des voyageurs bon nombre d'objets suisses, mais, au milieu de tous ces lions en bois, marbre ou ivoire, aucun n'est digne de rappeler l'original que nous avons sous les yeux.


Photo 13 -Le Lion de Lucerne

          Nous regrettons les 50 cent par tête que nous donnons pour visiter un musée dont les tableaux, représentant des scènes de la Révolution française, sont de vraies croutes. La visite du jardin-glacier offre aussi peu d'intérêt, il renferme les restes d'un glacier, des excavations de toutes profondeurs qui ne nous disent absolument rien.

          Nous voyons avec plus de plaisir un plan en relief d'une partie de la Suisse, fait par le général Pfyffer. Il faut bien connaitre la Suisse pour ne point s'égarer dans ce labyrinthe de montagnes, de cols, de glaciers, de sentiers, de versants, de lacs.
          L'exposition des tableaux anciens et modernes que nous voyons à l'Hôtel de Ville ne nous laisse aucun souvenir. Il n'en est pas de même des diverses vues du panorama, il fait passer sous nos yeux les tableaux les plus séduisants avec une telle exactitude que nous nous croyons encore à Chamonix, au Riffel, au Rigi ; c'est mieux que la réalité puisque nous voyons le Gornergrat.
          Nous cherchons en vain dans les magasins de Lucerne quelques souvenirs ; ils sont peu achalandés, surtout à côté de ceux d'Interlaken. Il est deux regrets que nous emportons de cette ville : n'avoir point entendu les orgues de la cathédrale que l'on dit fort belles, et n'avoir point eu le temps de monter sur une petite élévation (le Gütsch), à l'extrémité nord-ouest de la ville, d'où l'on a une vue magnifique de la ville, du lac, du Rigi, des Alpes d'Uri et d'Interlaken.

          A 4 h ½ nous disons adieu à Lucerne et à tous ses bons souvenirs pour voguer à pleine vapeur dans ces eux transparentes où se reflète un ciel azuré et sans nuage, un vrai ciel de Provence. Nous jouissons des charmes de cette délicieuse traversée. Nous revoyons volontiers ce qui a déjà excité notre admiration. A partir de Vitznau la paysage est nouveau, c'est la partie la plus historique du lac des 4 Cantons. "La Suisse s'est formée sur ces bords ; nulle part elle ne fut aussi grande, nulle part elle n'étale autant de beautés ; si les gracieux et sombres rochers arides, rives fleuries, héroïques souvenirs, il n'est peut-être pas un coin du monde où le soleil se lève et se couche si beau, il en est peu que l'amour de la patrie ait illustré d'un renom plus pur. Au sein de la vieille Helvétie, en présence de ces bords qui sont ceux des trois cantons, au pied de ces montagnes que n'a pu escalader le sophisme bavard si triomphant ailleurs, c'est là que le liberté suisse a eu ses premiers et ses derniers défenseurs, les héros poétiques de l'indépendance ont vécu là ; c'est là que l'étranger n'a pu régner ; c'est là que n'ont pénétré ni la déloyauté, ni l'hérésie : c'est là qu'avec la foi sont restées la gloire et la liberté (Le Veuillot).

          Tout en savourant avec ivresse les souvenirs glorieux de l'Helvétie et les divers points de vue que nous gardent les gracieux détours et contours du bateau, nous jetons un regard sur les nombreux passagers qui, comme nous, promènent leurs lunettes pour forcer l'horizon à livrer tos ses secrets. Du nombre trois sont abbés. Il serait agréable de savoir si, comme nous, ils s'arrêtent à Brunnen. Quelle facilité pour la messe de demain ! Questionnés par Benjamin, nous apprenons qu'ils vont jusqu'à Fluelen. Ils nous engagent à ne point compter sur une messe à Brunnen ; le bon curé ne commence, parait-il, le Saint Sacrifice le dimanche que lorsque tous ses paroissiens sont descendus es montagnes. Cette charité du tendre recteur peut convenir aux habitants des environs, mais ne fait pas du tout notre affaire. La pudence est mère de sureté, nous poussons jusqu'à Fluelen ; avec trois aumôniers nous espérons ne point enfeindre le précepte du dimanche.

