Séjour au château de Rochasson (Isère) par Léonie Fine - du 06 juillet au 05 août 1914
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Carte voyage - L'année 1914 - Chronologie de la 1ère guerre mondiale (Site Ass. Nat.)

Carnet rédigé par Léonie Fine (61 ans) relatant un séjour effectué au Château de Rochasson en Isère,
avec son mari Benjamin Salles (66 ans), sa fille Gaby (32 ans) et son mari Xavier Fine (38 ans),
sa fille Claire (29 ans) et son mari Jules Perrin (32 ans), et ses petits enfants.
Cf. Généalogie Salles et Généalogie Fine

 

Lundi 6 Juillet 1914  Saint Antoine (Marseille) / Valence / Grenoble / Château de Rochasson     [carte voyage]

          A 6 h départ en auto de la campagne pour Valence. Xavier, Marthe, Minette et moi avec Rita que nous raccompagnons à Castelfons, elle était venue pour le mariage de Marie-Clotilde. Louise et Raymond nous reçoivent à déjeûner ; Marguerite et Jeanne sont encore à Avignon. Venus en 1 h ¾, nous repartons avec la pluie ; nous gagnons Valence en 2 h 20 mn. Vite déjeûner en gare pour garder deux compartiments pour toute la bande partie de La Viste pour le train de 9 h.
          Nous sommes 21. Xavier, Benjamin et Gaby partent en auto pour Rochasson, je mène la bande du train ; 1 h ¾ de route. En gare de Grenoble le fameux capitaine des Francs, notre propriétaire, le régisseur dans son auto et nous 18 dans un autobus couvert mais pas fermé. Pluie forte, brume, fraicheur ; l'autobus monte à grand' peine jusqu'au château. Pluie assez forte, brume. Installation luxueuse. Les trois de l'auto arrivent tard. L'électricité ne marche pas. Nous soupons et nous couchons, tombons tous de sommeil.

Mardi 7 Juillet 1914   Ch. de Rochasson [carte environs Rochasson]   [carte 3D Rochasson]

          Nuit de profond sommeil, nous sommes tous ragaillardis ; lever tardif, arrangements tout le matin. A midi ¾, personne ne songe à l'heure du dîner. Table improvisée, couvert mis par tous. Installation jusqu'au soir tandis que messieurs et enfants se promènent. Jeannette a la fièvre, on la couche sans souper. Nous serons très bien à Rochasson.

Mercredi 8 Juillet 1914  Rochasson / Grenoble / Rochasson

          Matinée à Grenoble avec Benjamin et Auguste ; achats monstres, l'auto en est bondée. Retour à 1 h ; avons été à Grenoble par la route du Sappey. Vue ravissante. Après midi consacrée à la visite du parc ; il est ravissant ; trouvons au 1er banc Gaby, Xavier et Jacques.
Tous ensemble nous gravissons les lacets nous menant au 2nd banc au toit de chaume ; vue idéale, sous-bois, cerises, fraises, framboises et même serpent, ce qui est moins enchanteur. Enfin atteignons le 3ème banc, au sommet, c'est ravissant. Toute la chaîne de Belledonne en face de nous, à droite le massif du Pelvoux. Toutes ces montagnes noires sont couvertes de neiges éternelles à leurs sommets. La vallée de Graisivaudan à nos pieds. Domène, village important, tout en face de nous, de l'autre côté de l'Isère. Les enfants roulent dans les prairies pour redescendre. Chapelet après souper, au clair de lune jusqu'au 1er banc.

