Voyage à Paris par Léonie Fine du 31 août au 05 octobre 1875
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Carte du voyage - Les moyens de transport - Carte Paris - Histoire de France au XIXème

     

Mes Souvenirs

Léonie Alfred Carnets n°1 et n°1bis
Carnets rédigés par Léonie Fine (agée de 21 ans) relatant le voyage effectué à Paris en 1875, avec ses parents, Jacques-Albert Fine (agé de 68 ans) et Constance Strafforello-Fine (agée de 63 ans), et son frère Alfred (agé de 26 ans).
Jacques-AlbertPhoto

 

Mardi 31 Août 1875    départ de Marseille en train

          Il était enfin arrivé ce jour si ardemment désiré du départ ! Et ce voyage si longtemps promis, si longtemps souhaité et surtout si fortement compromis, allait devenir une actualité alors même que je ne l'envisageais qu'à l'état de rêve. C'est ainsi qu'à 10 heures du soir, mes frères et mes sœurs étant réunis autour des quatre voyageurs, au milieu de 2 grosses malles et de paquets de toutes grandeurs et de toutes les formes, je me demandais si véritablement j'allais partir pour Paris, cette capitale dont tout le monde parle, que tout le monde connait, et dont je ne pouvais rien dire encore, ne prenant part à toutes les conversations de ce genre que par le silence le plus éloquent. J'étais vraiment bien contente, bien satisfaite, et d'ailleurs tout le monde le comprenait. Quand, à 21 ans, on part pour Paris pour la 1ère fois, il est presque permis d'être fou de joie ! Ce voyage d'abord s'ouvrait pour moi sous les meilleurs auspices : voyager avec Papa, Maman et Alfred, rien ne pouvait m'être plus agréable, ce même intérieur si calme et si aimé allait se transporter vers des pays nouveaux et, pour ma part, j'avais toujours rêver un voyage en famille.
          Mais si telle était ma joie, puis-je dire qu'elle était partagée par mes 3 compagnons de route ? Alfred, je crois, était aussi satisfait que moi, seulement avec son calme habituel et sa froideur apparente, il avait l'air de se préparer à ce départ comme s'il avait voyagé toute sa vie. J'essayais alors de me calmer de mon mieux afin de ne pas trop ébouriffer Maman qui, pour le coup, n'était pas entrain du tout . Depuis il lui échappé de tels aveux sur ses serrements de cœur au moment du départ en songeant à ses enfants , à sa maison et à ses domestiques, qu'elle laissait pour 35 jours, que j'aurais peut-être renoncé à mon voyage si j'avais connu son ennui. Mais avec son dévouement tout maternel, elle dissimulait de son mieux et, sur son abattement et sa tristesse, jeta un voile impénétrable qu'elle ne souleva qu'un jour, alors que les joies du retour brillaient déjà dans un avenir peu éloigné.
           Sans anticiper aux évènements, je reviens aux voyageurs dont 3 déjà ont été passés en revue ; il s'agit du 4ème, le chef de la bande, qui, par un malencontreux rhumatisme, avait tenu le voyage en suspens jusqu'aux derniers jours. Des douleurs tenaces et violentes commencèrent à se déclarer chez Papa vers la fin de Juillet alors que nous caressions un projet de voyage plein d'attraits pour la jeunesse, la Suisse et Paris ! Le climat froid et pluvieux de l'Helvétie n'était pas fait pour guérir un rhumatisme qui touchait à sa fin ; aussi, dès que la santé de Papa nous permit de songer à un nouvel itinéraire, la Suisse fut rayée du programme et, pour nous en dédommager, Papa la remplaça par un voyage aux bords de la Loire, en passant par Bordeaux. C'était prendre le chemin de l'école pour se rendre à Paris dont nous n'étions nullement fâchés. Cependant l'heure avance et le moment vint où il fallait songer au départ. Chacun s'empresse autour de nous, on nous aide, on nous embrasse, on nous assure que nous avons bien l'air voyageur avec de grands voiles, nos longs manteaux, nos saccoches en bandoulière et, bref, les adieux se font au milieu des larmes des domestiques, ce qui ne fut peut-être pas étranger à la tristesse de Maman dans les premiers jours qui suivirent le départ.
          Une voiture nous attendait à la porte, les malles étaient déjà installées au dessus et nos personnes dans l'intérieur, quandun incident vint nous troubler dans ce moment si solennel. Notre cheval s'abat au premier pas. Pour un début, c'était triste. Craignant de manquer le train par ce retard, je rappelle mes frères qui nous quittaient à peine et, le cheval étant relevé, nous regagnons le temps perdu en suivant le pas sur et leste de la jument de Louis qui nous accompagnait, avec Adèle, jusqu'à la gare avant de retourner au Canet. Deux membres de la famille Salles nous y attendaient déjà, Benjamin et Henry, qui venaient nous dire un dernier adieu.
           En attendant le moment de rentrer dans les salles, Alfred fait la distribution des paquets qui ne devaient pas nous quitter pendant notre voyage. Maman a son sac bien aimé, Papa, deux manteaux pliés séparément dans de fortes courroies et si semblables en toutes choses qu'on pouvait les appeler les jumeaux, Alfred, un gros sac de voyage, ce n'était point la meilleure part, j'avais à ma charge les parapluies, cannes et encas, que des élastiques rendaient très faciles à porter. Ainsi munis de pied en cap, nous montons en wagon. La chance nous favorise et, les compartiments de première étant tous au complet, nous établissons notre quartier général dans un bon coupé. Adèle, Louis, Henry et Benjamin, qui ont pu nous rejoindre, voient avec plaisir notre bonne installation ; Benjamin prenait modèle pour son prochain voyage à Paris où nos devions le retrouver dans une dizaine de jours.
          On nous quitte, le sifflet fait entendre son cri aigu et nous partons, pour ma part, avec une joie indéfinissable. Mais il n'y avait point de temps à perdre, pas un instant à accorder à notre entrain, le train filait et, à la Léonie, on nous attendait pour nous souhaiter, au passage, un dernier adieu. Nos lanternes vénitiennes sont promptement éclairées et, installée avec Alfred aux portières, nos deux lanternes en main, nous attendons, non sans une visible émotion. Tout à coup une grande clarté se montre à l'horizon, dans un clin d'oeil, nous passons devant ces feux de toutes les couleurs, au milieu de cris inouïs et bientôt, de cette splendide illumination, ne restait que le souvenir ! Je n'avais rien distingué tandis qu'Alfred avait vu Berthe, Claire et Léon. Nous rions, nous parlons, nous discutons sur ce que nous avons vu ou cru voir pendant une grande partie de la nuit. Papa et Maman, installés dans notre compartiment, dorment ou font semblant de dormir. Alfred, ne pouvant caser nulle part ses longues jambes, me fait plusieurs fois changer de place pour de nouvelles combinaisons sans pouvoir aboutir à une bonne fin et le coupé fut déclaré trop étroit.

Mercredi 1er Septembre 1875     Cette (auj. Sète) / Toulouse

          C'est après divers essais de dormir, toujours infructeux, des changements de places, quelques paroles échangées à demi-voix à cause des dormeurs, que nous arrivons de grand matin à Cette (auj. Sète). Les souvenirs ne nous manquent pas dans cette ville, c'est là que nous fîmes notre 1ère étape dans notre pélerinage à Lourdes. C'est dans cette salle que Mme Pécoul, ne sachant comment remédier à la perte irréparable que le vieux docteur Pécoul a fait de ses clefs, opère, aidée de son cher mari, son pauvre sac de voyage et lui fait subir de terribles déchirements ; c'est dans cette autre salle que, réunis autour de la table, nous faisons un maigre dîner ; c'est dans cet endroit retiré que Benjamin put venir en aide au P. Calage dans une opération délicate en lui gardant son manteau.
          Le temps passe, la cloche nous rappelle en wagon! Adieu notre coupé, il faut changer de train et nous voilà au grand complet en premières . Je ne sais si c'est la compagnie ou le pays qui me porte au sommeil, le fait est que je répare le temps perdu jusqu'à Toulouse où nous arrivons exactement à 11 h. Un omnibus nous fait parcourir une partie de la ville pour nous mener à l'hôtel du Midi, sur le place du Capitole, où nous descendons. Nous prenons possession de nos chambres dont la mienne communique avec celle de Papa et de Maman, et après divers arrangements nécessités par une nuit en chemin de fer, nous descendons pour le déjeûner. Le salon est vaste, ouvert sur une grande cour, des plantes grimpantes entourent ses nombreuses portes et lui donnent plutôt l'aspect d'une salle d'été. Sans perdre une minute, nous partons au dernier morceau, pour visiter le Capitole qui s'élève comme un rempart devant la fenêtre de ma chambre. C'est un vaste monument carré avec plusieurs cours intérieures rendues célèbres par des événements historiques. C'est dans la première que le duc de Montmorency fut décapité en 1632 par ordre de Louis XIII pour s'être laissé entrainer dans la révolte de Gaston d'Orléans. La grande salle des Illustres, décorée des bustes des grands hommes, est encombrée pour le moment, par des milliers de matelas qu'on distribue aux pauvres inondés. Des lits, des vêtements sont entassés dans toutes les salles et une distribution de secours se fait continuellement aux malheureux qui viennent se faire inscrire. Cet encombrement nous empêche de juger du bel effet de la salle des bals ; celle de Clémence Isaure heureusement n'a pas été envahie, on y admire une belle bibliothèque en chêne, c'est là que l'on garde le coutelas qui a tranché la tête au duc de Montmorency et c'est aussi dans cette salle que se fait la distribution des prix des Jeux floraux.
Nous traversons la grande place du Capitole que les vendeuses commençaient à laisser libre, car Toulouse a le tort d'avoir le marché sur sa plus belle place, ce qui nuit à l'effet et rend les alentours du Capitole peu agréables. L'église de St Sernin nous retient longtemps par ses précieuses et nombreuses reliques que l'on vénère dans la crypte ; 6 corps ou chefs des apôtres et celui de St Thomas d'Aquin, attirent un grand nombre de fidèles. Nous visitons ces saints lieux conduits par un prêtre sacristain attaché à cet emploi. Cette église, qui date environ du XIIIè s., est de style roman, elle est vaste et a un cachet d'ancienneté bien marqué. La cathédrale gothique de St Etienne est très irrégulière, ce qui nuit beaucoup à l'ensemble, l'autel en marbre est magnifique.
          Pressés par le temps, nous volons plutôt que nous ne marchons au musée qui m'enchante par son cloître qu'embellit la plus gracieuse architecture, car le musée n'est qu'un ancien couvent d'Augustins ; une jolie fontaine s'élève au milieu d'un petit jardin, le tout me ravit et m'enchante ; aussi j'avoue que je regardais avec beaucoup plus d'intérêt les restes de ce gracieux cloître du XVè que toutes ces antiquités pour lesquelles je n'ai pas grande sympathie. Les tableaux ont, au contraire, toute mon attention, un surtout a excité mon admiration. C'était la mort d'une sœur de charité : des pauvres femmes qu'elle avait secourues pendant sa laborieuse vie, venaient vénérer sur son lit de mort. Une jeune sœur était là aussi, debout, auprès de cette sainte religieuse, le chagrin le plus profond est peint sur tous ses traits, on voit qu'elle perd une mère dans cette sainte âme ! Que ne suis-je peintre pour reroduire pareille toile !
          L'église des Jésuites que décorent de jolies peintures est fort jolie. Nous profitons du voisinage du Jardin de Plantes pour le visiter : son entrée est ornée de belles colonnes en marbre, il parait vaste, mais, las après nos courses effrénées, nous avons préféré nous reposer sous de beaux ombrages. Le Jardin Royal, peu éloigné de celui de Plantes, est également fort agréable. Mais un 3ème, dans lequel nous faisons une courte halte, remporte la palme par sa position et son entretien : tout y est frais et vert, c'est le Rond-Point (auj. Grand Rond). Admirablement placé, il est la promenade favorite des Toulousains, nous y respirons un air délicieux qui nous fait oublier un instant la chaleur assomante qui nous accable. Un jet d'eau ajoute, par sa fraicheur, encore plus de charme à cette promenade à laquelle aboutissent les plus belles avenues de la ville. Nous profitons de ce moment de repos pour causer un peu et de Marseille et de la famille, car, quand on visite, on ne songe qu'à ce que l'on voit et la chaleur nous accable pour parler en marchant.
          Nous rentrons à l'hôtel réconfortés par l'air délicieux que nous venons de respirer et nous nous installons gaiement à table. Les convives étaient nombreux et de toutes sortes. A côté d'une table entourée d'un vieux militaire, d'un jeune lieutenant et de plusieurs dames, tous fort gais et beaux parleurs, s'en trouvait une autre, remarquée par son silence. Un abbé, une vieille dame et deux capucines ébouriffées par l'agitation de la salle, s'y trouvaient dans la posture la plus humble et la plus modeste. Cette étude de mœurs nous amuse, nous rions du contraste de ces deux tables et nous arrivons à la fin du dîner sans nous en douter. Papa se ressentant légèrement de ses douleurs rhumatismales, je vais, avec Alfred, à la découverte d'un pharmacien et nous revenons munis d'une pommade qu'il nous a dit souveraine pour ces douleurs.