          Le bateau touche successivement à Beckenried qui nous montre un beau noyer devant l'église, à Gersau , situé sur le versant de la colline, au milieu de grands chataigniers, cette localité, abritrée du vent, est un séjour très fréquenté par les malades. Gersau, indépendant jusqu'en 1817, appartient maintenant au canton de Schwyz. Nous traversons le lac en travers et nous nous arrêtons à Treib, au pied du Sonnerberg, dans le canton d'Uri. Beaucoup de voyageurs descendent, les environs sont, parait-il, très agréables. En face de Treib, sur la rive orientale du lac, est suspendu Brunnen, chef-lieu du canton de Schwyz, à la porte de l'Axenstrasse, route splendide, creusée en gallerie ouverte dans les rochers du lac. Le site est en même temps gracieux et sauvage, il est égaié par le passage des trains du St Gothard car c'est à Brunnen que la voie ferrée rejoint le lac des 4 Cantons.
          Nous regrettons de ne point coucher à Brunnen car il est déjà tard et nous ne verrons qu'au crépuscule cette partie du lac, la plus belle, la plus pittoresque d'après les touristes et les photographies. Nous distinguons pourtant, à la lueur d'un crépuscule qui n'est point dépourvu de poésie, les rives devenir plus étroites et s'enfoncer dans des parois de rochers immenses qui s'enfuient à nos côtés comme de grands géants. Si nous les intérrogions, que de souvenirs historiques ne nous conteraient-ils pas sur l'histoire de l'indépendance de la Suisse ?


Photo 14 - Brunnen

          L'étroite nappe d'eau, profondément encaissée, nous conduit ainsi jusqu'à Flüelen, à l'ouverture de la pittoresque vallée de la Reuss ; cette traversée demi nocturne convient parfaitement à cette partie mystérieuse du lac, elle revêt un caractère de solennité et laisse l'imagination hanter ces montagnes solitaires et s'entretenir avec les fantômes qui courent, se cachent et disparaissent dans les ombres incertaines des rochers. Quelques lumières vacillantes nous avertissent que nous sommes à Flüelen. L'hôtel, le seul passable, est celui de la Croix blanche, aussi est-il immédiatement envahi par des Anglais, des Allemands qui font retentir le petit hôtel de leurs .... sonores et désagréables.
          Ma chambre n'est point au même étage que celle de Benjamin et de Léonie, ce qui est une complication, car nous arrangeons ce soir nos valises, nos sacs, de manière à cacher le mieux possible les objets soumis au droit. Je ne suis point pressée de me coucher, d'abord mon lit n'a pas très bonne apparence, puis une famille allemande occupe la chambre voisine et fait un tel vacarme que je suis deux fois sur le point de sortir pour avertir la maîtresse d'hôtel, mais j'ai cru m'apercevoir que notre bonne hotesse était aussi criarde et tapageuse, ce sera un renfort de plus. Le mieux est de prendre patience, mon pauvre sommeil va avoir bien des soubresauts.

Dimanche 16 Septembre - Hôtel    [carte]
Trajet : Flüelen / Saint Gothard / Italie

          Le joyeux petit carillon de l'humble église de Fluelen nous avertit que c'est le jour du Seigneur, c'est-à-dire jour par excellence de charité ; aussi faut-il mettre de côté tous les projets de vengeance que j'avais ourdi hier au soir contre mes importuns voisins, je me contente de heurter violemment une de ces dames au détour du petit escalier en spirale et de lui arracher un.... des plus caractéristiques ; je ne sais pas qui m'a retenu de donner la poussée un peu plus forte, elle serait arrivée plus vite en bas. Mais que de .... plaintifs nous aurions entendus !
          La population de Fluelen nous édifie par sa piété et sa bonne tenue à l'église ; hommes et femmes assiègent le confessional du curé et sanctifient le jour du Seigneur par la réception des sacrements. Dans ces montagnes catholiques, le dimanche a un caractère solennel, tout y est calme, tranquille, chacun suit le chemin de l'église et ne parait préoccupé que d'une chose : l'accomplissement d'un devoir. Telle était jadis la physionomie de nos villages, avant ce siècle de progrès, avant que la démoralisation ait pénétré jusqu'au coin le plus retiré de notre pauvre France !...