Jeudi 9 Juillet 1914   Rocasson/Sappey/Col de la Porte/Col du Cucheron/Pas de la Fosse/Chambéry/Challes/Rochasson   [carte]

          A Grenoble pour des achats de 11 h à midi. Inauguration des salons pour la correspondance ce matin et, après dîner, à 3 h, départ en auto, Xavier, Gaby, Claire, Benjamin et moi pour Chambéry par les cols de Porte, du Cucheron et du Frêne. Partis avec la capote à cause du soleil nous l'enlevons au Sappey. La remettons à cause de la pluie au col Porte, l'enlevons enfin au col de Frêne. Route extrèmement intéressante et jolie. Le ciel est noir derrière nous quand la soleil illumine Chambéry en sortant du tunnel du Pas de la Fosse. Sous les fenêtres de l'ancien étage de Xavier et de Gaby en auto, puis dans la rue de Boigne, sous les arcades, excellentes glaces au Berger Fidèle, gateaux exquis.
          Retour par la plaine, traversons Challes où nous fouillons des yeux tous les hôtels pour y apercevoir Marie Clotilde et Ludovic, ils restent inaperçus. Poussière faite par une auto qui ne veut pas nous laisser passer pendant toute la vallée du Graisivaudan. Retour à 8 h. Chapelet dehors. Du 1er banc au toit de chaûme, assistons au lever de la lune sur la chaîne de Belledonne, c'est poêtique.

Vendredi 10 Juillet 1914   Château    

          Journée chaude, mais en choisissant sa place sur une terrasse ou une autre, on trouve un peu d'air. Enfin, après correspondance, lecture ! Y avait-il si longtemps que je n'avais plus lu ! Ce soir à 8 h, chez le capitaine des Francs à son château. Mme nous reçoit dehors, elle est fort bonne et obligeante. Toujours en auto au fort du Bourcet(1) pour acheter des œufs ; j'ai failli entrer dans le fort, comme on attendait le lieutenant, je suis restée en dehors.
          Le Mt Blanc se dresse au fond de la vallée. Dans la soirée les manœuvres nocturnes continuent dans la plaine, on entend le crépitement des armes, des mitrailleuses, puis trois projections lumineuses sont braquées sur le champ de combat et sont dirigées en tous sens, c'est fort curieux.
(1)Aujourd'hui ce fort est en ruine. Cf site personnel

Samedi 11 Juillet 1914   Uriage  Vizille    [carte]  

Chaleur, cependant de l'air sur nos terrasses ombragées. Claire et Jules se manquent au téléphone. A 9 h à Grenoble pour des commissions, y laissons Auguste et allons tous les cinq nous promener en haut à Uriage où nous prenons des glaces dans le parc, elles ne valent pas celles de Chambéry. Uriage frais et vert, plus joli que ce que mes souvenirs ne me le rappelaient. A Vizille. Retour à Grenoble par une petite route ; splendide château à droite. Rentrons tellement chargés qu'Auguste est entre Gaby et Xavier.

Dimanche 12 Juillet 1914   Rochasson / Goncelin / Allevard / Poncharra / Rochasson   [carte]  

          Messe de 9 h à St Louis. Très bien ordonnés les exercices de cette église. Asperges, messe, sermon, tout vite et pieusement fait. Tandis que Benjamin, Xavier, Claire et Minette(1) vont en gare chercher Jules, je les attends à l'église où ils viennent me reprendre. Notre départ retardé par la confection du paté de canard. Il fait chaud. Visite de la maison avec Jules ; il nous fait remarquer qu'elle est en machefer ; c'est à cause du voisinage du fort ; le génie ne l'a laissé élever dans le rayon du fort que dans pareilles conditions, elle peut être rasée en cas de guerre. Jules est étonné de son luxe et du confort.
L'après midi, tandis que le ménage Perrin se promène dans le parc, nous partons lous les quatre pour Allevard. Pas beau la parc, il est loin de valoir celui d'Uriage, mais les glaces y sont bien meilleures ; la musique y joue : Toréadors, Carmen.
Route charmante à la chapelle ou chartreuse de St Hugon(2) ; la gorge est étroite, sauvage, si retirée, si boisée qu'il y avait encore des ours il y a peu d'années. La descente par Poncharra est plus jolie que la montée par Goncelin. Voyons l'immense château de la Rochette, toujours à louer. Pas d'altitude mais jolie situation sur son rocher avançant comme un promontoire au dessus de la vallée. Fraicheur délicieuse au retour. Le soir, à 11h, j'assiste de ma fenêtre au lever de la lune derrière la chaîne de Belledonne.
(1) Marie-Thérèse (8 ans), fille de Gaby et Xavier Fine
(2) Aujourd'hui Institut boudhiste Karma Ling