Jeudi 2 Septembre 1875     Toulouse / Agen / Bordeaux

          Lever matinal pour visiter, avant notre départ, les quartiers inondés. Ils sont de l'autre côté de la Garonne que nous traversons sur le seul pont en peirre qui ait résisté aux eaux dévastatrices. Le quatier St Cyprien est bas sur le rive droite (ndlr gauche!) du fleuve qui le sépare de la ville dont il n'est qu'un vaste faubourg. Toutes les maisons endommagées par ces terribles inondations sont aujourd'hui ou restaurés ou détruites. Il en est peu que l'on ait laissé en ruines ; cependant nous avons vu une chose singulière : une maison dont le rez-de-chaussée avait été presque entièrement emporté par les eaux et dont le 1er étage était comme suspendu sur quelques mauvaises poutres. Quant à l'élévation qu'ont atteint les eaux, nous pouvons nous en rendre compte par l'humidité qu'elles ont laissée sur les maisons, nous l'avons évaluée à 2 mètres. Un brave homme nous donne quelques détails sur le sinistre affreux et sur la terreur qui régna longtemps sur ce malheureux faubourg ! Nous le quittons navrés, car la dévastation se fait encore bien sentir. Nous traversons la Garonne sur un pont de bateaux construit par le génie (des soldats y travaillaient et y mettaient la dernière main) pour nous rendre au quartier des Amidoniers qui a été également éprouvé.
          L'heure s'avance et nous nous trouvons bien éloignés du centre. Alfred se fait fort de nous faire arriver directement au Capitole, mais il doit renoncer à pareille prétention. Laissant Papa et Maman rentrer seuls à l'hôtel pour les préparatifs du départ, je vais avec Alfred explorer le côté opposé à celui que nous venions de visiter. C'eût été bien le cas d'avoir des bottes de 7 lieues pour beaucoup voir en peu d'instants, mais il faut se contenter de ce que l'on a. En conséquence, après avoir vu le jardin de la place Lafayette, derrière le Capitole, et aperçu les belles avenues Lafayette et du 19 Septembre, il faut rentrer pour déjeûner.
Aujourd'hui, nouveaux convives, mais nous perdons au change : un vieux ménage montagnard, habillé presque à la parisienne ; ils excitent sans s'en douter, l'hilarité générale et font plus de tapage à eus deux que nous tous réunis. L'hilarité est à son comble quand, après le dessert, le vieux bonhomme se dispose à poser sur sa grosse tête coiffée d'une belle perruque, un gibus ! mais vains efforts : il le met, le remet, le tourne, le retourne, le gibus est trop petit ! O méprise ! C'était celui du voisin qui par son air piteux et contrarié faisait visiblemenr reconnaitre le propriétaire !
          L'arrivée de notre omnibus nous invite à finir notre déjeûner rondement. Notre hôtesse, charmante et fort aimable, nous conduit jusqu'à notre véhicule et nous prenons le chemin de la gare. Toulouse est jugé différement par chacun de nous, Alfred en garde une impression peu favorable, Papa et Maman s'en faisaient une idée assez juste, dans mon appréciation, Toulouse gagnera beaucoup en peu d'années par les voies larges et droites que l'on perce de tous côtés ; je trouve ses 3 jardins délicieux et je lui trouve aussi l'air d'une grande ville.
          A 11 h nous nous trouvons en wagon plus qu'au complet par suite de l'arrivée tardive d'une jeune dame que des messieurs reçoivent dans leur carré, avec tous ses bagages, ce qui n'est pas peu dire ; heureusement pour eux, elle ne tarde pas à descendre. La route de Toulouse à Bordeaux n'a rien de bien particulier ; entre Moissac et Castelsarrasin, un joli pont en tôle sur la Tarn. A Agen le point de vue est délicieux : la ville s'étend d'un côté de la gare et de l'autre s'élève un côteau tapissé de frais ombrages au milieu desquels sont parsemées de charmantes habitations ; une chapelle domine la hauteur et son clocher élancé, se dessine agréablement sur le ciel auré !!! La Garonne que le chemin de fer côtoie assez longtemps, produit une heureuse diversion au milieu des vignes innombrables de la Gascogne. Mais Bordeaux approche, les villages sont moins éloignés et les routes plus fréquentes. Sur la ligne du Midi, les routes qui traversent le chemin de fer à niveau sont très nombreuses ; pour éviter les accidents qui pourraient résulter d'une pareille organisation, le service se fait d'une manière très régulière et les signaux sont multipliés ; aussi nous remarquons, avec Alfred, qu'à chaque route que nous traversons, non seulement la barrière est fermée, mais encore une femme est là, indiquant, par la position horizontale de son bras, que la voie est libre. Ces femmes de service ont un uniforme bleu et ressemblent pour la plupart à des automates plutôt qu'à des êtres animés. Malgré les charmes du voyage et l'agrément d'être seuls, nous voyons avec plaisir les châteaux et les jolies villas se multiplier sur notre passage et nous annoncer, par leur nombre, l'approche de Bordeaux !
          A 4 h ½ nous arrivons en gare après une bonne et agréable route. Il ne faut pas juger la ville par l'aspect de cette gare nommée de Cette (auj. Sète), parce qu'elle dessert la ligne du Midi. C'est la moins importante des deux que possède Bordeaux et se trouve très éloignée du centre et des beaux quartiers ; aussi la vieille ville que l'on aperçoit tout en parcourant les quais ne donne, au premier abord, qu'une triste idée de cette grande cité. A peine avons-nous mis le pied à terre qu'il nous faut monter dans un nouveau véhicule pour nous faire mener à l'hôtel de France, le premier de Bordeaux, recommandé d'ailleurs par Louis et Adèle ; nos bagages étant installés et fixés sur l'impériale et nous assis à l'intérieur, notre cheval nous entraîne rapidement sur les quais. Tout le monde sait ce que c'est que l'arrivée dans une ville, chacun nomme ce qu'il aperçoit, tantôt c'est un clocher, peut-être celui de la cathédrale, tantôt c'est une belle rue, indiquerait-elle que ce trouvent là les beaux quartiers ? ou bien encore un pont, une tour, que sais-je ? On n'a pas assez d'yeux pour voir, il semble que, dans ce premier trajet, on peut juger la ville entière.
          Nous étions ainsi occupés, gais, heureux de notre arrivée, pour la plupart souriant, contemplant, je crois, la Garonne qui coulait majestueusement, quand un choc suspend notre admiration et change notre étonnement en un trouble fort excusable. Notre cocher, peu expérimenté, venait d'accrocher une voiture qui arrivait en sens contraire et le cheval avait manqué rentrer dans l'omnibus, précisement par la vitre que Maman avait ouverte derrière elle. Mais dans les grandes circonstances, Maman est toujours à la hauteur de la situation ; aussi elle qui s'effraie, ne vit plus, quand le pas sûr et rapide de Velloz nous entraîne, mené par l'habile main d'Alfred, ne fit pas entendre un cri et nous rassura par son calme et son sang-froid. Si rien ne fut plus prompt que d'accrocher, renverser l'autre cheval, faire casser son brancard et nous, sains et saufs, continuer notre route, rien aussi ne fut plus silencieux : pas un mot de reproche, de blâme, encore moins une injure ; m'attendant à quelques mots d'homme, je m'aprêtais à parer aux inconvénients qui pouvaient en résulter pour moi, quand, à mon grand étonnement, je vis que notre cocher continuait la route sans mot dire. J'accusais alors la maladresse des conducteurs qui, pensai-je, devaient accrocher journellement et faire passer à l'état d'habitude les accidents de voiture, quand la bonne et simple raison de tout m'apparut. : je n'étais plus à Marseille, la ville des cris, du mauvais ton et des injures et le changement des caractères commence à se faire distinguer. Ici tout est calme, plus rien de vif ni de pétulant !
          Nous arrivons dans les beaux quartiers, à la rue Esprit des Lois où se trouve l'hôtel de France. Tout y est vaste, confortable, mais, malgré ce, il n'a pas l'apparence de nos grands hôtels de Marseille. Le nombre des voyageurs nous oblige à avoir nos chambres au 3ème ; on nous monte nos malles, nous réparons les dégats qu'une longue route a fait subir à nos vêtements afin de pouvoir paraitre convenablement en table d'hôtes. Mais on frappe à la porte et ne voilà-t-il pas Alfred venant jeter au milieu de nous la consternation ! Il nous fait remarquer un très joli petit cadre suspendu dans nos chambres et contenant le tarif des appartements et des repas ; or les derniers étaient salés et les premiers exhorbitants ! Papa déclare que nous ne pouvons pas marcher sur ce pied-là, autrement nous arriverions à Paris sans le sou et sur ce, il descend parler au maître d'hôtel. Dans quelle anxiété nous l'attendons ! L'ennui le plus profond nous saisit. Cependant Papa arrive et nous apprend qu'après le dîner nous quitterions l'hôtel pour aller dans un autre que lui avait indiqué notre amphytrion. J'avoue que, pour ma part, je n'étais pas à mon aise, pendant le dîner surtout, quand un garçon vint nous demander le numéro de ma chambre et si nous restions plusieurs jours afin de conserver notre vin. Alfred paraissait prendre la chose plus philosophiquement et s'amusait de ses vis-à-vis, 3 jeunes filles que sa présence paraissait intimider car elles eurent les yeux baissés tout le temps que dura le dîner. A peine fini, je priai Maman de me suivre et, sortant furtivement de l'hôtel, nous fûmes respirer plus à notre aise en croisant dans la rue Esprit des Lois tandis que Papa et Alfred s'occupaient de faire redescendre nos malles, régler le maître d'hôtel et prendre un omnibus, 3 choses fort ennuyeuses et humiliantes à mon avis et où notre présence eût été tout-à-fait inutile. Aussi c'était avec une pleine satisfaction que nous nous dérobions à ce départ précipité, quand Papa nous joue un tout pendable : il nous aperçoit et nous appelle pour nous faire monter en voiture devant tous les garçons de l'hôtel réunis.
          Nous nous rendons à l'hôtel de Lyon et des Empereurs dans une vilaine petite rue dont le nom m'échappe ; il est aussi central que celui que nous quittons mais de triste apparence. Cependant nos chambres nous plaisent, je couche avec Maman au 1er, dans une grande à croisées, Papa et Alfred sont à coté. Après avoir pris possession de nos appartements, nous voulons nous donner une idée de la ville le soir même. Papa, qui est venu à Bordeaux dans son jeune temps, se fait fort de nous conduire. A la lueur des réverbères nous apercevons de longues et larges rues qui nous donnent de la ville la meilleure opinion. Nous arrivons au Jardin des Plantes où nous savions que jouait la musique militaire. Le jardin est vaste, les allées très bien distribuées, le monde afflue, nous prenons des sièges dans une allée assez éloignée où le son de la musique nous arrivait plus doux et plus harmonieux ; le grand nombre des promeneurs porte tort au silence et au calme que réclament les concerts publics. Nous profitons, Alfred et moi, d'un entr'acte pour aller explorer les lieux ; une vaste pièce d'eau nous séparait des musiciens, nous remarquons un prolongement d'allée s'avançant au bord du lac d'où l'on doit entendre la musique avec encore plus de satisfaction, et nous formons le projet d'y venir Dimanche, ce que nous ne pûmes exécuter.
          A 9 h le concert était fini. Nous suivons le mouvement général pour retourner au centre de la ville, et voyons ainsi quelques belles promenades, larges boulevards, etc. Une galerie, la galerie bordelaise se trouvant sur notre passage pour nous rendre à l'hôtel, nous y faisons un tour et, à 10 h, nous rentrons, munis d'un plan de Bordeaux pour étudier cette ville dans laquelle nous nous orientons très mal.

Vendredi 3 Septembre 1875     Bordeaux       Tableau du Port de Bordeaux par Boudin (1874)    

          Peu satisfaite de la nuit, mon lit est habité à mon plus grand désavantage. La curiosité nous poussant, nous quittons nos appartements d'assez bonne heure pour aller voir le pont de Bordeaux, très beau, en pierres, il a 17 arches. La construction de ce pont est particulière en ce qu'elle a une galerie intérieure qui permet de passer d'un pilier à l'autre pour les réparations nécessaires sans gêner la circulation. Nous sommes très surpris du reflux qui est beaucoup plus fort que nous ne nous l'étions imaginé, on dirait que la Garonne remonte vers sa source, et avec rapidité ; j'en suis encote toute étonnée !
Après cette course matinale, nous rentrons à l'hôtel pour déjeûner. Nous sommes mécontents de notre logement sous le point de vue de la compagnie : il n'y a point de dames, ce doit être le pied-à-terre des commis-voyageurs ; la rue est aussi très triste et, pour ma part, je désire quitter Bordeaux, un 2ème changement d'hôtel étant impossible. Nos hôtes, pour le coup, sont charmants, d'une politesse exceptionnelle, je crois qu'ils sont flattés de nous avoir. Ayant pris des forces par un copieux déjeûner, nous allons voir les principaux monuments de la ville, en commençant par l'extérieur du théâtre, tout près de l'hôtel ; il est au centre de la ville, sur une belle place. Sa façade est ornée de colonnes surmontées de statues, une galerie extérieure et couverte s'étend de chaque côté ; je désirais voir l'intérieur où se rassemblait l'assemblée pendant la guerre 70-71, je ne sais quelle est la raison qui nous empêche de mettre ce projet à exécution.
La préfecture est derrière le grand théâtre, l'extérieur n'a rien de bien remarquable. Nous prenons le cours du Chapeau rouge, particulièrement cher à Papa, parce que c'est le seul dont il se souvenait, pour nous rendre à la Bourse dont nous pouvons voir l'intérieur, je n'en ai rapporté aucun souvenir particulier.
          Il fait chaud, très chaud . Cependant, comme nous sommes ici pour voir, nous allons nous rotir sur le place des Quinconces, immense, ayant 390 m. sur 170 ; le seul tort qu'elle a, à mes yeux, c'est d'avoir des arbres rabougris qui, pendant les fortes chaleurs, donnent une ombre tout-à-fait insuffisante. Un établissement de bains s'élève au milieu, il est fâcheux que le manque de temps m'ait empêché d'en faire connaissance. Deux colonnes rostrales servant de phares et surmontées de deux statues, l'une du Commerce, l'autre de la Navigation, se trouvent à une extrémité de la place, tandis que l'autre sont les statues colossales, en marbre, du savant écrivain Montesquieu qui ajouta son nom à tant d'autres illustres du XVIIème s. ; son Esprit des Lois mit le sceau à sa réputation ; et de Montaigne, ce philosophe sceptique du XVIème s.,que ses Essais ont rendu illustre, il y traite toutes sortes de sujets tels que l'amitié, l'affection des pères, l'institution des enfants, etc.
          Le Jardin des Plantes nous a trop souri hier pour que nous n'allions le revoir aujourd'hui, il est vaste, ses allées sont distribuées avec goût, autour de plates-bandes riches en fleurs aux couleurs les plus variées. Mais ce qui m'a, sans contredit, le plus enchanté, ce sont les serres qui sont de toute beauté ; un gentil petit jardinier devient notre cicerone et n'est pas en retard quand il s'agit de nous dire un nom savant, aussi je n'ai rien retenu. La chaleur est assomante et ce que nous faisons est éreintant ; aussi personne ne dit de mal de se mettre en voiture pour Tivoli. Les voitures de place à Bordeaux sont grandes, propres, et à deux chevaux, ce qui est flatteur pour la ville et non pas nos horribles coupés de Marseille, je rougissais en y songeant !
          Tivoli est extérieurement plus beau que Mongré, mais il est tout différent pour la forme : c'est un simple bâtiment très allongé, la chapelle entièrement peinte est délicieuse, la propriété, que nous avons traversée en partie pour arriver à l'établissement, nous a paru belle. Au retour, visite de l'église St Ferdinand (style transition , beaux vitraux, l'autel en marbre est magnifique, ; sur le tombeau, la cène est représentée en relief - Eglise de St Seurin des 1ers siècles de l'église, est de divers styles, mais massives, les vitraux sont beaux et la crypte est remarquable par des tombeaux, entr'autres celui de St Fat sur lequel on porte les enfants chétifs qui recouvrent, au simple attouchement du tombeau, une santé forte et robuste.
          A la place des grands hommes, sont les halles, vraiment belles. A la place Dauphine, on admire un beau square. Visite du musée des antiquités où les armures m'intéressent le plus. L'église Notre-Dame ayant des grilles en fer doré et une façade assez belle. Promenade sur la Garonne, nous montons sur une hirondelle et descendons jusqu'à Lormont, laissant à notre droite un fort beau château adossé à un côteau boisé d'un fort joli aspect. A Lormont, point de vue très beau sur la Garonne. Retour délicieux à 7 h. Le soir, promenade jusqu'à la place Dauphine. Le musée des tableaux que nous vistâmes dans l'après-midi, se trouve au jardin des plantes, il est petit et insuffisant. Parmi les tableaux, je remarque celui qui représente le Tintoret peignant sa fille morte qui est lugubre mais bien.