          Le bateau qui nous a porté hier dort encore au débarcadère, pas la moindre brise n'agite les eaux transparentes du lac que nous suivons jusqu'à Tellsplatte pour accomplir notre pélerinage à la chapelle de Guillaume Tell. La nature participe au repos du dimanche et semble envoyer au ciel, dans un muet et expresssif langage, ses vœux et ses prières. Rien n'élève le cœur comme le spectacle des chefs d'œuvre de la Création et, tandis que notre voiture roule dans cette magnifique route de l'Axenstrasse, nous exaltons la bonté et la puissance de Dieu qui n'a créé ces merveilles que pour la jouissance de l'homme, et lui-même ne participe-t-il pas à l'action crétrice quand il taille les roches, creuse la montagne et donne aux regards éblouis cette construction hardie de la route du St Gothard, un des plus beaux travaux de ce genre ?
          Nous traversons plusieurs fois la route du chemin de fer, passons sous des tunnels puis sur des tranchées suspendues sur le lac et arrivons enfin au village de Tellsplatte ; un petit sentier nous conduit à la chapelle de Guillaume Tell, construite, dit-on, à l'endroit où il s'élança de la barque de Gessler pendant la tempête. Il ne pouvait choisir, sur toute la rive, un endroit plus poétique et la chapelle, rappelant ce fait historique ou légendaire, offre au bord du lac un effet des plus ravissants. Elle est taillée dans des rochers aux formes bizarres, de grands arbres aux larges feuilles semblent protéger ses arcades fermées par une grille. Sur les murs intérieurs sont peints les traits principaux de l'histoire de Guillaume Tell, celui du chapeau, de la pomme, du débarquement, de la mort de Gessler ; cette chapelle, construite en 1880, remplace l'ancienne batie, dit la tradition, en 1388, et ne reçoit que la visite des étrangers. Mais, une fois par an, elle devient le théâtre d'une fête patriotique. Le dimanche après l'Ascension, le lac est silloné de petites barques richement pavoisées, tous les habitants des environs viennent assister à la messe et entendent une parole patriotique chargée de raviver, dans le cœur des Suisses, le souvenir de l'indépendance de leur pays. Nous nous dédommageons de notre traversée nocturne hier au soir et interrogeons, Baedeker en main, toutes les rives du lac d'Uri, le plus riche en souvenirs historiques. Nous marchons, montre en main, afin de ne point manquer le train. Nous n'avons pas le temps de suivre la route jusqu'à Brunnen, mais nous dépassons d'un quart d'heure la station de Tellsplatte ; chaque détour nous donne de nouvelles surprises ; ravis, enthousiasmés, nous rebroussons chemin, revoyant avec bonheur les sites déjà admirés, nous inspirant de ces lieux remplis du souvenir de Guillaume Tell pour fredonner l'opéra de Rossini.

          Un déjeuner très peu confortable ne satisfait point nos appétits aiguisés par notre matinale promenade. La route du St Gothard passe tout-à-fait au pied de la terasse de notre hôtel, la gare est à quelques minutes. Un quart d'heure après le déjeuner, la vapeur nous emporte dans cette fameuse route du St Gothard si hardiment percée dans les vallées de la Reuss, de Schcellenen et de Urseren et qui sert de communication avec l'Italie. A 3 km de Fluelen, nous saluons Altorf (2901 h), chef-lieu du canton d'Uri. La tradition place ici la scène de la pomme, une colossale statue de Guillaume Tell rappelle cet événement. C'est à Burglens, petit village à 20 mn d'Altorf, que naquit, dit-on, le libérateur de la Suisse. La vallée se retrécite et se resserre, on suit avec intérêt le cours tapageux de la Reuss, nous courons d'une portière à l'autre pour ne rien perdre du site pittoresque que nous traversons. Le soleil donne à ces riantes vallées, à ces sautillantes cascades, à ces pics neigeux, un reflet des plus enchanteurs.

          A Erstfeld nous prenons une lourde locomotive de montagne. C'est ici que commencent les grands travaux d'art du St Gothard. La locomotive s'engage dans l'intérieur de la terre, y fait mille tours, détours et contours avec une agilité extraordinaire et ressort après s'être tortillée sur elle même comme un véritable serpent. On cherche en sortant du tunnel, le chemin que l'on a parcouru et l'on aperçoit l'entrée au fond la vallée au dessous de soi ; elle descend des pentes effrayantes au milieu des plus profonds précipices, c'est vraimen à donner le vertige. Ce phénomène se reproduit plusieurs fois, excitant toujours davantage notre admiration. A mesure que le site devient plus sauvage, la végétation est plus languissante, les habitations plus rares. De Wassen à Goeschenen la route passe encore dans une infinité de tunnels en spirale, précurseurs de l'immense tunnel. Goeschenen est à l'entrée du grand tunnel. Aujourd'hui tranquille village, il a été pendant 9 ans que dura le percement, le grand chantier des mineurs suisses et italiens.