Lundi 13 Juillet 1914  Château / Le Sappey / St Pierre d'Entremont / Les Echelles / Voreppe / La Placette / Château  [carte]  

Fraicheur le matin, chaleur l'après-midi. Aussi départ en auto à 4 h pour chercher une altitude. Montons tous les 6 par Le Sappey pour faire le tour du massif de la Grande Chartreuse ; fraicheur délicieuse à St Pierre d'Entremont. Prenons la route des Echelles pour suivre les gorges de la Frou. Route en encorbellement. Mettons pied à terre. Retour par la Placette et Voreppe, pays enchanteur, bois, montagnes. Soirée dehors, chaque ménage séparément.

Mardi 14 Juillet 1914  Meylan

          Toujours chaud, 26° comme maxima. Ce soir départ de Xavier et de Jules par le tramway de Meylan à 6 h. Allons avec Benjamin faire une visite à Mr le curé, bien bon. Voyons l'église de Meylan. Remonter est dur, surtout quand le matin le chemin est ensoleillé. Soirée avec nos deux filles sur le perron avec l'électicité allumée sur nos têtes.

Mercredi 15 Juillet 1914  Corenc

Temps couvert, moins chaud. L'après-midi, orages, pluie, tonnerres remarquables, puis ondées ; nous sortons et rentrons sans cesse. Le soir avec Benjamin à Corenc, l'église dans une situation ravissante, vue sur Grenoble et les montagnes. Nous y trouvons Mlle et les trois grandes. Retour ensemble, allons acheter des œufs au fort de Bourret ; nous entrons dans le fort, ce qui amuse beaucoup Mlle. Aujourd'hui Jeanne¹ et Claire sont alitées, Gaby dégringole dans l'escalier.
¹ Fille (3 ans) de Gaby et Xavier Fine

Jeudi 16 Juillet 1914  Meylan

          Enfin 16 degrés au lieu de 26. Je cours à l'église de Meylan par un temps couvert, un quart d'heure pour descendre, vingt deux minutes pour remonter. Il fait frais, on est mieux sur la terrasse devant la maison. Le soir, avec Claire et ses enfants, Mlle et les quatre grandes, montons au haut du parc, sortons par la plus haute porte sur la montagne que nous escaladons jusqu'au bois coupé, au pied du rocher de St Eynard. Sans les nuages la vue serait merveilleuse. Descente par le chemin à pic et pierreux à côté de chez nous. 1ère soirée dedans sous les lampes électriques dans le 2ème salon ; autour de la table, nous trois travaillons, Benjamin regarde les illustrations. Nous sommes très bien.

Vendredi 17 Juillet 1914  

          Temps toujours frais, il faut chercher des abris. Les montagnes sont ravissantes, claires et très nettes. Allons tous chez Quai nous entendre pour les légumes de Grenoble ; René nous y mène, fraises sur la route. Les petits comme Jean(1) et Jeannette(2) nous amusent ; contournons le grand séminaire, autrefois aux Capucins. Les pentes sont si raides que nous reprenons les lacets. On sulfate les vignes.
(1) Fils (2 ans) de Claire et Jules Perrin   (2) Fille (3 ans) de Gaby et Xavier Fine

Samedi 18 Juillet 1914   Biviers

Belle journée, de l'air. Le soir partons pour Biviers avec Benjamin, Claire et les 6 grandes.
Chemin assez horizontal, très agréable, avec découvert, à l'ombre tout le temps ; l'église neuve, très bien située avec le cimentière à pic sur la vallée.
Retour avec halte. En somme nous ne sommes qu'à ¾ d'heure. L'électricité manque dans la soirée ; montons nous coucher, elle revient dans nos chambres.