Samedi 4 Septembre 1875     Bordeaux

          L'église des pères jésuites à Bordeaux est toute peinte dans le genre de celle de Toulouse ; celle de Saint Pierre est très ancienne ; celle des Dominicains a des fresques peu remarquables ; celle des Carmes, style ogival, par contre, est neuve et très jolie. L'Hôtel de Ville n'a rien de fameux.
          Enfin la cathédrale St André est magnifique, surtout extérieurement ; malheureusement elle est de plusieurs styles : le portiche est de la renaissance ; ses dimensions sont surprenantes, elle a 140 m. de long. Comme dans les anciennes églises, on y remarque des tombeaux et des tableaux de grands maîtres. A la sacristie on va admirer le portail en pierre que Henri II et Eléonore d'Aquitaine firent faire pour leur entrée, c'est un beau travail de sculpture. Un sacristain, dont on ne peut oublier l'empressement ni l'exaltation, ne manque pas de faire admirer aux voyageurs un Christ de Jérusalem rapporté dans une croisade par des barons anglais ; il faut le contempler de tous côtés avec la plus minutieuse attention pour satisfaire l'impayable cicerone, qui d'ailleurs ne parle pas en désinteressé .
Derrière la cathédrale et entièrement séparée s'élève la haute tour de Pey-Berland ; 231 marches conduisent au sommet surmonté de la statue de N. D. d'Aquitaine ; les bourdons de St André se trouvent dans la tour. De la plate-forme, on jouit d'une belle vue, on plonge entièrement sur Bordeaux. L'immense hôpital de St André dont la façade n'a pas moins de 143 m. nous donne une idée de la charité des Bordelais.
Le Palais de Justice a une belle salle des pas-perdus ornée de la statue de Montesquieu ; extérieurement il est surmonté par les quatre statues de Malesherbes, de d'Aguesseau, de Montesquieu et de l'Hôspital.
Malesherbes , cet héroïque défenseur de Louis XVI, agé de 72 ans, ce qui lui valut l'immense honneur de suivre son roi sur l'échafaud, 1794. D'Aguesseau de Limoges (†1751), ce magistrat célèbre et cet éloquent orateur, tour à tour chancelier puis disgrâcié sous Louis XV, également remarquable par ses sentiments religieux. De Montesquieu, rendu immortel par son Esprit des Lois et de l'Hopital, un de nos premiers législateurs, surintendant des finances sous François II et Charles X, qui se fit remarquer par son intégrité et sa séverité, fut aussi un écrivain distingué (†1753).
          Nous visitons l'église de Ste Eulalie où l'on remarque un joli lutrin. Les halles ont une fort belle charpente. L'église de St Paul avec son apothéose de St François-Xavier, l'église de St Eloi, enfin celle de St Michel, le plus beau monument gothique du département, est vaste, ses beaux vitraux, son clocher élancé et tout son ensemble, la placent au 1er rang, après la cathédrale. Le clocher, comme celui de la métropole, est séparé de l'église, dans le bas sont des caveaux ayant la propriété de conserver les corps. Nous traversons au retour la galerie bordelaise ; la belle rue Ste Catherine reliant les vieux quartiers à la ville moderne, le Cours de l'Intendance et toutes ces larges et longues voies droites et animées, donnent à Bordeaux un air digne et comme il faut. Je le dirai tout bas, entre Marseille et Bordeaux, ces deux cités si commerçantes et si industrieuses, l'une paraitrait la ville roturière, l'autre la ville aristocratique. Une course à Caudéran, plutôt un faubourg de Bordeaux qu'un village de sa banlieue, devait terminer agréablement notre soirée, car, à Caudéran, se trouve le S. C. et, dans cette maison du S. C., Juliette Roland, une charmante cousine de Maman qui sortit de retraite tout exprès pour nous recevoir et de la manière la plus gracieuse et la plus enjouée que nous puissions le supposer. Ce saint temps de recueillement est trop religieusement respecté au S.C. pour qu'il nous fût permis de parcourir la maison ; en revanche, on nous laissa errer tout à notre aise dans la magnifique propriété (90 hectares) sous l'égide de Juliette qui n'oublia aucun détour. Cette aimable cousine venait d'être guérie (on eût dit son souhait pour nous recevoir) d'une surdité qui eut enlevé à notre visite une grande partie de ses charmes.
          Dans la soirée, Papa et Maman, las de leur journée, s'arrêtent sur les allées de Tourny où des chaises sont à la disposition des promeneurs qui en usent largement. Avec Alfred, voulant profiter de tous nos instants, nous allons revoir les rues Ste Catherine, Esprit des Lois et le cours du Chapeau Rouge.

Dimanche 5 Septembre 1875     Bordeaux / Arcachon / Bordeaux

          A 7 h nous étions déjà à l'église N.D. pour y entendre dévotement la messe, car notre journée doit être consacrée à Arcachon. L'éloignement de la gare de Cette nous fait recourir aux omnibus, d'ailleurs très nombreux. En gare, cohue énorme. La faculté de pouvoir aller à Arcachon en trains de plaisir, par conséquent à des prix très modérés, en est la cause. Cette circonstance nous fait prendre les 1ères. Le trajet est, pour nous, intéressant, car ces deux heures de chemin de fer se passent au milieu des pins et nous donnent une idée des Landes. On comprend que ce paysage puisse devenir monotone : des sables et de longs pins, droits comme un i, s'élèvent régulièrement dans ces plaines immenses avec de grandes entailles pratiquées dans leurs troncs pour recueillir la résine qui coule dans des godets fixés à la base des arbres. C'est avec justesse qu'on les a nommés les grands blessés d'un vaste hôpital (réminiscence du voyage de mes cousines Salles à Bordeaux et Lourdes).
 Notre premier soin en arrivant est de nous occuper de notre déjeûner : l'hôtel de France, bel établissement avec une terrasse sur le bassin d'Arcachon, fixe notre choix. L'affluence est grande, les tables étaient dressées et parsemées irrégulièrement, une tente nous protégeait du soleil très chaud ce jour-là ; nous trouvons une table vide et nous en prenons possession ; parmi les convives qui nous entourent, je remarque un jeune homme allemand et sa sœur dont le type singulier et original excite mon hilarité et celle d'Alfred ; plus loin, un abbé à l'allure chevaleresque, dînait en tête à tête avec une dame au verbe haut. Tout ceci parait singulier quand on quitte sa ville natale pour la première fois. Des huitres arrosées de Sauterne. Les baigneurs étaient peu nombreux à ce moment-là, vu la chaleur extrême et la marée, étant basse, les tenait éloignés de notre terrasse. Une gracieuse voiture, surmontée d'une tente nous mena jusqu'à la villa Pereire, immense et belle propriété, implantée de pins, même végétation que dans les Landes. Du sommet d'une hauteur, on aperçoit l'entrée du bassin et le phare placé à l'ouverture et un petit coin de l'océan. Pour ceux qui ne connaissent pas Biarritz, comme nous, cette vue satisfait et contente en attendant mieux.
          L'église d'Arcachon n'a rien de brillant. Notre cocher nous fait parcourir la ville qui n'a guère qu'une rue et une avenue et se compose totalement de villas toutes plus coquettes les unes que les autres et disseminées au milieu des pins ; c'est la Nice de ces côtes-là ou, mieux encore, la Cannes de cette partie de la France.
Si l'église n'a rien de remarquable, le Casino, par contre, est digne de remarque soit par ses salles, soit par ses jardins. La chaleur et l'agrément du site nous invitent à y prendre du repos, une petite brise même succède à une température tropicale. Maman profite de cette halte pour écrire à Albert. Nous disons ensuite notre chapelet, tandis qu'Alfred cherchait sur le gazon un sommeil bienfaisant et Papa, d'une manière moins commode, son pardessus oublié dans la voiture que nous avions congédiée.
          L'heure qui s'avance nous fait redescendre dans la ville. Des glaces, dont le souvenir n'est pas des meilleurs, surtout pour l'apparence, continuèrent les bienfaits commencés par la brise réparatrice. Dans une seconde halte dans la forêt, nous jugeons mieux encore de l'animation de la ville. Les cavaliers et les amazones parcourent les allées en tous sens, on se croise, on se rencontre, on va, on vient ; rien n'est tranquille et solitaire. Ces études de mœurs sont réellement amusantes. Enfin Papa nous rejoint, il a retrouvé son paletot et il est décidé que Jean X (notre cocher) est réellement un brave homme.
          Le retour à Bordeaux fut charmant, en compagnie de deux américains parlant espagnol, l'un, blond aux yeux bleus, avait pour ses deux enfants, un garçon et une petite fille, des soins vraiement maternels, l'autre, au teint basané, nous raconta sur l'Amérique, sur la magnificence de sa végétation, des choses extraordinaires ; l'intérêt que nous goûtons à sa conversation abrège le temps du retour, d'ailleurs, quelle agréable chose que de se trouver, le soir, en chemin de fer ; c'est un moment bien propice pour donner audience à ses pensées.
          Dîner le soir à 10 h au restaurant de l'Apta, très bon. Tous enchantés de quitter demain notre hôtel !

Lundi 6 Septembre 1875     Bordeaux / Angoulême / Poitiers / Châtellerault / Tours

          A 8 h départ pour Poitiers. Pour charmer le commencement du voyage, j'ai une lettre de Claire aussi longue qu'affectueuse. Il n'en fallait pas davantage pour me mettre entrain. La chaleur nous incommode fortement. Afin de me distraire, je réponds à la charmante missive du matin, souvent interrompue pour regarder la pays que nous traversions.
          Angoulême, où nous ne nous arrêtons que quelque minutes, fait un joli effet, bâtie en amphithéâtre. Notre déjeûner ayant été modeste, nous comptons nous rattraper à Ruffec en croquant un bon paté de foie gras : l'indicateur que nous avons consulté, nous indique un arrêt assez long pour satisfaire noter désir. Malheureusement la vie n'est qu'une suite de déceptions et, par une erreur impardonable, l'indicateur s'était trompé. Ruffec arrive ou plutôt nous arrivons à Ruffec, point d'arrêt. J'avoue que mon estomac eut une autre déception : une dame et son mari, d'une classe en dessous de la nôtre et qui revenaient des eaux, m'offrent, pour me réconforter, un petit verre de vin ; je ne sais si j'acceptais ou non, le fait est, qu'arrivés à Poitiers vers les 2 h, notre première halte fut au buffet où les fameux foies gras de Ruffec eurent beau jeu ; d"ailleurs nous conservons de ce buffet le meilleur souvenir, la bonté des mets et la modicité des prix nous le ferons recommander aux voyageurs de notre connaissance. Je revois en gare, avec assez de surprise, l'abbé et la dame d'Arcachon qui montent à Poitiers en omnibus ; ces rencontres sont très amusantes en voyage.
          La ville est perchée sur une hauteur au pied de laquelle est la gare. Je ne sais par quelle malencontreuse raison nous faisons cette ascencion à pied, il s'en suit une grosse perte de temps pour nous procurer une voiture, car au milieu de toutes ces rues étroites et tortueuses, on ne peut se reconnaître, malgré les meilleures indications données à Codéran. Anaïs Rolland, que nous allons voir au S.C., est très affable ; la brièveté du temps que nous lui consacrons, ne lui permet pas de nous faire visiter la maison ; une simple porte ouverte sur une cour intérieure, nous fait voir la partie vieille de l'établissement (ancienne abbaye des Feuillants), avec des cloîtres et un cachet bien monastique.
          Alfred, pendant ce temps, est allé au collège des Pères Jésuites. Nous allons tous ensemble à la promenade de Blossac, du côté opposé de la ville, c'est une promenade assez belle pour la ville, comprenant de longues allées droites et plantées d'arbres taillés à angle droit. Ce qui m'enchante, c'est la vue dont on jouit. La promenade se trouve très élevée comme la ville, mais au bord d'un rocher à pic au pied duquel coule le Clain, délicieuse rivière aux eaux claires et limpides, ombragées par de verts et longs peupliers ; quelques barques sont amarrées sur les bords du chemin de fer, j'en ai vu glisser une guidée par une main sûre et vigoureuse, puis elle s'enfonce sous de verts ombrages et disparait. Ce petit coin de terre est véritablement un Eden. La Boivre coule du côté du S.C. et, avec le Clain, entoure Poitiers de leurs eaux.
          Avant Châtellerault, le chemin de fer passe la Vienne, également calme et claire ! Châtellerault plait par ses clochers élancés, ses maisons blanches aux toits ardoisés. Le pays est ravissant, beaucoup de cours d'eau, de vertes pariaries et de jolis ombrages ! Décidément tout est riant et enchanteur. Pour compléter la joie douce et calme que goûte mon âme devant ces séduisants paysages, une causerie tendre et intime s'engage avec Alfred, sur le plaisir qu'il a à me sentir là, de partager avec moi ses impressions, etc ; tout cela est bien réciproque. La nuit vient peu à peu et nous dérobe la nature si riche et si verdoyante de ces côtés-là. Un sommeil profond ferme nos paupières. Adieu châteaux ... en Espagne ou réels.           Arrivés à Tours, decendons à l'hôtel de Faisans, le meilleur de la ville et dînons à 10 h. Une jolie petite chambre rose attenant à celle de Papa et Maman, m'est destinée.

Mardi 7 Septembre 1875    Tours

          Quelle excellente nuit passée dans ce bon lit. Quelle différence à côté de celui de Bordeaux ! Je ne sais si ce sont les douceurs du repos que j'y goute qui me retarde, le fait est, qu'au moment de sortir, je ne suis pas prête, et on me laisse. Je réfléchissais tristement sur les suites de ce retard quand l'idée me vient d'aller chercher mon monde : à Tours, qui est-ce qui saura que je ne suis pas mariée ? Je pourrais l'être, cela suffit. Une église était très rapprochée de notre hôtel, je m'y rends, pensant que Maman avait dû y entendre la messe et que ces messieurs sont allés l'y rejoindre. J'entre à Saint Julien, j'y fais ma prière du matin, plus ou moins préoccupée par le monde qui entre ou qui sort mais je n'aperçois personne. La belle cathédrale a dû les attirer d'abord, pensais-je. Je prends la longue rue qui y conduit, puis je reviens sur mes pas pour aller chercher à l'hôtel mon encas que j'avais oublié ; ceci prouve que l'émotion de me trouver seule n'est pas très grande. La Loire n'est pas éloignée non plus, je commence par aller explorer la place Descartes au bord du fleuve, j'admire la transparence et la limpidité de ces eaux toujours à la recherche de mon monde. Mes recherches sont infructueuses, aussi, je reprends le chemin de la cathédrale, bien décidée à pousser jusque là mon exploration. Bien m'en prit, car, sur la place, j'aperçois Papa et Alfred, étudiant, livre en mains, l'architecture de la façade. C'est le moment le plus embarrassant. Que me dira-t-on ? On m'accueille froidement, Alfred surtout ! Ils étaient retournés à l'hôtel pour me rechercher, enfin Maman rompt un peu la glace en ne désapprouvant pas ma manière d'agir.
La cathédrale, sous le vocable de Saint-Gatien, est gothique ; c'est un très beau monument que je préfère à la cathédrale de Bordeaux ; très étroite, très ornée de sculptures, elle présente sur le devant une belle rosace flamboyante. Nous faisons l'ascension d'une de ses tours (trois cent trois marches) d'où la vue est magnifique. Tours me plaît avec ses maisons blanches aux toits ardoisés et ses rues droites ; c'est un beau chef-lieu. La Loire, avec ses bords enchanteurs, ajoute un charme de plus au tableau qui se déroule à nos yeux. De l'autre côté du fleuve est Marmoutiers, ancienne abbaye de Saint-Martin, aujourd'hui maison du Sacré-Cœur Plessis-les-Tours dont le nom se rattache à celui de Louis XV et ne peut s'oublier quand on est à Tours. Le dîner nous rappelle à l'hôtel ; on était en table d'hôte, nous préférons manger séparés des officiers sans nombre occupant l'autre table. N'ayant obtenu de visiter l'imprimerie Mame, nous allons vénérer le tombeau magnifique de Saint-Martin, en l'honneur duquel a été élevé le petit sanctuaire qui le renferme. L'église de Notre-Dame La Biche, toute neuve, toute petite, est curieuse ; elle possède un très joli hôtel surmonté d'une ravissante statue de la Sainte Vierge donnant le rosaire à Saint Dominique.
           Nous revenons par les bords de la Loire, les eaux sont très basses en ce moment, aussi, les enfants pêchent à la ligne en entrant dans la rivière jusqu'à mis jambes. Mon attrait pour les tableaux me fait suivre Papa au musée, celui du moine fossoyeur attire plus particulièrement mon attention.
Notre fin de journée est consacrée à la colonie de Mettray, célèbre pénitencier, à une heure de Tours, admirablement gouvernée ; les jeunes gens de bonne famille y sont reçus et élevés dans le plus grand mystère ; tous les détails qu'on nous donne sont plein d'intérêts et nous n'avons qu'à féliciter notre maître d'hôtel sur le choix qu'il a fait de notre excursion. Nous revenons à la nuit tombante, notre cocher n'épargne pas les indications qui peuvent nous intéresser. Après le souper, achats de photographies pour Alfred. Nous passons le reste de la soirée assis sur la place Descartes au milieu de laquelle s'élève la statue du célèbre philosophe du XVIIème siècle. Plus qu'une nuit à Tours, c'est fâcheux.