Photo 15 - Goeschenen

Nous voilà pendant      kilomètres dans l'obscurité la plus profonde et durant ce souterrain trajet, je pensais au génie de l'homme qui conçoit et exécute des travaux si merveilleux. Quand nous revoyons la lumière après 25 minutes de nuit, nous lisons ce que dit Baedeker sur le tunnel du St Gothard.
"Il a 14 912 m de long, 2 679 m de plus que celui du Mont Cenis. Les travaux ont commencé la 4 juin 1872 à Goeschenen et le 2 juillet à Airolo et la percée était effectuée de 29 février 1880. Le plus grand nombre d'ouvriers employé à la fois a été de 3400, les frais ont été de 36.750.000 f. L'entrepeneur Louis Favre est mort d'apopléxie dans le tunnel en juin 1879. Le percement s'est fait à l'aide de machines à air comprimé. La galerie a 8 m de largeur, 6,50 m de hauteur, elle est faite pour deux voies et entièrement maçonnée. Grace à une puissante ventilation, l'air y est bon et sans fumée de sorte qu'on n'a pas besoin de fermer les fenêtres. Il y a tous les kilomètres des lanternes numérotées de I à XIV."

          A la sortie du grand tunnel nous sommes en Italie. La végétation est plus gaie, des champs de vignes, des muriers, des chataigniers, tout nous avertit que nous sommes sous un ciel plus doux et que nous nous rapprochons de notre pays. Airola, 1er village italien dans le Tessin, fut incendié en 1877, pendant les travaux de percement qui ont rencontré ici beaucoup plus de difficultés qu'enSuisse ; le terrain mouvant, les sources jaillantes ont retardé pendant un an les travaux des Italiens.
          La route traverse le Tessin, puis entre dans le pittoresque défilé de Stalvedro, une des parties les plus intéressantes de cette ligne, nombreuses cascades, ponts sur le Tessin, tunnels en spirale. Faïdo, capitale de la Levantine, a un caractère tout-à-fait italien. La Levantine offre une végétation des plus florissantes, un paysage ravissant, petits villages de verdure, couronnés de joyeux campaniles. On est tout-à-fait fans les régions riantes des Alpes italiennes.
          Nous passons successivement à Lavorgo, Giornico, Bodio, Biasca et apercevons les tourelles des 3 châteaux fortifiés de Bellinzona. Il y a longtemps que nous roulons et nos yeux, comme ennivrés de tout ce que nous voyons de beau, ont besoin de repos. Pourquoi ne nous arrêterions-nous pas dans cette ville pour y attendre un train plus express qui nous laisserait à Turin presque aussitôt que celui que nous abandonnons ? L'idée nous parait excellente.
Bellinzona est une jolie petite ville dans une riante position, elle nous laisse comme souvenir une promenade au gros soleil dans la principale rue, à la recherche d'un café-glacier que nous trouvons enfin et qui nous donne pour 20 cent. des glaces énormes et excellentes que nous savourons avec délice. Secondement, une station dans une vaste et belle église où nous sommes édifiés de la piété des fidèles et de la sagesse des enfants qu'on baptise, sur la tête desquels le ministre du Seigneur verse un plein pot d'eau bénite.
          Reposés par cet arrêt, nous reprenons notre route enchanteresse qui nous donne toujours mille surprises. Nous sommes princièrement installés tous seuls dans des wagons soi-disant de fumeurs qui ont un balcon sur le côté et un cabinet dans le fond. Après avoir passé encore quelques tunnels en zigzag, nous apercevons tout à coup dans le lointain, les eaux bleues du lac Lugano. Il se rapproche et, toujours appuyés sur notre balcon, nous savourons les charmes de ce gai paysage et les senteurs embaumées de cet autre paradis terrestre ; le site est ravissant .