Dimanche 19 Juillet 1914  Meylan

          Messe à 7 h à Meylan ; nous y allons et revenons en break. Matinée fraiche, très absorbée par mes occupations du ménage, cette lingerie au 2d me fait souvent monter. Chaleur l'après-midi ; piano avec Claire. Boston(1) sur la terrasse. Puis visite du capitaine des Francs, fort aimable. Promenade avec Benjamin, Claire et Eugène(2) dans cette prairie faisant l'éperon près du fort ; la vue y est admirable ; montons un sentier fort raide, longeons le fort et y commandons deux lapins à la femme du gardien. Reçu de La Viste des fruits tout endommagés. Soirée dehors. Mlle enchantée d'apprendre qu'il y a des Dominicaines dans le voisinage. Mlle Lemaçon a une propriété dans la commune.
(1) Jeu de cartes     (2) Fils (4 ans) de Claire et Jules Perrin

Lundi 20 Juillet 1914  

          Temps couvert ; aussi avant midi, au 2ème banc avec Benjamin pour y lire. Après dîner j'y retourne avec les 8 grands, on y est délicieusement. Promenade avec les 6 grands, montons au lieu de descendre à Meylan, c'est très raide, tournons à gauche sous bois, traversons prairie, torrent ; Madeleine¹, toujours dans la lune, tombe dans le vide, des lianes la tiennent suspendue, nous la repêchons, elle s'est effrayée. Descente par une prairie qui nous mène dans le chemin si raide à côté du parc, à la hauteur du château. Il fait frais pour rester assis dehors le soir.
¹ Fille (5 ans) de Gaby et Xavier Fine

Mardi 21 Juillet 1914  

          A 1 h du matin, notre porte s'ouvre, c'est Gabrielle, l'électricité a sonné deux fois ; nous descendons, rien d'anormal. Gaby s'est promenée jusque là pour surveiller la lessive de Claire. Pluie d'automne, les enfants installés dans la salle à manger, nous dans la grand salon. Après dîner, afin de faire aérer la salle à manger, faisons jouer les enfants dans le second salon. Benjamin, entretemps, va au 1er, puis au 2nd banc et le soir, tandis que Gaby descend sur la route avec tous ses enfants, avec Claire et ses aînés au fort ; quelques gouttes la font retourner au grand galop.
          Avec Benjamin nous conversons avec le gardien du fort qui nous porte deux lapins. La promenade horizontale sous la parroie du St Eynard, très intéressante ; vue jusqu'au plateau central. Haltes au milieu de la route avec nos petits pliants. Beau temps le soi ; même après souper, sur la terrasse, point d'humidité.

Mercredi 22 Juillet 1914  

          Pluie d'automne tout le jour avec brouillard. Aussi lecture, correspondance, piano à 4 mains avec Claire, travail manuel dans le grand salon. Les enfants partagent leur temps entre le second salon et la salle à manger ou vont courir dans le long corridor du 1er. Nous jouons au boston. Benjamin a risqué une sortie après dîner, il revient trempé. Nombreux courrier d'Amélie, de Coralie, d'Adèle encore à Paris.

Jeudi 23 Juillet 1914  

          Pluie en me levant et pour aller à la messe de 7 h. C'est le 1er jour du congrès eucharistique à Lourdes. Pluie au retour en partant, soleil en arrivant. Les chemins sont détrempés. Le soir nous pouvons enfin sortir ; de la route du fort nous voyons les inondations de l'Isère.

Vendredi 24 Juillet 1914  

          Temps splendide, on étend la lessive avec ardeur, elle nous occupe tout le jour. Le soir, je vais seule chez Mme des Francs ; tous mes petits-enfants voudraient m'y suivre ; je ne trouve que Mme de Rochebelle, née de Selle, très aimable mais très sourde. Soirée splendide. Les promeneurs n'ont pu aller à Biviers, les torrents ont doublé !