Mercredi 8 Septembre 1875    Tours / Amboise (Château) / Blois

          Lever à 5 heures pour partir à 6 heures ½. Ce n'est pas sans tristesse qu'on quitte un lieu agréable, ainsi sont mes adieux à Tours, à ma petite chambrette. Qu'allions-nous trouver à Blois où nous devons être ce soir ? En attendant, le chemin de fer nous emporte et nous laisse à Amboise où nous voulions visiter le fameux château. C'est aujourd'hui la fête de la Nativité de la Sainte Vierge et de plus le 63ème anniversaire de naissance de Maman. Aussi, nous dirigeons-nous vers l'église dans l'espoir d'avoir une messe. Cette église dédiée à Saint-Denis est ancienne ; nous y remarquons une jolie Vierge assise avec l'enfant Jésus à ses pieds et un groupe représentant la sépulture de NS.
          Amboise est une petite ville, vieille, mal bâtie, située sur la rive gauche de la Loire et dominée par son vieux et imposant château dont on répare actuellement les outrages du temps. Si l'état de délabrement empêche de visiter l'intérieur, les souvenirs historiques qui s'y rattachent vous retiennent sur ses ruines que les ordres du Comte de Paris, aujourd'hui propriétaire, font relever par des mains habiles. On voit au bout du parc où Charles VIII s'est mortellement blessé. Le balcon auquel ont été pendues les têtes des huguenots (1560) lors de la conjuration d'Amboise existe encore malgré sa vétusté. Devenu prison d'Etat, Fouquet et Lauzin y ont été enfermés ; enfin, le célèbre Abd-El-Kader est venu illustrer cette résidence royale pendant sa captivité de 1848 à 1852. La position élevée du château le fait jouir d'une vue très étendue ; la montée de la ville au château a été très habilement ménagée dans une énorme tour, voitures et charrettes ont facilement accès ! Ses fortifications et sa position imprenable donnent une idée de l'importance qu'il occupait dans les guerres de religion ; la chapelle de Saint-Hubert, séparée du château et réparée par Louis-Philippe, est un vrai bijou d'architecture de la Renaissance : le portail surtout est d'un travail exquis, il représente la chasse de Saint-Hubert. La chapelle possède le tombeau de Léonard de Vinci.
          Nous redescendons promptement pour dîner à l'hôtel du Lion d'Or, de meilleure apparence, et mangeons en table d'hôte. Papa entre en conversation avec son voisin, nous autres, moins civilisés, nous nous contentons de croquer notre dîner à belles dents. On nous sert une raie, poisson excellent, dont nous mangeons pour la première fois.
 Nous allons en voiture à Chenonceaux, château dans une position exceptionnelle sur le Cher. Il appartient actuellement à Madame Peloug, sœur du député Monseigneur Wilson. Œuvre charmante de la Renaissance, le château est situé au milieu d'un beau parc dans une situation délicieuse. Construit par Diane de Poitiers, Catherine de Médicis fit jeter la superbe galerie sur le Cher ; les piliers qui la soutiennent sont si gros que, dans un, se trouve la cuisine, dans l'autre, la salle à manger des domestiques. Les souvenirs historiques abondent dans le château : chambre de François 1er, de Catherine de Médicis, de Diane de Poitiers, son lit, de Louise de Vandermont, son cabinet de toilette, la bibliothèque, la galerie de tableaux alors en réparation, la délicieuse petite chapelle possédant le confessionnal de François, etc., tout est plein de souvenirs ! Enchantés de notre visite, nous allons sous les ombrages du parc, réciter notre chapelet au bord du Cher dont la transparence des eaux jointe à l'excessive chaleur m'invitaient à me baigner. Malheureusement, il me faut renoncer à un plaisir par trop sans gêne, pris chez autrui sans invitation aucune. Je me contente d'envier les poissons qui se jouaient de moi au fond de la rivière et toujours en grand nombre dans le Cher ; la limpidité des eaux me permet de suivre leurs évolutions, c'est un faible dédommagement à mon envie.
          Retour par une chaleur caniculaire, deux verres de bière pour ces messieurs et des raisins pour Maman et moi ne peuvent nous désaltérer ; il faut souffrir en tout et partout. Refaisant la même route que le matin, nous traversons la forêt d'Amboise, laissons à notre gauche la pagode de Chanteloup. Arrivés à Amboise avant le départ du train, nous stationnons sur le Cours, j'en profite pour écrire à Marseille malgré le vent et la poussière qui se trouve sur les bords de la Loire comme à La Viste. Je faillis manquer le train : une crampe comme je ne me souviens pas d'en avoir jamais eue, me cloue sur place ; il me faut réunir toutes mes forces et toute mon énergie pour mettre un pied devant l'autre.
          Nous arrivons de nuit à Blois, la ville est bâtie en amphithéâtre sur la rive droite de la Loire. La foire donne quelque animation à la ville qui me paraît bien morte malgré ce ; nous allons faire un tour devant les baraques après le souper ; puis nous rentrons à l'hôtel d'Angleterre, bien piètre quoiqu'il tienne le premier rang. Ma chambre est exécrable, séparée entièrement de mon monde et des simples mortels par de minces cloisons en planche, donnant sur une petite cour ; tout cela après Tours est détestable et encore, ce n'est rien à côté de ce qui m'attendait, mais sans anticiper sur les événements, je me couche malgré quelques répugnances.

Jeudi 9 Septembre 1875    Blois

          De ma vie je n'ai passé plus horrible nuit ! Les douleurs physiques ont pu quelque fois éloigner de ma couche un sommeil réparateur, jamais ces douleurs ne seront comparables aux angoisses, à l'ennui, à toutes les peines morales qui m'ont envahie cette nuit. Je me couchais hier peu enchantée de ma chambre. Une précaution que l'on peut taxer de ridicule me fit tirer mon lit en avant pour le soustraire à d'épais rideaux sur lesquels j'avais des soupçons par le fait mal fondés. A peine, avais-je éteint ma lumière que, l'imagination aidant, je me crois envahie par certains insectes peu accommodants ; j'étais dans la stupeur dans l'idée de passer une nuit entière en contact avec eux. Cette idée seule me faisait frissonner, ou l'hypothèse, non moins gaie, d'attendre le jour sur ma chaise ; mais sept heures d'attente dans cette posture pour réparer les fatigues de la veille et se préparer à celles du lendemain éloigne de moi cette pensée et je lutte contre mon imagination ou plutôt contre ce que je croyais être la réalité. Je cherche le sommeil, mais peut-on dormir quand on croit sentir ces vilaines bêtes courir sur soi et vous dévorer sans autre forme de procès. Je n'y tiens plus, je tire l'allumette fatale qui doit mettre au grand jour toute la réalité, je regarde, ô surprise, mon lit est d'une blancheur éclatante, pas le moindre point noir à l'horizon !
          Voilà donc mon esprit délivré des sinistres images qui l'obsédaient ! J'éteins de nouveau ma bougie et m'apprête à réparer le temps perdu. Peine inutile ! Il était écrit que dans cette nuit fatale le sommeil n'appesantirait pas ma paupière. Depuis que j'étais rentrée dans ma chambre, les cloisons en planche qui me séparaient des corridors attenants, me permettaient, vu leur peu d'épaisseur, d'entendre un mouvement continuel dans un appartement voisin, on allait, on venait, toujours des pas d'homme et toujours des sabres résonnant contre le parquet. Jusque là, rien ne prenait un caractère inquiétant, je me trouvais très bien gardée et n'y trouvais rien à redire ; quand, au moment où toute illusion était tombée sur le siège en règle que j'avais cru subir, un cri de douleur se fait entendre et me tire de ma somnolence ; je prête l'oreille, nul besoin n'est, un second cri succède au premier, des cris d'angoisse, de douleur suprême, des gémissements, des lamentations sans fin se succèdent ! "Mon Dieu —s'écrie le pauvre malade— si jeune et tant souffrir ! C'est trop ! C'est trop !" et des cris aigus sortent de sa poitrine sans qu'une seule parole de consolation ou de pitié vienne relever son courage abattu ou adoucir ses atroces souffrances. Redire ici toutes les idées noires qui assiégèrent mon esprit, la peine profonde dont j'étais affectée, l'état de stupeur ou de torpeur dans lequel mon âme était jetée par tant de souffrances est impossible. L'isolement, dans certains cas, est bien le plus grand de tous les maux ! Je broyais du noir toute la nuit et, à la première lueur du jour, je m'habillais promptement ayant hâte de rejoindre Maman.
          Vu la disposition des chambres, Papa et Maman n'avaient rien entendu, je leur dit en deux mots les causes de mon insomnie et leur déclarais que, pour rien au monde, je ne passerai une seconde nuit dans la même chambre. Papa fut parler au maître d'hôtel et revint en m'apprenant qu'une chambre communiquant avec la leur, se trouverait libre dans la journée, et que le pauvre malade, dont j'avais entendu tous les gémissements, était un jeune officier atteint d'un rhumatisme aigu, en garnison à Blois, éloigné de toute sa famille et qui devait être transporté dans la journée à l'hôpital.
          Tous ces renseignements donnés, nous quittons l'hôtel à 7 h ½, pour ma part avec une double satisfaction, celle de sortir d'un lieu plein de tristesse et celle de savoir que ce jeune officier trouverait plus de compassion pour ses maux auprès des sœurs de charité que soigné par son ordonnance. Un autre sentiment de joie est partagé par tous car la voiture qui nous emporte roule vers Chambord. Sur la route nous apercevons deux forêts à notre droite, celles de Bussy et de Boulogne.
           Enfin, à 9 h, nous entrons dans le domaine de Chambord. Six portes donnent entrée à cette immense propriété entièrement close par un mur de 25 kms de circonférence ; des bois la couvrent entièrement, le château en occupe le centre. Notre émotion est grande en arrivant à ce majestueux monument, visité depuis peu d'années par Henri V, nous sommes chez notre roi et nous voulons visiter minutieusement tout ce qui lui appartient. Le sort nous favorise car le concierge qui nous fait visiter est le même qui reçut le prince arrivant incognito pour visiter son domaine. Les détails plein d'intérêt ne nous manquent pas sur cette visite royale ; tous ces bons et fidèles serviteurs sont dévoués corps et âmes à leur maître et seigneur.
           Cette magnifique construction de la Renaissance fut commencée par François 1er et terminée par Henri II ; les deux ailes du château ont pris le nom de ces deux rois. L'architecture est d'une richesse et d'une profusion excessive ; il a 156 mètres de long et possède 440 pièces. La salle des gardes, ayant la forme d'une croix grecque et dont le double escalier en spirale, construit de manière que deux personnes peuvent le monter ensemble sans se rencontrer, occupe le centre. Cette salle, qui devait s'élever du rez-de-chaussée jusqu'à la voûte, a été coupée en trois étages par les ordres de Louis XIV. De l'aveu même du Comte de Chambord, le grand roi fit tort à son bon goût ! Dans une partie de cette immense salle, Molière fit jouer pour la première fois devant la cour, Le Bourgeois Gentilhomme.
          Parmi les nombreux appartements que nous traversons, nous remarquons la chambre de Louis XIV où mourut le Duc de Saxe ; dans un autre, le parc d'artillerie d'Henri V enfant et la table sur laquelle fût embaumée le Duc de Saxe, le vainqueur de Fontenoy (1745) et de Rocoux (1746) dans la guerre de la succession d'Autriche. La salle où Henri V reçut les félicitations de ses visiteurs en 1871, les voûtes sont toutes formées de caissons représentant un F et une salamandre. La chapelle, assez grande, est ornée de fleurs de lys ; elle fut terminée par Philibert Delorme sous Henri II. La visite de l'intérieur étant terminée, nous montons sur les terrasses où sont accumulées la profusion des clochetons et l'ornementation des fenêtres, le tout tellement diversifié qu'on ne trouve rien de semblable.
Enfin, nous pouvons examiner de près la superbe lanterne de Chambord, dominant le magnifique escalier et elle-même surmontée par une énorme fleur de lys. Tant de richesses et de sculptures pourraient paraître étrange ainsi placées au sommet d'un édifice, si l'on ne savait que la cour s'y promenait chaque soir, sous nos rois ; de là, la vue s'étend sur tout le domaine, on domine la vaste forêt qui vous entoure, percée par les six avenues qui arrivent directement du mur d'enceinte au château.
 Nous quittons le château pour aller promener sous les beaux marronniers qui ombragent le devant. Tout est grandiose à Chambord et les arbres séculaires répondent par leur épais ombrage à la munificence du château. Nous en admirons la façade tout à notre aise. Par sa masse imposante, Chambord est mieux vu de loin ; des fossés l'entourent de tout côté. Donné en 1748 au Maréchal de Saxe et en 1809 à Berthier, Prince de Wagram, il est aujourd'hui à notre roi qui lui fait faire des restaurations importantes pour lui rendre son caractère architectural que le roi Stanislas qui l'avait habité de 1725 à 1733 et le Maréchal de Saxe ainsi que Louis XIV avaient altéré.
          Une visite à la jolie petite église du château, au village près du château, complète notre matinée, nous y remarquons avec bonheur des fleurs de lys sur toutes les chaises. A Chambord, les fleurs de lys abondent de tout côté. Le village est également à deux pas du château, tous les villageois sont locataires du prince ; nous nous rendons à l'hôtel pour y prendre notre repas ; nous avons l'avantage d'être seuls dans un petit salon malgré l'affluence de visiteurs et en face du château que nous ne cessons de contempler et d'admirer. De temps en temps la grosse horloge nous avertit que les heures s'écoulent rapidement à Chambord. Que de pensées à accorder à Emilie dans cette matinée : même par un effet de notre imagination, nous nous figurons les reconnaître sous les habits de deuil de cinq dames qui arrivent ! Illusion !
          A 1 h ½ nous revenons à Blois par les bords de la Loire enchantés de notre matinée. La visite d'un second château nous occupe pendant l'après-midi. Je veux parler de celui de Blois auquel se rattache tant de souvenirs historiques ! J'avoue que la visite de tous ces châteaux est le plus doux souvenir qui m'est resté de tout ce voyage.
Nouvellement restauré, le château de Blois se compose de quatre parties distinctes.

La plus ancienne, datant du XIIIème siècle, renferme la salle des Etats où François Ier présidait, elle est très belle et porte ce cachet d'ancienneté qu'on aime à retrouver dans les anciens monuments.
La seconde, construite par Louis XII, comprend la jolie petite chapelle de Saint-Calais et le corps de bâtiment de la porte principale sur laquelle est la statue équestre de Louis XII.
La troisième date de François 1er, c'est un chef-d'œuvre de la Renaissance, rien de beau comme l'escalier formant tourelle à cette partie.
Enfin, la quatrième, élevée par Gaston d'Orléans, a eu Mansart comme architecte. Les parties les plus anciennes sont en briques !
Les appartements sont bas, tout y est peint, murs, plafonds, etc. Les plus remarquables sont la chambre où mourut Catherine de Médicis, son oratoire ; ceux de Henri III où les cheminées sont très belles, l'arrière cabinet où fut assassiné le Duc de Guise (1588). Le cachot du Cardinal de Lorraine assassiné à la porte d'entrée. Gaston d'Orléans a eu la singulière idée de détruire une partie du vieux château de François 1er pour élever le sien. Des terrasses voutées formant balcons, on jouit d'une très belle vue, le château dominant la ville par sa position élevée. On aperçoit même Chambord quand le temps est clair. L'orage qui avait lieu pendant notre visite nous empêche de nous en assurer par nous-mêmes. La cathédrale est d'un faux gothique, elle est grande et possède deux bas reliefs en marbre blanc, la Mémoire et la Méditation.
          Avec Alfred, promenade à la terrasse de l'évêché ouverte au public et curieuse par sa position à mi-coteau, superposée sur la plus grande partie de la ville sur laquelle on plonge, la pente étant presque verticale. Le coup d'œil est charmant, la Loire anime le tableau, beaucoup plus que le mouvement des habitants.
          Nous rentrons pour la table d'hôte. L'hôtesse nous fait visiter la chambre qu'a occupée dans son hôtel le Comte de Chambord en 1871. Rien de luxueux, c'est bien simple pour un roi ! Dans l'hôtel, le personnel est royaliste. Les largesses et l'amabilité du prince y ont fait sans doute des conquêtes. Correspondance puis promenade à la foire. J'ai besoin de reprendre des arriérés en fait de sommeil. J'espère que ma chambre me prêtera son concours.