Photo 16 - Locarno

          Que doit-il être au printemps quand toute cette riche nature reprend vie ?... Au fond du lac est la ville de Lugano, bâtie en amphithéâtre et très heureusement située ; elle est entourée de villas, de châteaux où un grand nombre d'étrangers vient jouir du climat si doux et de tous les avantage de ces pays enchanteurs. De jolies collines couvertes d'amandiers, d'oliviers , de chataigniers forment un cadre sévère au riant tableau qui passe sous nos yeux avec la rapidité de l'éclair. Un spectable plus gai peut être celui du lac Majeur, il est moins encaissé que celui de Lugano et les rives nous paraissent plus pittoresques.
          Je regrette de ne voir qu'en courant ces délicieux paysages que je trouve pouvoir rivaliser avec tout ce que j'ai vu en Suisse. Locarno est dans une très jolie position, ville toute italienne quoiqu'appartenant à la Suisse ; une partie du lac appartient au canton du Tessin, l'autre à l'Italie. Que de surprises enchanteresses cachent les rives poétiques de ce beau lac ! J'envoie un cordial bonjour aux iles Borromées, à Isola Bella, à Isola Madre, remplie des souvenirs de St Charles Borromées et à Arona qui conserve sa colossale statue, espérant quelque jour explorer en détail le lac Majeur et m'enivrer des saveurs de la luxurieuse végétation de ces pays gâtés par le ciel.
          Nous sommes donc tout à à la note poétique du voyage quand, tout-à-coup, après avoir passé Pino, 1ère station italienne, des cris aigus nous rappelent à la triste réalité. Nous sommes à Luino, visite de la douane italienne ; il faut se hâter ; ouvrir nos valises, elles subissent un examen des plus sévères et des moins polis, le plus petit paquet est scrupuleusement visité, sous pretexte que rien ne ressemble autant à une paire de souliers que des paquets de cigares. Nous tremblons pour Benjamin qui en a les poches bourrées. La visite faite, nous nous croyons sauvés, nous respirons ; ma pauvre valise éreintée du voyage, éventrée par la cohorte brutale de ces sales italiens, montre de tous côtés des plaies béantes, la douane exige qu'elle soit bandée par une énorme corde. Tandis que je préside à ce pansement, ennuyée de cette complication, mais très contente de l'heureux dénouement de cette station que nous redoutions tant. Que se passait-il, hélàs, à la salle des bagages ?... Benjamin, arrêté au moment où il franchissait la porte de la gare, est sommé de répondre s'il n'a point de cigare sur lui ; sur le réponse affirmative qu'il en a pour sa consommation personnelle, il est conduit devant l'inspecteur qui ne se contente pas de son franc aveu et le fait fouiller par le mauvais gredin dont la mine méchante nous avait tant déplu. Benjamin dépose noblement dans la balance ce que recelaient ses poches et se voit réduit à payer 60 f. d'amende pour 25 Kg de cigares qui lui sont confisqués au profit de ces féroces italiens que nous voudrions tous exterminés dans la personne du petit au plumet impertinent dont la figure jubile de bonheur. Aussi, ne voulant point augmenter son contentement par des airs vexés, nous décordons, avec résignation, sous son ordre barbare, sacs, valises, courroies, pas une épingle n'échappe à son regard scrutateur. Je passe sous silence l'ennui de refaire tous nos paquets.
          Qu'est-ce que cette contrariété auprès de nos crispations intérieures, de notre profonde humiliation d'être écrasés par ce peuple de vipères... Il y a plus qu'une question de douane, c'est une vengeance de nation à nation ! La révolte est impossible, mais une pareille infamie crie vengeance et nous jurons, si jamais la guerre éclate avec l'Italie, d'être les premiers à tirer fusil, canon, mitrailleuse, pour laver dans le sang une pareille injure. Notre exaspération intérieure n'a d'égal que le contentement extérieur de nos ennemis. Que faire en face de ces tracasseries ? En appeler à une autorité supérieure ?... Ells ses valent toutes, nous perdrions notre temps, il est assez de perdre son argent, nous nous échaufferions la bile ; il pourrait en advenir quelque chose de facheux pour Benjamin : les Italiens ne parlent qu'avec le couteau. C'est un peuple de bêtes féroces. Le plus sage est de mettre des kilomètres entre nous, c'est ce que nous faisons.