Samedi 25 Juillet 1914  

          Enfin beau temps ! 14 degrés. Nous pouvons travailler dehors. Le soir tous chez les Dominicains où l'on va à confesse. Les torrents se sautent ou se contournent sur la jolie route de Biviers. Avant la dernière montée on tourne à gauche et l'on grimpe jusqu'au couvent. Le vieux père dominicain vient derrière l'autel où nous sommes réunis ; les dominicaines récitent l'office dans la chapelle, nous les voyons à travers les grilles. Mme Rostit de Marseille, est supérieure. Gardons les enfants dans la cour, Jeannette¹ fait une maison avec des pierres, avec fossiles. Retour rapide, restons en arrière avec Benjamin. Temps menaçant ; arrivons avec les premières gouttes de pluie, l'orage est là, tourmente, éclairs, tonnerres, pluie.
¹ fille (3 ans) de Gaby et Xavier Fine

Dimanche 26 Juillet 1914  

          En break à la messe de 7 h. Il nous a porté les 5 corbeilles de fruits en détresse depuis plusieurs jours en gare de Meylan. Toutes les pêches sont gâtées. Il fait très frais, nous avons nos manteaux de laine tout le jour. Les inondations ont coupé la voie de chemin de fer à Voreppe. Pour venir de Marseille par la grande ligne, il faut passer par Lyon et Chambéry. Il y a un bon abri devant la bûcher, Gaby y gardent les enfants qui escaladent les talus et je lis au dessus, au 1er banc. Promenade avec Benjamin, Claire et les 6 grands à l'église de Biviers, retour avec un magnifique arc-en-ciel, c'est ravissant. Les enfants s'amusent beaucoup.

Lundi 27 Juillet 1914  

          Froid, 10°. Le matin on peut sortir ; après dîner je mène les 8 aînés jouer au général et à l'armée devant la grille. Pluie, il faut rester caserné. Les enfants très sages ; dans nos deux beaux salons : lecture, travail manuel, piano et boston. Ce matin on a coupé la communication entre Xavier et Gaby. Bruits de guerre.

Mardi 28 Juillet 1914  

Temps couvert, vif mais beau. Les montagnes nous apparaissent par moments, toutes blanches, la neige est tombée ces nuits-ci, le coup d'œil serait féérique si on les voyait toutes ensemble. Dehors toute la journée pour profiter du temps. Avec Benjamin jusqu'au 2ème banc puis passons l'après-midi au 1er. Promenade avec nos 6 grands. Partons pour la 1ère porte du parc, suivons un joli chemin entre deux haies, aboutissant à la route menant à celle du Sappey. A l'église de Corenc, vue merveilleuse de la place. Les bruits de guerre s'accentuent. Boston dans la soirée.

Mercredi 29 Juillet 1914  

          Journée splendide mais quelques ondées. Aussi le soir Mlle et les trois grandes partent par la route du Sappey. A 5 h montons aussi avec nos trois moyens dans le parc, sortons par la 1ère porte ; laissons Gaby rejoindre les petits, montons par le chemin du ruisseau, pas extrêmement difficile à franchir, pour atteindre un champ de seigle qui nous conduit très haut sur la route du Sappey sur laquelle nous serions montés indéfiniment. Vue splendide de Grenoble, à nos pieds toute la vallée du Drac, l'Obiou s'élève au fond. Le Mont Blanc splendide au nord, toute la chaîne de Belledonne, le Pelvoux, c'est splendide. Fête de Marthe. Achat par Melle que nous rencontrons, de fraises des bois cultivées. Ells sont exquises.

Jeudi 30 Juillet 1914  

          Vie calme et idéale ; dehors jusqu'à 4 h. Le temps, beau et chaud ce matin, devient pluvieux et froid. Après les délices du parc, goûtons celles de la maison. Boston dans notre cabinet de toilette de 5 à 6 h ½. Jacques souffre des dents. Je termine enfin le manteau rouge de Madeleine et ses boutons à la veillée.

Vendredi 31 Juillet 1914  

          Brouillard si épais que le Saint Eynard disparait complètement. Dans la journée la chaleur reparait peu à peu. Tandis que le soir nous partons par la route du Fort, Gaby, qui était restée avec Madeleine un peu indisposée, nous court après. On vient par télégramme téléphonique de lui dire qu'Adèle arrive à Marseille pour quelques jours et qu'on sera ici demin matin. Est-ce Adèle ? Est-ce Jules ? Nous n'y comprenons rien. Allons chez les religieuses de la Providence ; chapelle ravissante ; position unique ; terrasse enchanteresse surplombant la vallée du Graisivaudan. Assis sur des bancs dans une salle couverte, nous jouissons par tous les pores. Les religieuses charmantes, très nombreuses, beaucoup de novices. Devisons au retour sur cette dépêche. Auguste est parti à midi, il a idée d'être appelé sous les drapeaux et ne plus revenir. Dans la soirée, terminons la fameuse partie de boston avec un tel feu que Benjamin en a été agité dans la nuit.