Vendredi 10 Septembre 1875    Blois / Orléans / Paris (Gare Montparnasse)

          A sept heures du matin nous quittons Blois avec plaisir. Cette ville n'a pour moi aucun attrait et la perspective d'être ce soir à Paris m'enchante et me ravit. A 9 h nous arrivons à Orléans avec la pluie que nous recevons sans ennui, espérant qu'elle chassera la chaleur dont nous avons tant souffert depuis notre départ.
La cathédrale de Sainte-Croix, critiquée par les archéologues vu le mélange des styles, grec et gothique, nous paraît splendide à nous moins connaisseurs. Unissant la grâce à la beauté, elle s'élève majestueuse au milieu d'une belle place avec ses deux élégantes tours ornées de mille colonnettes et d'une richesse d'architecture peu ordinaire. L'intérieur est vaste à cinq ou sept nefs ! Le chemin de croix en bas-reliefs, les autels en bois sont dignes de fixer l'attention du visiteur. Un immense portique précède l'église où reposera un jour l'illustre Monseigneur Dupamloup.
           Deux statues embellissent la ville, celle équestre de Jeanne d'Arc, c'est un hommage de reconnaissance de la ville d'Orléans à l'illustre guerrière qui l'enleva à la domination anglaise (1429) et celle de Pothier, célèbre jurisconsulte. L'hôtel de ville de la Renaissance, nouvellement restauré, offre le plus grand intérêt. Un tableau de François II le représente dans son lit, Marie Stuart agenouillée au pied de son lit, Catherine de Médicis auprès d'elle. Un autre représentant Jeanne d'Arc prisonnière amenée devant le Duc de Bourgogne n'offre pas moins d'intérêt. La salle de réception, ornée d'une immense cheminée est très belle. Nous remarquons une statue équestre de Jeanne d'Arc rencontrant le premier cadavre, en bronze, coulée sur le chef d'œuvre de Marie d'Orléans.
          Nous retournons en gare par une jolie promenade. Après un rapide dîner maigre, mais non maigre dîner, au buffet, nous partons pour Chartres à onze heures. En traversant les immenses plaines de Patay, nous accordons un double souvenir à la victoire remportée par Jeanne d'Arc sur les anglais (1429) et à la défaite essuyée par nos zouaves en 1871. De petites croix s'élèvent, dans ces champs illustrés par une résistance héroïque, sur les tombes de nos valeureux défenseurs. Défaite glorieuse, car que peut le courage d'un petit nombre contre la formidable artillerie et les masses qui l'entourent. Mourir en héros ! Et ce fut le sort de nos vaillants soldats !
          Nous arrivons à Chartres à une heure. Du milieu de la ville, la cathédrale s'élève imposante par sa hauteur et ses immenses proportions. Du XIIIème siècle, elle est sous le vocable de Notre Dame. Que de vœux dans notre histoire faits même par les rois d'Angleterre à ND de Chartres ! L'église, pur style ogival, fait l'admiration de tous les archéologues. A l'extérieur, deux choses nuisent à l'effet : la proximité des maisons qui l'entourent et la vieille flèche qui est aussi lourde et aussi disgracieuse que l'autre est élancée. Les portails sont des modèles d'architecture ; le sculpteur s'est joué de la pierre s'est joué de la pierre et l'a travaillé avec un art infini. A l'intérieur, trois choses surtout excitent mon admiration, les rosaces et les vitraux, la vie de notre seigneur et de la Sainte Vierge, sculptures en bas-reliefs entourant l'extérieur de l'abside, découpées comme de la dentelle et la superbe Assomption de Bridan en marbre de carrare, surmontant le maître-autel. Les cryptes sont aussi vastes que la cathédrale ; dans une chapelle on vénère la Vierge miraculeuse entourée de lampes qui brûlent continuellement.
          Notre retour à la gare se fait lestement, nous étant attardés devant les merveilles de Notre Dame. Nous quittons Chartres à 3h ½. La route est délicieuse, accidentée, ces jolies prairies sont coupées par de clairs ruisseaux bordés de saules. Je ne sais si la gaieté et la joie d'approcher de la capitale est pour quelque chose dans l'appréciation que je porte sur ces sites ravissants, je crois cependant rester dans les limites de la vérité. De Bellevue, nous apercevons un dôme doré resplendissant sous les derniers rayons du soleil, ce sont les Invalides ! Malheureusement, nous étions en compagnie d'un monsieur, ce qui mettait une borne à notre enthousiasme toujours croissant.
          Nous arrivons à Montparnasse rive gauche ; Benjamin, à Paris depuis huit jours, devait nous y attendre ; mais, par une combinaison tout à fait fausse, Alfred lui avait écrit que nous arriverions par la gare de l'ouest, sur la rive droite ; aussi, nous ne nous attendions guère à le trouver là. Quand, en sortant de la gare, nous l'apercevons descendant de voiture. Il nous reçoit avec son amabilité ordinaire, jointe à une effervescence causée par le séjour de huit jours passé dans la capitale, c'est dire qu'elle n'est pas ordinaire ! Il arrivait de la gare de l'ouest d'où, ayant reconnu l'erreur d'Alfred, il s'est fait conduire brides abattues jusqu'à celle-ci ; seulement dans son entrain et son exaltation, il a laissé son paletot dans sa voiture, mais à Paris, il paraît que rien ne se perd ! Mon entrain est tellement éclipsé par celui de Benjamin que je parais calme malgré ma joie extrême !
Nous traversons Paris, pour ma part sans y rien comprendre, abasourdie par tout ce que je vois et tout ce que j'entends. Nous descendons à l'hôtel du Levant, rue Croix des Petits Champs. Nos chambres au second sont toutes dépendantes. D'abord un joli salon dans lequel on dresse un lit pour Alfred, puis un pas perdu avec armoires sur lequel donne une alcôve fermée où couche Papa et la chambre de Maman communiquant avec la mienne, très petite et très basse, et dans laquelle je me trouve à merveille. Toutes sortes de commodités sont à ma disposition. A 7 h, Papa et Maman nous mènent au Palais Royal, au restaurant des Cinq Arcades qui nous revoit souvent pendant notre séjour. Il y a un monde fou ! Après le dîner, Benjamin vient nous prendre et nous allons aux Boulevards par le chemin de l'école, revenons par les rues de la Paix et de Rivoli. En rentrant, nous trouvons deux lettres de Marseille. Bien contents d'être à Paris, chacun se retire chez soi.

Samedi 11 Septembre 1875    Paris

          Quel plaisir de s'installer dans un hôtel à Paris avec l'agréable perspective d'y passer trois bonnes semaines à visiter la capitale et à s'amuser ! Benjamin vient savoir si notre appartement nous convient ; vu certains arrangements, nous y restons malgré la dépendance des chambres ; pour ma part, je me trouve très bien.
A 10 h, nos affaires étant terminées, nous allons déjeuner à un café pour nous rendre de là aux Boulevards, l'animation qui règne partout nous surprend. Papa et Maman nous mène sur le perron de la Magdeleine pour embrasser toute la magnifique place de la Concorde jusqu'aux Corps Législatifs. C'est immense, l'Obélisque de Louxor s'élève au milieu de la place qui est entourée par les statues des principales villes de France ; Marseille est représentée par une femme ayant une branche d'olivier à la main. De belles fontaines ornent aussi le milieu de la place.
Nous entrons dans le jardin des Tuileries et nous nous laissons tenter par une exposition de géographie ouverte en ce moment dans le pavillon de Flore ; une grande carte de France tenant un immense panneau offre seule quelque intérêt. Les Tuileries en ruine nous navrent le cœur ; à Papa et à Maman qui les connaissaient dans toute leur splendeur comme à Alfred et à moi qui avions devant les yeux un terrible exemple des fureurs de la Commune. Des ruines, voilà tout ce qui reste du palais de nos rois ! Le feu y a fait de si grands dégâts que l'on passe du jardin des Tuileries à la place du Carrousel sur l'emplacement même du palais.
          Poursuivant notre course jusqu'au Louvre, nous admirons sa façade ornée de belles colonnes et de statues. Saint-Germain l'Auxerrois fait face au Louvre et forme, avec la mairie du 1er arrondissement, deux monuments d'une régularité parfaite. La belle église Saint-Roch, d'ordre dorique, nous offre de l'intérêt, la disposition des deux ou trois chœurs ou chapelles permettent à deux prédicateurs de se faire entendre en même temps sans se déranger. Nous revenons par les quais au Palais Royal. Après le dîner, nous faisons tout le tour des arcades avec Alfred admirant les devantures des bijoutiers, très nombreux à cet endroit là. Rentrons à 9 h ½. Le mouvement et le grandiose est ce qui me surprend le plus à Paris.

Dimanche 12 Septembre 1875    Paris / Saint Cloud / Paris

          Ce matin à 8 h, Benjamin vient nous apprendre que les grandes eaux jouent à Saint-Cloud. Notre plan est bientôt fait. Après la messe de 9 h ½ à Notre Dame des Victoires, nous déjeunons au Palais Royal à 10 h ½ pour être à la gare de l'ouest (Saint-Lazare) à midi. Des trains de plaisir partent à tout moment. Le trajet est très court. La gare est élevée ; on descend à Saint-Cloud par des escaliers ou des pentes très raides. La ville garde les traces de la guerre.
          Nous passons des heures entières à nous promener dans ce parc, le plus beau qui soit en France, chef d'œuvre de Lenôtre, des pelouses vertes, des arbres magnifiques, tout cela coupé en tout sens par des allées irrégulières et sans aucune monotonie à cause des accidents du terrain ; la vue est splendide, la Seine coule à nos pieds, Paris avec ses dômes et ses flèches, occupe le fond du tableau. C'est précisément cette position exceptionnelle qui a coûté si cher à Saint-Cloud en 1870. Les Prussiens, établis dans la ville, et le château attiraient les bombes et les obus du Mont-Valérien ; aussi, Saint-Cloud ne fut bientôt qu'un monceau de cendres et le château lui-même fut entièrement détruit ; nous contemplons avec douleur les lambris dorés encore suspendus au milieu des ruines ! Quelle calamité que la guerre !
           Nous jugeons tout à notre aise des mœurs des Parisiens ; rien n'est plus curieux, rien de moins sans-gêne qu'un parisien : le dimanche, il quitte la capitale avec des amis ou sa famille pour la banlieue ; aujourd'hui, les grandes eaux l'attirent à Saint-Cloud ; sur les pelouses, les tables sont rustiquement dressées, on boit, on mange comme au restaurant, l'un dort, l'autre chante ; ici, on joue au ballon, là à la corde ; on va, on vient, on s'assied, on cause, on est comme chez soi. Assis dans une allée solitaire, nous faisons ces remarques. A quatre heures, nous nous rapprochons de la foule qui encombre l'emplacement de la foire ; l'attirail de toutes ces boutiques nous attire, Alfred et moi. Les devantures des théâtres nous procurent des distractions variées. Le bagne, par la placidité de ses figures, deux autres, au contraire, ont mis en montre deux types impossibles, l'un nous rappelant René, par son tambourin et ses gambades, attire les curieux, l'autre, par son air bête, placide, puis rusé et fin et par ses histoires, nous clouent littéralement sur place. Il manque son coup le pauvre homme car il est sûrement plus récréatif de le regarder lui que sa troupe. Au milieu de la place, au son de mille instruments divers, de grandes roues et des voitures allant en tous sens avec une vitesse vertigineuse, nous présentent encore des émotions de tout genre.
Nous quittons enfin la foire pour nous rapprocher du bassin où nous attendent Papa et Maman. Les eaux de la grande pièce sont très bien distribuées et ce n'est pas sans émotion, lorsqu'on les voit pour la première fois, qu'on entend circuler le mot "Les voilà ! ". A 6 h, nous reprenions le chemin de fer. Après être remonté jusqu'au pont sous lequel passent les trains, on redescend pour partir et la gare offre un arrangement assez curieux. J'y revois le monsieur qui, se trouvant avec nous dans le chemin de fer de Bordeaux à Poitiers, m'offrit un verre de vin pour me réconforter lors de ma déception de Ruffec. Nous dînons à Paris dans un bouillon, rue Pépinière, où il y a comme partout un monde fou. Aussi, les garçons sont dégagés. Nous revenons à pied, trompés par la distance, par le boulevard Haussman, les Champs-Elysées où nous sentons la nécessité de prendre des glaces et l'on nous écorche, et la rue de Rivoli. Nous rentrons éreintés et nous couchons qu'il est près de minuit.

Lundi 13 Septembre 1875    Paris

          Messe à 7 h ½ à Notre Dame des Victoires. En rentrant, nous trouvons Benjamin avec Alfred ; grande délibération sur les théâtres. Il faut y renoncer pour ce soir. Déjeuner au Palais Royal.

Nous montons pour la première fois en omnibus pour nous rendre à la Cité ; passons sur le Pont Neuf où s'élève la statue équestre d'Henri IV. Nous visitons le Palais de justice, beau, très vaste mais en réparation, ayant été incendié pendant la Commune ; nous entrons dans la salle des assises qui siégeaient. Le tribunal de Commerce est tout nouveau, d'une belle architecture de la Renaissance ; l'escalier d'honneur est orné de quatre belles statues : l'Art industriel, l'Art mécanique, le Commerce terrestre et le Commerce maritime. Nous remarquons la salle d'audience, très riche en peintures. Dans la cour du Palais est la Sainte Chapelle, vrai bijou gothique, construite par Saint-Louis pour recevoir la couronne d'épines de NS ; les vitraux, les sculptures et les dorures l'embellissent et la rendent d'une élégance inouïe et de bon goût. Sur la rive gauche, nous allons voir vis-à-vis le pont Saint-Michel, la fontaine du même nom représentant l'archange Saint-Michel terrassant un dragon.

Retournant dans la Cité, nous allons droit à Notre-Dame, magnifique monument gothique (68 m de hauteur), elle me surprend par sa masse imposante, les tours carrés inachevées et monumentales semblent peu élevées mais la richesse des sculptures de la façade m'émerveille ; les rosaces sont de toute beauté (127 m de longueur). Que de souvenirs historiques viennent assaillir mon esprit en entrant dans cette vieille cathédrale (elle est du XIIème au XIVème siècle) mais ce qui attire d'abord mon attention, c'est cette chaire de laquelle tant d'illustres voix se sont fait entendre : Ravignan et surtout Lacordaire envahissent mon esprit. Que de conversions opérées par leurs insinuantes paroles ! Que de cœurs touchés ! Que de passions maîtrisées ! Par une bizarrerie inexplicable, cette chaire qui a reçu tant d'illustres orateurs est d'une grande simplicité. Les mausolées des archevêques ornent la cathédrale.
          Nous passons par la sacristie pour voir le Trésor qui possède des richesses inouïes, dont un ostensoir très grand et très beau fixe principalement notre attention. Des reliques non moins précieuses et qui parlent plus au cœur sont renfermées dans une armoire à côté ; on nous fait vénérer les soutanes des Mgrs Affre et d'Armois, la première traversée par la balle meurtrière qui fit en 1848 du Saint-Evêque un martyre, la deuxième criblée de balles et traînée dans la fange, donnent une idée des atrocités que les insurgés commirent sur leurs prisonniers en 1871, même quand ce prisonnier était leur prélat. Enfin, l'aube de Mgr Sibour avec la trace du poignard qu'une main sacrilège dirigea contre lui (1867). Une foule d'étrangers visitant avec nous, divisés en deux bandes, celle des français et celle des anglais, je ne sais si leur custode me crut réellement anglaise, voulant me faire mettre avec eux ; dans ce cas, il n'est pas fort sur le type anglais, car je veux bien être pendue si jamais j'ai ressemblé à une anglaise.

      

         Continuant nos courses, nous passons à la place du Châtelet où nous voyons la fontaine du Palmier au milieu de laquelle s'élève une colonne avec des feuilles de palmier, pour nous rendre aux Halles centrales, très belle construction en fer recouverte de zinc aux proportions gigantesques ; elles sont revenues soixante millions. En passant à la rue de la Ferronnerie, triste souvenir de Ravaillac dont le couteau meurtrier enleva à la France son bon roi Henri. A côté des Halles est la fontaine des Innocents, charmant édifice carré dû à Goujon, d'un très joli effet. Saint-Eustache, du côté opposé par rapport aux Halles, est une église remarquable, de divers styles, très belle dans son ensemble. Nous remarquons le tombeau de Colbert, le fameux ministre des finances de Louis XIV. Le banc des marguillers est très beau. L'église perd à être vue dans le moment : des échafaudages sont dressés pour y réparer les ravages de la guerre de 1871.
          Une petite visite à Notre Dame des Victoires, notre église de prédilection, là on prie avec ferveur et, pour ma part, avec confiance ; il semble que la Sainte-Vierge constamment honorée dans ce sanctuaire doit exaucer plus facilement les demandes qui lui sont faites par les pèlerins qui la visitent. Un moment de repos à l'hôtel nous est nécessaire. Nous y trouvons deux affectueuses lettres d'Henri et de Marie.
          Une promenade en voiture complète admirablement la journée ; passant à place de la Concorde, j'y remarque la fontaine ayant les eaux, des jets partant du bas et allant se rejoindre au somment de la vasque du haut, forment le plus gracieux effet ! Pour la première fois, nous sommes aux Champs-Elysées, voilà la barrière de l'Etoile qui approche avec ses proportions gigantesques, mais si bien ménagées qu'on ne se douterait pas qu'elle a 49 m de haut. Commencée par Napoléon Ier en souvenir de ses victoires, elle n'a été finie que sous Louis-Philippe et a coûté neuf millions. Par l'avenue du roi de Rome, nous arrivons à l'immense place du Trocadéro, dont la position élevée nous permet de jouir d'une vue magnifique sur Paris ; de vertes pelouses et des escaliers majestueux ornent la place et la rende accessible du côté de la Seine qui passe en contre-bas. Passant le beau pont d'Iéna décoré de quatre groupes représentant un Grec, un Romain, un Gaulois et un Arabe domptant des chevaux, nous laissons à notre droite le Champs de Mars, long d'un km sur 500 m de large, et revenons par les quais rive gauche.
         Notre cocher nous montre en passant l'hôtel d'Isabelle, de l'écrivain Emile de Girardin, celui de Melaton, notre illustre chirurgien sur le quai rive droite, plusieurs ambassades, les ruines de la Cour des Comptes, le ministère des Affaires Etrangères, enfin les Invalides ; près des Tuileries, le ministère des Finances dont les ruines attestent les fureurs de la Commune (71).
         A 7 h nous arrivons au Palais Royal pour dîner. A 8 h nous remontions en voiture pour le concert Besselièvre, aux Champs Elysées derrière le palais de l'Industrie. Bonne société, excellente musique, deux charmants morceaux, l'un sur la Muette de Portier, l'autre sur Madame Angot.

Mardi 14 Septembre 1875    Paris

          Messe à 7 h ½ ; lettres à l'hôtel ; à 10 h déjeûner au Palais Royal. Nous allons du côté des Boulevards, voyant en passant le théâtre des Italiens, puis, à côté de la Bibliothèque Nationale, la fontaine Louvois ornée de quatre sujets en bronze : la Seine, la Loire, la Garonne et la Saône ; cette fontaine occupe le centre d'un joli square. C'est sur ces lieux mêmes que s'élevait autrefois le Grand Opéra où fut assassiné en 1820 le duc de Berry par l'infâme Louvel.
Nous arrivons à la Bourse, bel édifice du style grec, ayant la forma d'un carré long, entouré de 64 colonnes corinthiennes, reproduction du temple de Jupiter tonnant, à Rome, intérieurement très belle, mais moins vaste que nous le supposions, beaucoup de décors. Des peintures grisailles imitant les bas-reliefs sont à s'y méprendre. Les agents de change font un vacarme effroyable, ils doivent tous mourir poitrinaires !
          Un omnibus nous fait parcourir les boulevards Montmartre, Poissonière, Bonne-Nouvelle, St Denis, St Martin ; voyons ces deux portes ; place du Château d'Eau avec la caserne du prince Eugène criblée de balles en 1871, les insurgés y occupaient une forte position ; les boulevards du Temple, des filles du Calvaire, Beaumarchais. Nous quittons ce dernier boulevard pour aller à notre droite voir la place Royale (auj. place des Vosges) dont les vieilles maisons en brique lui donnent un cachet particulier ; 4 fontaines sont aux angles. Cette place est sur l'emplacement de la cour du palais où Henri IV périt si malheureusement dans un tournoi (1559). Des arbres entourent la place au milieu de laquelle s'élève la statue équestre de Louis XIII.
          Nous arrivons enfin à la place de la Bastille où aboutissent les Bds. Nous voilà dans le Faubourg St Antoine, quartier des émeutes. Au milieu de la place s'élève la colonne de Juillet, sur ce tombeau des victimes de la Révolution de Juillet. Elle mesure plus de 50 m avec son soubassement, surmontée du génie de la Liberté. C'est de la place de la Bastille que Mlle de Montpensier pointa son canon sur les troupes de Louis XIV. En 1830 les barricades y furent considérables comme en 1848, c'est sur celles de la rue Faubourg St Antoine que périt Mgr Affre (1848). En 1871, mêmes horreurs, aussi on n'est plus étonné de voir le génie du mal planant du sommet de la colonne sur cette populace écœurante !
          Prenant le Bd Bourdon qui longe le canal St Martin, nous traversons la Seine sur le pont d'Austerlitz pour arriver au Jardin des Plantes. Je ne redirai pas tout ce qu'on voit dans les jardins zoologiques. Dans celui de Paris naturellement le plus beau, ce qui m'amuse le plus sont les cages d'animaux féroces, les fosses aux ours, l'hyppopotame que nous voyons dans l'eau et qui nous fait contempler à plaisir les dimensions de sa gueule ! Dans le musée d'anatomie, beaucoup de squelettes, d'horreurs et de monstruosités ! Le musée d'histoire naturelle très complet mais assez monotone.
Ereintement général ; parcourons cependant le labyrinthe pour voir le Cèdre du Liban qui en occupe le centre.
En bateau-omnibus, redescendons la Seine jusqu'aux ruines de l'Hôtel de Ville. Papa et Maman qui en connaissaient toutes les splendeurs, sont atterrés devant les suines toujours nouvelles que nous voyons chaque jour ! Tels sont les souvenirs de la Commune ! Entrons à l'église St Gervais pour y réciter notre chapelet ; dans le fond est le tombeau de Letellier, confesseur de Louis XIV. Retournons au Palais Royal par les quais. Après le dîner, promenade avec Alfred à la galerie d'Orléans, rue de Rivoli, jusqu'à la hauteur des Halles ; retour par la rue St Honoré, galerie Véro-Dodat. Rentrée à l'hôtel à 9 h ½. J'y retrouve la lettre que Louisette m'avait adressé à Tours, remplie de choses affectueuses et comme elle sait le dire !

Mercredi 15 Septembre 1875    Paris

          Messe de 7 h ½ ; puis au bain avec Maman. Désirant faire une ascencion pour bien nous rendre compte de Paris, nous allons à la tour St Jacques ; malheureusement elle est fermée et nous devons renoncer à notre projet. Visite sur la rive gauche de l'église de St Séverin, remarquable par son ancienneté ; à côté se trouve le beau musée de Cluny du style de la Renaissance, conservé dans ses formes primitives, autrefois propriété des abbés de Cluny. A ce monument se rattachent deux souvenirs historiques, c'est dans cet hôtel que la veuve de Louis XII, sœur d'Henri VIII d'Angleterre, passa son veuvage ; et que se célébra en 1537 le mariage de Jacques V d'Ecosse avec Madeleine, fille de François II. Le jardin est délicieux, on y voit les ruines des Thermes des empereurs romains. Les ruines se mêlant au feuillage et à demi cachées par le lierre, en font un séjour charmant que l'on a de la peine à se figurer en plein Paris. Les salles renferment des richesses en fait d'antiquités. Nous remarquons des armements anciens, des carrosses du XVIIIème siècle, des meubles, une pendule marquant 24 h, un jeu d'échec de St Louis en cristal de roche, etc., le tout très intéressant.
Déjeûner à un bouillon ; puis à la Sorbonne, cette université originairement faculté de théologie, avait été fondée sous Saint Louis par Robert de Sorbon. Le dôme de l'église est remarquable ; intérieurement le beau tombeau en marbre de Richelieu et une belle fresque de la théologie, peu estimée peut-être des amateurs, mais pleine d'intérêt pour nous ; tous nos grands théologiens et même nos théologiens y sont représentés, leurs noms sont écrits dans le bas. Le tombeau est de Girardon.
          Nous sommes dans la quartier latin, nous passons devant les collèges St Louis, Henri IV, Louis-le-Grand, et arrivons au Pantéon, un des édifices les plus remarquables de Paris, et celui peut-être qui m'a le plus surprise. Honneur à Soufflot qui en fit le plan. Commencé sous Louis XV qui en posa la première pierre en 1764, il fut achevé en 1790. Dédié à Ste Geneviève, ce temple fut sous la Convention consacré aux illustratios de l'époque comme l'indique son inscription "Aux grands hommes, la Patrie reconnaissante". De style gréco-romain, le Panthéon a la forme d'une croix grecque, précédée d'un péristyle orné de 22 colonnes corinthiennes canelées. C'est sur les marches du péristyle que Millière, un de chefs communards, fut fusillé (1791). La descente aux caveaux est pleine d'intérêt à cause de son écho, un coup de baguette frappé sur une caisse est semblable à la détonation du canon. On vous montre les tombeaux vides de plusieurs hommes tristement célèbres, entr'autres ceux de Voltaire et de J. J. Rousseau. L'église possède un bel autel dédié à sa patronne Ste Geneviève, mais rien de froid comme ce temple qui inspire tout autre sentiment que celui de la piété. L'ascencion au dôme qui est la partie principale de l'édifice, est le plus intéressant. Soufflot mourut, dit-on, de chagrin, s'apercevant que le poids était trop lourd pour le support. La coupole se compose de trois dômes superposés, ornés de peintures. Gros peignit le plus élevé représentant Saint-Louis, Louis XVIII et les quatre martyrs royaux de la révolution de 1793, ce qui lui valut de Louis XVIII 100.000 francs et titre de baron. Le Panthéon, élevé sur la tombe de Sainte Geneviève, inhumée en cet endroit en 512, à 83 mètres de haut ; la vue dont on jouit est des plus étendues.
          L'église de Saint-Etienne-du-Mont touche le Panthéon, célèbre par son jubé et sa forme de Christ en Croix incliné ; style gothique ; possède le tombeau de Sainte Geneviève, le sarcophage a, dit-on, conservé sa forme primitive, il est très curieux. C'est dans cette église que fut poignardé en 1857 Mgr Sibour par un prêtre interdit.
          La proximité du palais du Luxembourg nous permet de le visiter encore aujourd'hui. Elevé par Debrosse, sur les ordres de Marie de Médicis, il est beau mais un peu lourd ; l'escalier est remarquable mais tout ce qui n'est pas musée est fermé aux visiteurs et s'étend de Préfecture jusqu'à la reconstruction de l'Hôtel de Ville. Appartenant au Comte de Provence, c'est de ce palais qu'il partit pour émigrer en 1791. Servit plus tard de prison ; Hébert, Camille Desmoulins, Danton, Robespierre, le peintre David, Joséphine de Beauharnais y furent enfermés. Le musée possède d'excellents tableaux, parmi les copistes, nous remarquons non sans sourire un artiste de 90 ans au moins, vieille femme ridée un chef d'œuvre de la laideur ayant sans doute la passion du beau. Les jardins magnifiques sont ornés de statues, entre autres, celles des ruines de France. Une jolie pièce d'eau occupe le centre. De côté, belle fontaine de Médicis par Debrosse, de style dorique, à colonnes et ornée de statues. Toute cette visite, détaillée et cependant trop rapide, nous retarde pour Roméo et Juliette que nous devions voir le soir.
           Passons à l'hôtel pour faire toilette et courons au Palais Royal mais plus de monde que jamais, on nous sert après un quart d'heure d'attente avec une lenteur désespérante ; on reconnaît qu'il est trop tard, ce qui me met d'une humeur de chien ; Alfred, par contre, affiche un calme platonique qui m'eût exaspérée, aussi je prends le parti le plus sage qui est celui d'une bisque rentrée, mais, pour le coup, c'est très mauvais. Comme dédommagement, concert Besselièvre, Mr Jaussen, jeune violoniste, s'y distingue. Rentrée à l'hôtel à 11 h.

Jeudi 16 Septembre 1875    Paris

          A 8 h, nous prenons l'omnibus pour aller à la gare du Nord afin de nous rendre à Saint-Denis. Or, un accident entrave nos projets, nos chevaux s'abattent, on s'arrête, on débat, on perd du temps et le train est manqué.
          Faisant à mauvais jeu bonne mine, nous allons en voiture aux Buttes Chaumont, parc magnifique, la dernière des grandes créations d'Haussman ; autrefois, il recevait tous les immondices de la ville ; on a merveilleusement tiré parti des innombrables inégalités de terrains causés par l'exploitation des mines, les pelouses, les allées profondes, les rochers à pic, les cascades, les lacs, le pont suspendu, tout y est féérique et enchanteur. Nul ne se douterait qu'au même lieu s'élevaient jadis les terribles gibets de Montfaucon. D'un petit temple dominant le rocher le plus élevé, on a sur Paris et le Père Lachaise une vue ravissante. Ce cimetière et les Buttes Chaumont ont été les dernières positions occupées par les insurgés en 1871. Visitons l'église de Belleville dédié à Saint-Jean-Baptiste, joli monument gothique, celle de Saint-Bernard, ogivale à la chapelle, enfin la belle église de Saint-Vincent-de-Paul, précédée d'un péristyle orné de 82 colonnes d'ordre ionique avec des peintures et des fresques entre autres d'Hippolyte Flandrin ; en somme, elle est très belle mais d'un genre tout particulier, je la préfèrerais si c'était un tout autre monument qu'une église.
Déjeuner dans un bouillon rue Lafayette. En omnibus pour nous rendre à l'imprimerie nationale ; cette visite eût été très intéressante avec un meilleur guide ; nous y trouvons Benjamin et Mr Rouard. De là à la place de la Bastille où est la gare de Vincennes ; nous ne trouvons rien de mieux que de prendre nos billets pour Nogent-sur-Marne afin d'y prendre une voiture qui nous ferait traverser le Bois de Vincennes et, après la visite du château, nous serions revenus par le chemin de fer. Nos beaux projets échouent totalement. A Nogent, point de voiture et il nous fallut revenir comme nous étions venus. Quel succès ! Alfred complète notre équipée en laissant notre excellent guide de Baedeker en wagon où il retourne le chercher.
          Le tramway de la Bastille nous mène au Louvre. A 6 h ½ nous rentrons à l'hôtel où Benjamin nous attend pour aller ensemble dîner au Palais Royal. Un petit salon particulier ajoute des charmes à notre petit repas de famille. Ce n'est pas sans rougir que nous avouons à Benjamin nos belles équipées du jour pour Saint-Denis et pour Vincennes ; enfin, un peu d'humilité ne fait, dit-on, jamais de mal ; je crains bien que ces humiliations n'aient fait que blesser mon amour-propre sans produire la vertu contraire. Promenade sur les boulevards jusqu'à 9 h ½ ; la soirée continue dans nos appartements, Benjamin nous égaie par sa verve et son entrain. Maman en profite pour lui faire un petit bout de morale.