Samedi 1er Août 1914  

          Dépêche et lettre pendant notre toilette, Adèle va arriver avec Xavier. A 9 h ils sont là. Xavier entre dans la salle à manger, Adèle le suit dans la petite allée. Nous sommes stupéfaits.
Après la joie de la retrouver au milieu de nous, nous apprenons les tristes nouvelles sur la guerre. Xavier vient faire boucler les malles de sa femme et de ses enfants, les emmenera demain, il part lundi matin à 8 h pour Uzès. Nous sommes consternés, chacun fait bonne contenance en faisant des sacs de linge.
A 4 h ½, tous les 6 à Grenoble. Grande agitation, on mobilise tous les hommes. En gare on n'assure le départ des voyageurs qu'une ou deux heures après. A partir de demain, tous les trains sont pour les troupes. Nous voilà bloqués. Nuit d'insomnie, chacun songe à Xavier et à Gaby, à ce que sera cette séparation.

Dimanche 2 Août 1914  

          A 4 h sur pied, derniers préparatifs. A 5 h ½, partent dans l'auto bondée de paquets, Xavier, Gaby, Yvonne, Madeleine, Jeanne, Jacques et leurs deux bonnes, Claire et Victorine. Derniers embrassements, Xavier y met tout son cœur ; ils vont à la messe de 6 h à Grenoble et de là, déjeûner chez Charles.
          Nous, avec les deux aînées, à la messe de 7 h à Meylan. Le curé fait un appel chaleureux aux jeunes gens, à tous ceux qui partent pour s'approcher des sacrements. Au retour de la messe, trouvons Jules aussi optimiste que Xavier était pessimiste. Eugène a une forte fiève ; malgré ce, on boucle les malles et départ à 4 h de toute la famille Perrin, ils coucheront en route. Après leur départ, les deux fillettes et moi menons Adèle au 3ème banc du parc. Adèle est ravie de tout : de la vue, de la beauté du parc. Manquons Benjamin qui avait été au 2nd banc.
          Tandis qu'à 6 h, Adèle, Melle, Marthe et Minette vont chez les sœurs de la Providence, Benjamin et moi allons faire nos adieux à Mr et Mme des Francs. Ils ont été tous les deux accompagner jusqu'à Voreppe en auto leur fils, partant pour Valence. C'est Mme de Rochebelle qui nous reçoit avec une amie. Enfin ils arrivent de retour avant la jeunesse. Plus que 5 à table. Pauvre Gaby, je suis navrée d'être clouée ici.

Lundi 3 Août 1914  

          Préparons le départ, malles et corbeilles, tout le jour. A 5 h partons tous les 6 pour Biviers. Adèle ne regarde rien, parle guerre, nouvelles, voudrait aller à Grenoble ; elle a toujours le même entrain, voudrait se battre. Chapelet dans la jolie église, y prions pour Xavier, admirons la situation du cimetière, c'est idéal ! Retour charmant ; la lune se voile ; après cette chaude journée, le ciel s'assombrit, éclairs, tonnerres et pluie. Dès notre retour à 8 h, on fait partir des fusées pour éviter la grêle. Dans l'après-midi Mr Chabert fils, le régisseur, nous cause de l'émotion avec son auto, nous avions cru qu'on venait nous chercher.