Vendredi 17 Septembre 1875    Paris

          La correspondance ou quelques arrangements à nos costumes de voyage nous retiennent à l'hôtel jusqu'à 11 h. Benjamin vient nous faire sa visite habituelle. La question du théâtre a, de nouveau, été agitée. Il est décidé que nous irons ce soir à l'Opéra comique où l'on jouera "Le Châlet" et " La Dame Blanche", c'est tant qu'il en faut pour me contenter. A 10 h, nous allons piteusement collationner car ce sont les quatre-temps, mais nous faisons tant et si bien pour ne pas paraître crasseux dans nos maigres demandes que nous sommes obligés de payer un supplément sur l'abonnement que nous avons pris au restaurant des Cinq Colonnes au Palais Royal.
          En voiture aux Champs Elysées, arrivée à l'Arc de Triomphe de l'Etoile, nous faisons approcher la voiture qui nous en fait faire le tour lentement avec toutes les haltes voulues pour nous laisser le temps d'admirer ce magnifique monument, pour donner une idée de sa grandeur, il suffit de savoir que quelques uns de ces bas-reliefs, représentant des épisodes de la guerre, ou par contre de la paix, ont des sujets dont les figures ont trois mètres de haut.
Le parc Monceau, peu éloigné de la barrière de l'Etoile, nous ravit. Figurez-vous au milieu des plus beaux et des plus animés quartiers de Paris une oasis. Les magnifiques grilles dorées qui enferment les entrées donnent une idée du luxe et de l'art qui a guidé la main de l'homme. Passé les grilles, on se retrouve au milieu de la verdure et des fleurs sous d'épais ombrages, la main de l'homme a parfaitement su se dissimuler dans ce site enchanteur, même dans les pièces d'eau et les colonnes en ruines dont la vétusté est à demi cachée sous le lierre qui l'étreint.
          L'église Saint-Augustin, toute nouvelle, au boulevard Malherbes, réunit parmi ses paroissiens une partie de la plus riche population de la capitale. Du style roman modernisé, cette église a un cachet tout particulier, formant la caisse de mort, sans colonne, les voûtes étant soutenues par une charpenterie en fer parfaitement visible ; très riche avec un dôme surmontant l'autel, elle n'a rien qui me séduise.
          Nous voici à la Madeleine, magnifique édifice ayant la forme d'un temple grec, c'est-à-dire, d'un carré long ( 109 m long sur 46 m de large) et entouré de 54 colonnes corinthiennes, n'a rien qui ressemble à une église et, cependant, m'a beaucoup plu ! D'immenses tentures noires, qu'on commençait à enlever, nous dérobent la plus grande partie de ses richesses, l'enterrement d'une personne éminente par sa fortune ou sa position venait d'avoir lieu ; nous concentrons donc toute notre admiration sur la splendide Assomption de Sainte-Madeleine sculptée par Marochetty qui a coûté 150 000 francs et qui domine le maître-autel ! Notre cocher ayant ordre de nous mener à la Chapelle expiatoire, ne trouve rien de mieux que de nous mener chez le photographe Nadar ; la méprise est très vite reconnue en entrant dans les salons du photographe, il ne nous reste qu'à tourner les talons, faire des remontrances au cocher et le guider dans ce milieu inconnu. La Chapelle expiatoire, peu éloignée de la Madeleine, est au milieu d'un square. Son entrée est imitée des tombeaux antiques, ce qui lui donne un air lugubre on ne peut mieux approprié ; dans la Chapelle, qui est petite, deux beaux groupes en marbre blanc s'élèvent, celui du roi représente Louis XVI et un ange lui adressant les mots "Fils de Saint-Louis, montez au Ciel.", celui de la reine représente Marie-Antoinette soutenue par la Religion sous les traits de Madame Elisabeth. Le calme, la résignation, respire sous les traits de nos deux souverains martyrs. On voit que la Religion et la Foi ont fortifié ces nobles cœurs qui eurent le tort d'aimer trop la France et, par faiblesse, de céder à ses désirs insensés !
          Nous visitons encore dans la soirée le Bois de Boulogne, dont l'immensité nous ébahit, mais principalement, nous nous adonnons au Jardin d'Acclimatation. Le monde élégant s'y promène (car il y a des droits d'entrée) et sur les éléphants et les chameaux sont perchés nombre d'enfants, heureux et fiers de leur monture ; l'autruche ne tarde pas à arriver, attelée à une légère voiture occupée par une troupe enfantine répartie également sur son dos. Tout ceci est fort curieux et tout nouveau pour nous. Le magnifique aquarium est, sans contredit, la chose la plus merveilleuse du Jardin d'Acclimatation, composé de dix cuves d'eau de mer et de quatre d'eau douce peuplées d'êtres aquatiques les plus étranges. L'heure du départ nous presse, nous traversons rapidement le chenil et les belles serres. La chaleur nous accable.
          Nous revenons en tramway puis en omnibus ; une seconde à l'hôtel afin de nous arranger pour ce soir ; vite au Palais Royal, nous sommes en retard ; je presse tout le monde, mais Alfred qui, dans ces occasions là, est vraiment flegmatique, nous apprend qu'il a oublié les billets d'entrée, à l'hôtel. Il est leste dans sa course malgré son flegme apparent. Nous arrivons dans notre baignoire que "Le Châlet" est commencé. Nous voyons toute " La Dame Blanche" et rentrons à une heure, pour ma part, enchantée de ma soirée. Ce sont deux bijoux d'opéra.

Samedi 18 Septembre 1875    Paris

          Lever un peu tardif. A 10h ¾, collation.
En voiture au Val-de-Grâce, cette église est surtout remarquable par l'élégance de son dôme, une réduction de celui de Saint-Pierre de Rome. La façade est riche en ornementations mais l'intérieur est nu ; c'est dans cette église que se trouve le tombeau d'Henriette de France, femme du malheureux Charles Ier. Le baldaquin de l'autel, soutenu par quatre colonnes torses, rappelle également celui de Saint-Pierre. Nous ne voyons l'Observatoire qu'extérieurement, près de là est la statue de Ney élevée à l'endroit même où il fut fusillé en 1815, elle n'est pas des moins réussies.
          Saint-Sulpice, une des plus belles églises, est peu gracieuse extérieurement, paraissant trop large pour la hauteur et ses deux tours étant inégales ; elles dépassent comme hauteur celles de N.D. L'intérieur de 140 m de long est orné de belles fresques ; en dehors des peintures qui méritent une attention particulière, je remarque les bénitiers, vastes coquilles offertes à François Ier par les Vénitiens ; la chaire d'une grande légèreté et soutenue simplement par les escaliers. Nous remarquons aussi, non sans curiosité, la ligne du méridien qui passe dans le transept et qui est indiquée par une ligne de cuivre ; une ouverte, pratiquée au midi, laisse passer un rayon de soleil qui, à midi, tombe sur le méridien. Sur la place s'élève la belle fontaine de Saint-Sulpice, ornée des statues de quatre de nos plus grands prédicateurs français sous Louis XIV, Bossuet (Meaux), Fenelon (Cambrai), Massillon (Clermont), Fléchier (Nîmes).
          Saint-Germain-des-Prés, la plus ancienne église de Paris, attire naturellement notre attention ; restaurée dans la première moitié du siècle, elle resplendit de dorures et de peintures, la plupart d'Hyppolite Flandrin (†1864) ; un monument est élevé dans l'église à la mémoire de ce grand peintre ; nous remarquons aussi celui de Casimir V, roi de Pologne, qui devint jésuite, cardinal, roi, puis abdiqua en 1672 et devint abbé de Saint-Germain-des-Prés.
          La bibliothèque mazarine n'a rien de surprenant. La belle église ogivale de Sainte-Clotilde, avec ses deux flèches élancées, excite au contraire notre admiration. Construite à l'instigation de la reine Amélie (1846), finie en 1859, cette église a 100 m de long et a coûté 8 millions. La proximité des Invalides nous fait oublier que ce jour-là on ne peut pas les visiter et nous allons nous y casser le nez.
          Nous allons toujours à pied au Palais de l'Industrie que nous apercevons en face mais les distances trompent beaucoup à Paris. La place des Invalides et la Seine à traverser sont d'une longueur désespérante. Nous arrivons donc au Palais avec des jambes à demi brisées, tandis qu'il aurait fallu en avoir de rechange car l'exposition industrielle qu'on visite dans le moment est si intéressante et si complète qu'on veut tout voir et tout examiner ; surmontant la fatigue, je parcours avec Alfred toutes ces salles immenses, les voitures, la richesse et le bon goût des ameublements, les objets de fantaisie variés à l'infini, tout cela est charmant à voir et à avoir. Aussi, je me laisse tentée par deux objets.
          Etant éreintés, nous allons nous asseoir sur un banc des Champs-Elysées d'où nous jouissons du défilé des voitures qui y est permanent. Puis, nous en prenons une pour retourner au Palais Royal. Papa et Maman rentrent après dîner, je vais avec Alfred et Benjamin, promener sur les boulevards ; Benjamin fait un achat tout particulier et qui mérite une mention : cinq photographies de chats qu'il expédie à son frère Henri, grand amateur de ces animaux domestiques. Nous rentrons à l'hôtel à dix heures où la soirée continue : nous prenons nos notes, nous les lisons, de là mille réflexions surgissent ! Puis je me couche non sans une grande satisfaction, je suis éreintée !

Dimanche 19 Septembre 1875    Paris / Versailles / Paris

          Messe à 7 h ½ avec Papa. A 9 h nous sommes à la gare du Mont-Parnasse où nous trouvons Benjamin et Mr Rouard. Nous allons à Versailles où doivent jouer les grandes eaux. Ces jeunes gens prennent place dans les wagons supérieurs, avec Papa et Maman nous sommes fort peu agréablement dans un compartiment de seconde au complet. Arrivés à 10h, nous allons tous les quatre nous fourvoyer dans un mauvais restaurant ; rien de plus pressé que d'avaler notre dîner à la hâte pour en sortir promptement. A la rue des Réservoirs, voyons l'hôtel des Réservoirs où se réunissaient les purs parmi les membres de l'Assemblée. En sortant, nous sommes rejoints par Benjamin et Mr Rouard et passons ensemble le reste de la journée.
Le château, construit d'après les plans de Mansard, de 1600 à 1710, est magnifique, d'une étendue considérable mais un peu bas. Précédée d'une cour immense, la statue du grand roi en occupe le centre, celles de nos plus célèbres généraux s'élèvent de chaque côté, de sorte que, pour aller au château, on passe devant une double haie formée par les statues de nos grands hommes. Le souvenir de tant de génie, de valeur, de talents, de courage, nous écrase de tout leur poids et vous fait paraître indigne de fouler au pied le même sol ! Entreprendre de dépeindre la richesse des salles du château, la beauté des tableaux qu'il renferme, me paraîtrait une folie. Qu'il me suffise de dire que la multitude des salles en fait un vrai labyrinthe et que les remarquables peintures historiques qu'il renferme, un monument unique dans le monde entier. Encore que des salles fermées au public étaient occupées par les bureaux de l'Assemblée. C'est dans le théâtre que se réunit actuellement l'Assemblée Nationale et dans la Chapelle qu'a lieu la messe d'ouverture. Dans la guerre de 1870, le château fut souillé par la présence de Guillaume qui y établit son quartier général et y fut proclamé empereur en 1871. Il a coûté avec le parc 400 millions à Louis XIV. Les bustes de nos grands hommes, la salle des Maréchaux, leur portraits, des peintures de nos plus célèbres batailles, rendent cette visite on ne peut plus intéressante et instructive. Nous voyons encore la chambre où mourut Louis XIV, le fameux Œil-de-Bœuf qui la précède ou galerie des cancans ; enfin, les galeries renfermant les portraits des rois de France, des princes d'Orléans et des Bonaparte, complètent notre visite.
          Les jardins de Versailles répondent à la beauté du château par les dessins de leurs allées et de leurs plates-bandes admirablement coupées par des pièces d'eau, c'est l'œuvre de Lenôtre. Après quelques boissons rafraîchissantes prises dans le parc même, nous commençons à parcourir les allées en tous sens pour admirer toutes les pièces d'eau que renferme le jardin. Les grandes eaux de Versailles l'emportent de beaucoup sur celles de Saint-Cloud. Au pied de l'escalier, le bassin de Latone, statue la représentant avec ses deux enfants Apollon et Diane, entourés de grenouilles et de tortues lançant des jets d'eau contre eux. Parmi les petites eaux, celles du bosquet de la colonnade sont les plus gracieuses ; à cinq heures, nous sommes à l'arrivée des grandes eaux au bassin de Neptune ; c'est de toute beauté ! Retour seuls en première, Papa, Maman, Benjamin et moi ; Alfred et Mr Rouard montent au wagon au dessus ; charmante journée ; le temps couvert et quelques gouttes de pluie ne nous ont nullement incommodés. Le chapelet et une bonne causerie sur les merveilles vues dans la journée occupent le trajet fort agréablement. La rentrée à l'hôtel suit immédiatement le dîner. Ecriture toute la soirée.

Lundi 20 Septembre 1875    Paris

          Messe à 7 h ½. En voiture avec Maman au Bon Marché pour divers achats ; magasins immenses, vendant de tout, véritable bazar universel. Retour à 10 h ½. Déjeuner.
          En voiture, allons voir l'Opéra extérieurement, le plus vaste du monde, il a coûté 46 millions ; cette somme indique suffisamment les folies d'architecture, de peinture et d'ornementation dont il a été l'objet. La jolie église de la Trinité, édifice moderne, style renaissance, a toutes nos sympathies ; son joli clocher, ses nefs étroites et longues, son heureuse position, tout concourt à la rendre agréable. Elle est précédée d'un square et d'une fontaine décorée des statues de la Foi, de l'Espérance et de la Charité. Celles de ND de Lorette, si ce n'est ses fresques, n'a rien de bon goût.
          Nous allons à Montmartre afin de voir les fondations de l'église de S.C. ; laissant notre voiture au bas de la colline, nous gravissons un sentier à pic qui nous fait arriver à ces hauteurs fameuses dans les fastes de l'histoire par les luttes des troupes françaises contre les alliés en 1814 et par la résistance des insurgés qui en furent chassés en 1871. La vue est également magnifique, le panorama illimité. Mais grande est notre déception quant à l'église. Une seule et unique pierre, des plus belles dimensions il est vrai, est en place mais nulle trace de fondation ; on déblaie encore pour le moment.
          Notre voiture nous mène au Père Lachaise. Une halte à l'église Saint Ambroise, au boulevard Voltaire ou du Prince Eugène, église toute neuve, grande et régulière. Il faut passer devant les prisons de la Roquette pour aller au Père Lachaise. Que de tristes souvenirs viennent nous assaillir à la vue de ces sombres et lugubres bâtiments. C'est là que Ferré à la tête des plus infâmes communards fit fusiller en 1871 tant d'otages parmi lesquels Mgr Darboy, le Président Bonjean, l'Abbé Allard, le Père Ducoudray, supérieur de l'école de Sainte-Geneviève, le Père Clerc et l'Abbé Deguerry, curé de la Madeleine. Nous regrettons de ne pas nous être munis des permissions voulues pour visiter ces lieux arrosés du sang de nos martyrs ou de nos généreux défenseurs. Il faut bien deux heures pour visiter encore assez superficiellement le Père Lachaise. Depuis 70 ans qu'il est ouvert, 200 millions y ont été dépensés en monuments. Un De Profundis récité sur le tombeau de l'Amiral Bruat (†1855) ; nous remarquons les tombeaux d'Alfred de Musset, d'Abélard et Héloïse, de Rossini, celui de Casimir Perier, magnifique, grandiose, surmonté de sa statue en bronze, de Thiers, de Beaumarchais, de Dupuytren.
          Au retour passons par la barrière du trône avec ses deux colonnes, et enfilons tous les Boulevards. Chapelet à ND des Victoires ; rentrés à l'hôtel, dîner au Palais Royal à 7 h. Alfred manque Benjamin qui lui avait donné rendez-vous. Promenade à la rue de Rivoli, de Castiglione, place Vendôme avec sa belle colonne revêtue de plaques de bronze fournies par les canons enlevés aux russes et aux autrichiens par Napoléon dans sa campagne d'Austerlitz. Sa statue, qui a été jetée à bas avec la colonne qu'elle couronnait, en 1871 par les communards, n'a pas été remplacée, la colonne seule a été réédifiée. Cette colonne est une imitation de la colonne Trajane à Rome mais plus grande d'un douzième. Nous continuons notre course en flânerie par la rue de la Paix et les Boulevards. Malgré les fatigues de la journée, j'aime chaque soir cette promenade nocturne au milieu de l'agitation et du mouvement parisien.