Mardi 4 Août 1914  Château / Grenoble / Monestier de Clermont     [carte voyage] 

          Emotion violente : à 7 h ½, une auto, nous croyions à l'arrivée des autos de la famille, c'est encore Mr Chabert , il vient nous proposer deux autos pour 9 h. Nous remettons le départ à 10 h. Seulement, au lieu de payer comptant, Benjamin ne règlera qu'à Marseille les 1600 fr dûs. Dix heures sonnent, personne ! 11 heures, personne ! Midi, vite Marie improvise le dîner. Nous sommes consternés. La pluie commence, tenace, brume. Qu'allons-nous devenir ?
          Télégramme ce matin à Gaby pour lui apprendre notre arrivée. 2ème télégramme pour donner contre-ordre. Installés dans le salon, nous lisons les journaux, les enfants jouent aux cartes, nous écrivons, Adèle joue du piano. A 3 h Adèle part pour l'église avec une pluie battante ; à 3 h, grand émoi : deux autos, ce sont celles de Grenoble, on vient nous chercher. Les deux chauffeurs d'une humeur exécrable, il nous faut porter dans les autos, attacher sur les marche-pieds, nos 17 colis ; pendant ce temps, René a couru chercher Adèle sans la trouver ; nous montons en auto, nous prendrons Adèle au petit pont, elle doit être sur la route du retour.
          En tournant l'allée, notre auto va se butter contre un sycomore ; pendant ce temps, Benjamin va chercher Stop qui ne veut pas venir nous rejoindre, il se fait tellement traîner que son collier reste en main à Benjamin ; alors bataille affreuse de lui avec Berger ; à moins de s'avaler, ils ont tout fait.
          Pendant ce temps, impossible de faire bouger l'auto : enfoncée dans une ornière, elle patine sur place ; branches, cordes, rien n'y fait. Augustine va chercher son voisin, le berger, son ami, un des rares hommes non partis pour la guerre ; il arrive avec ses deux vaches, on les attelle à l'arrière de l'auto ; après de grands efforts, elle démarre ; nous remettons dans l'auto tous les colis jetés dans la prairie pour décharger la voiture ; nous montons et partons avec Adèle arrivée sur ces entrefaites.
          Grenoble a un aspect de guerre, filons d'abord avec une forte pluie, puis avec le brouillard, jusqu'à Monestier de Clermont. des gendarmes nous vaient signifié sur la route qu'à 6 h du soir, aucune auto ne devait circuler. Nous allons à un très joli hôtel nouveau du Touring Club, le Modern Hôtel, en dehors du village. Nous y trouvons 4 chambres bein propres au rez-de-chaussée. Benjamin va se faire faire un laisser-passer pour pouvoir circuler demain. Je vois un promeneur, c'est un endroit riant. Les autres font parler un chauffeur qui, en trois jours, a gagné 1000 fr. Il dit que notre voyage à Marseille ne valait pas plus de 800 fr, au lieu des 1600 exigés. Il y mène demain Mme Jaquemet Roux et Mr Latil de Marseille. Dîner tous les 8 à la même table dans la salle à manger où tout le monde fusionne. On lit à haute voix la déclaration de guerre. Adèle et Minette couchent dans le même lit.

Mercredi 5 Août 1914  Monestier de Clermont / Col de Luz-la-Croix-Haute / Manosque / Saint Antoine    [carte voyage] 

          Beau temps, mais vif. Déjeûner à 5 h ¾, départ à 6 h. Nos chauffeurs sont de bonne humeur, tous nos colis sont cordés parfaitement en ordre. A chaque village, gendarmes demandant à voir notre laisser-passer, la voie ferrée est gardée tout le long par l'armée. Route ravissante jusqu'au col de Luz-la-Croix-Haute ; là, soldats et civils se précipitent sur nous pour avoir des nouvelles. Dans la 1ère auto, Benjamin, Adèle, Minette et moi. Deux crevaisons de là à Manosque, où nous déjeunons. Un bon vieux nous avait dit que les espions pullulent, les uns habillés en religieuses, les autres sont des espionnes se glissant dans l'armée comme amoureuses des officiers. Sur toute la route, mulets et chevaux réquisitionnés pour la guerre, il y en a partout. Arrivons à 4 h à St Antoine, fourgons automobiles conduits par Maurice de Gasquet arrêtés devant la campagne et Henri nous aperçoivent, ils courent sonner à la porte en criant : "Les voilà !"

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