Mardi 21 Septembre 1875    Paris

          Déjeuner au Palais Royal. De là, au panorama vraiment remarquable par une peinture circulaire, représentant actuellement la défense de Paris, est si bien rendue que l'illusion est complète, on se croit réellement sur les lieux du combat !
           Enfin, nous retournons aux Invalides ouverts aujourd'hui. Le magnifique dôme doré couronne majestueusement cet immense édifice, sans l'écraser par ses proportions gigantesques. Fondés par Louis XIV pour les soldats invalides à la suite de toutes ses guerres, ce monument a 200 m de façade et peut contenir 5000 invalides. Nous visitons avec intérêt les réfectoires, la salle du conseil, la chapelle Saint-Louis, le musée d'artillerie, le tout orné de trophées enlevés aux ennemis de la France dans toutes les guerres qui ont eu lieu depuis Louis XIV. Ce sont les plus beaux prix d'honneur de tous ces braves Invalides. Nous faisons le tour de l'édifice pour aller à la chapelle du dôme ; le temps que nous mettons pour contourner l'hôtel nous donne une idée de ses dimensions. Rien de lugubre comme cette sombre église au fond de laquelle s'élève, dans une crypte circulaire sur laquelle on plonge de l'église, le tombeau en marbre brun-rouge de Napoléon Ier, entouré de douze figures colossales symbolisant ses principales victoires, un des derniers ouvrages de Pradier (†1852). Dans les différentes chapelles de l'église sont les tombeaux de Vauban, de Turenne, de Joseph (†1844) et de Jérôme (†1860) Bonaparte. Nous allons nous agenouiller une fois encore autour de la rampe pour plonger une dernière fois nos regards sur ce sombre tombeau renfermant les cendres de ce grand homme, seuls restes de tant de génie et de courage de cet homme qui bouleversa l'Europe entière pendant vingt ans et qui, aujourd'hui, repose isolé, presqu'oublié au fond d'un noir caveau. Vanité des vanités !
           L'hôtel de la Monnaie est réellement très intéressant ; on frappe devant nous des pièces de 20 francs en or pour la Grèce, des médailles, etc. Une commission de l'oncle Adrien nous fait parcourir des rues si étroites et si tortueuses que la voiture ne peut s'engager dans la rue Bailles, celle en question où nous devions trouver pour l'oncle Adrien des cornets merveilleux qui eussent pu le faire entendre. Rien d'horrible comme la forme disgracieuse de ces cornets acoustiques ; je ne sais si la bonne figure du cher oncle avec ses plus gracieux sourires pourra donner quelques charmes à l'atroce encadrement dans lequel il nous faudra le voir.
           Visite à la rue de Sèvres, de l'église des pères jésuites ; dans la première chapelle à droite sont les tombeaux des cinq pères fusillés en 1871 ; ces tombes recouvertes d'un marbre blanc parlent plus à l'âme dans leur simplicité que toutes les munificences du tombeau de Napoléon Ier. Après une prière dans cette froide église, je sais que j'ai cinq intercesseurs de plus autour du trône de Dieu, et je me relève plus forte et plus courageuse pour lutter contre les dangers du monde ! Après une vaine recherche de la fontaine de Grenelle, nous voyons en passant le puits artésien et revenons par les Champs Elysées.
           Dîner au Palais Royal. Benjamin passe la soirée avec nous, nous allons l'aider dans ses achats, une boutique de la rue Vivienne nous fournit à peu près tous les objets désirés ; l'amabilité de la vendeuse nous a charmés ! Rentrés à l'hôtel à 10 h ½.

Mercredi 22 Septembre 1875    Paris

          Messe à 7 h ½. La visite de Benjamin amène une discussion assez animée sur le théâtre, de l'indécision ; il est convenu que nous n'irons pas ce soir. A 10 h, déjeuner au Palais Royal. A pied à l'Institut, visitons les salles des cinq académies ornées des bustes des plus fameux académiciens, je remarque ceux du Père Lacordaire, de Chateaubriand, de Montalembert ; voyons non sans sourire les illustres quarante fauteuils qui ne sont autre chose que des chaises ; de belles statues de marbre ornent également le palais de l'Institut. Au palais des Beaux-Arts parcourons non sans intérêt les salles de sculptures, de peintures, des modèles, etc. Le bel hémicycle de Paul Delaroche (†1856) dans la salle de la distribution des Prix, représentant les artistes les plus célèbres et les arts excite notre admiration.
          Notre visite aux Gobelins est du plus vif intérêt ; dans le rez-de-chaussée, se fabriquent des tapis dits de la Savonnerie, c'est un genre moquette ; les ouvriers sont placés devant leur ouvrage tandis que, pour les tapisseries, ils travaillent à l'envers ; ces ouvrages sont d'une finesse telle qu'on les paraîtrait pour des peintures. La manufacture appartient au gouvernement. En omnibus, retour jusqu'à Saint-Eustache où nous nous réfugions pour nous préserver d'une pluie battante. Nous y récitons notre chapelet puis rentrée à l'hôtel, où deux lettres, une de Marie d'Albert, l'autre de Louise, fêtent agréablement notre rentrée inopinée. Papa pendant ce temps est allé voir Eugène Roland à son bureau, rue d'Aboukir.
           A 4 h, cherchant un moyen d'employer notre temps malgré la pluie, nous allons prendre à la gare Saint-Lazare le chemin de fer de ceinture pour nous bien rendre compte de Paris ; moyen peu satisfaisant, car à l'exception du Point du Jour et de ce côté-là ravissant et dont on jouit passant en remblais, le reste de la route est presque continuellement en tranchées. A 7 h, dîner au Palais Royal où Benjamin, revenant de Fontainebleau, vient nous rejoindre. Nous allons ensemble promener sous les arcades de la rue de Rivoli à cause de la pluie. Alfred achète une grande quantité de photographies. A 10 h, je rentre à l'hôtel avec Papa et Maman pour écrire, laissant ces jeunes gens plus libres dans leur course.

Jeudi 23 Septembre 1875    Paris / Sèvres / Paris

          Lever à 6 h ½ ; lettres pour Marseille. Déjeuner à un bouillon Duval. A 10 h, départ en bateau pour Sèvres. Nous passons successivement sous le Pont Neuf, le pont des Arts, le pont du Carrousel, le pont Royal, le pont de Solférino, le pont de la Concorde, le pont des Invalides, le pont de l'Alma et le pont de Iéna ; quelques uns sont remarquablement beaux, la Seine est ravissante et plus nous approchons de Sèvres plus les rives sont enchanteresses. Délicieusement situé, Sèvres ne nous attire que par sa manufacture de porcelaine digne à tous les titres du plus grand intérêt, soit par la fabrication elle-même, soit par les chefs-d'œuvre qu'elle produit. Je remarque principalement les tableaux, dont un surtout me ravit ; moins pressés qu'une bande d'incroyables anglais qui parcourt les salles au pas de course, nous voyons et admirons tout à notre aise ces inimitables porcelaines.
           Il nous faut rattraper le temps perdu pour prendre le chemin de fer de Versailles en courant jusqu'à la gare de Bellevue ; la route est très jolie ; arrivés à Versailles par la rive gauche, en voiture au Petit Trianon, délicieux petit bijou, si uni au souvenir de Marie-Antoinette dont il était le séjour favori. Le parc, la laiterie, la salle d'été au milieu du lac, tout est coquet et mignon, mais empreint de tristesse quand on pense à l'horrible crime commis sur celle qui en fut la reine et maîtresse ! (Louis XV l'avait fait construire pour Mme du Barry). Près de là sont des écuries contenant des voitures de gala ; remarquons celle du sacre de Charles X qui a servi au mariage de Napoléon III ; deux chaises à porteurs et deux traineaux.
                                La visite du Grand Trianon, bâti par Louis XIV pour Mme de Maintenon, n'offre pas moins d'intérêt. Les appartements sont très bien meublés, les salles vastes, ornées de ravissants tableaux, nous remarquons les appartements de Joséphine et ceux de la Reine Victoria. C'est dans ce château qu'a eu lieu le fameux procès Bazaine, présidé par le Duc d'Aumale. A pied au palais de Versailles, visite de la belle salle où se tiennent les séances de l'assemblée nationale. La chapelle est très belle, toute fleurdelisée. Adieux à Versailles ! En tramway à Paris en 1 h ¾. Benjamin dîne avec nous à un bouillon, où plutôt nous regarde dîner car il est souffrant. Montons cinq en voiture pour le concert Besselièvre qui n'a pas lieu ; fort heureusement car, à peine rentrés à l'hôtel, à 8 h, que la santé de Benjamin réclame thé sur thé ; nous le soignons de notre mieux. Il nous quitte malgré nous qui nous voulions le faire coucher à notre hôtel.

Vendredi 24 Septembre 1875    Paris / Saint Denis / Paris

          Messe à 7 h ½. A 8 h, visite de Benjamin qui vient nous remercier des soins que nous lui avons donnés, il n'est pas parfaitement rétabli. Eugène Rolland vient augmenter notre cercle de famille, c'est un cousin fort aimable aux compliments à l'eau de rose mais je voudrais qu'il sût, cet aimable Eugène, que les petites cousines, même provinciales, n'ajoutent pas grand foi à toutes les flatteries. En dehors de ça, beaucoup de sympathie, de sans-façon et d'offres charmantes, entre autres une invitation à dîner au Grand Hôtel pour lundi soir. Benjamin nous fait ses adieux car, malgré son départ fixé à après-demain, selon toute probabilité nous ne pourrons plus nous revoir. Déjeuner à 10 h au Palais Royal. Emplettes avec Maman.
Rendez-vous au square du Louvre. Première visite au musée. Immense galerie très belle et très riche en ornementations de toutes sortes. Parmi tant de tableaux, chefs d'œuvre de l'art, la mort d'Atala me frappe plus particulièrement. A 2 h ½, en voiture pour aller prendre le chemin de fer de Saint-Denis, nous le manquons pour la seconde fois. Chapelet à Saint-Vincent de Paul et prenons enfin le train de 4 h. Un peu de pluie.
La cathédrale gothique de Saint-Denis est très belle, l'intérieur est en réparation, mais le plus grand intérêt que procure cette église est la visite des tombeaux de nos rois dont le plus beau est, à mon avis, celui de François 1er. Dans la sacristie on voit le trésor, les couronnes de nos rois, puis vient la descente aux caveaux. Pendant la grande révolution, les cendres royales furent enlevées des divers caveaux et jetées dans des fosses communes ; Louis XVIII fit retirer et remettre dans un seul caveau toutes ces dépouilles, nous vîmes donc ce cercueil renfermant les restes de tant de glorieux et nobles rois ; à côté est celui du Duc de Berry que l'on ne peut voir sans émotion quand on pense à sa fin tragique et à toutes les révolutions que sa mort pouvait engendrer ; les statues de Louis XVI et de Marie-Antoinette, en marbre blanc, couronnent leurs monuments ; plus loin, le monument colossal élevé au Duc de Berry, représentant la France et Paris pleurant sa mort, tout cela émeut et serait empreint de tristesse sans l'incroyable sacristain qui, par ses balivernes et ses explications impayables, fait rire tout son auditoire. C'est dans cette cathédrale qu'Henri IV abjura le calvinisme en 1593 et qu'eut lieu le mariage de Napoléon 1er avec Marie-Louise en 1810. Un arrêt à une autre église nous fait manquer un train, nous ne repartons qu'à 6 h ¼. A Paris, droit au Palais Royal en omnibus, Benjamin vient nous y serrer la main. Emplettes tout le soir, Papa et Maman rentrent, je continue avec Alfred jusqu'à 10 h.

Samedi 25 Septembre 1875    Paris

          La pluie nous fait renoncer au projet formé d'aller passer la journée à Fontainebleau. Messe à 7 h ¾. Au retour, nous trouvons Benjamin qui, pensant nous trouver à l'hôtel à cause de la pluie, venait nous y faire ses adieux, c'est aujourd'hui qu'il part. Alfred va déjeuner avec lui et Mr Rouard afin de profiter de ses derniers instants. Avec Maman, nous allons au Louvre faire quelques emplettes. Déjeuner à 11 h au Palais Royal tous les trois.
          Alfred nous rejoint et nous guide pour les omnibus et les correspondances afin d'aller directement aux Arts et Métiers. Visite très intéressante, nous y remarquons un lion en verre de grandeur naturelle et si bien fait qu'on le jurerait plein de vie, et un réflecteur qui fait voir sur un verre placé dans un appartement obscur ce qui se passe dans la rue à côté ; c'est très curieux. A 2 h ½, rentrons à l'hôtel ; de là, au Bois de Boulogne ; en route, un grain nous oblige à nous réfugier tous au fond de la voiture. Le Bois de Boulogne, toujours plus beau, ses lacs, ses allées, ses bois en font une promenade charmante. Retour par le délicieux Parc Monceau. Revenons par les Boulevards, dîner à un bouillon au boulevard Poissonnière, promenons tous les quatre puis seule avec Alfred aux Boulevards, la rue Royale, la rue de Rivoli. Je rentre éreintée !

Dimanche 26 Septembre 1875    Paris

          Messe à 7 h ½. On décide que nous quitterons vendredi ; ce petit retard me va. Déjeuner à 10 h au Palais Royal en toilette pour aller aux Courses. Nous revoyons sur notre parcours le Jardin des Tuileries, les églises de la Trinité et de Saint-Augustin où les messes de midi et d'une heure réunissaient le monde élégant. En voiture au Bois de Boulogne. Grâce aux cartes d'Eugène Rolland, nous avons des places pour les pavillons où nous sommes très bien. Ces courses très nombreuses nous font passer une charmante après-midi.
          A 4 h nous remontons en voiture jusqu'à la place de la Concorde ; nous nous asseyons, Alfred et moi, au commencement des Champs-Elysées pour voir le défilé, très nombreux, beaucoup de voitures de place, ce qui n'a rien d'étonnant car, aux courses d'automne, les étrangers surtout sont en grand nombre tandis que les parisiens sont en villégiature ; aux courses de printemps, par contre, les brillants équipages du monde élégant de Paris sont nombreux. Rentrée à l'hôtel. A 7 h dîner à un bouillon boulevard Montmartre. Décidément, nous les préférons au Palais Royal. A pied jusqu'aux Champs-Elysées en fredonnant avec Alfred "Le Châlet", etc. Point de concert !! ... Retour en voiture, promptement couchée, je meurs de sommeil !

Lundi 27 Septembre 1875    Paris

          Messe à 7 h ½. Par une heureuse coïncidence nous nous rencontrons dans cette église vénérée avec le pélerinage de Cambray pour Lourdes, et s'arrêtant à N.D. des Victoires pour saluer sur sa route ce béni sanctuaire, source de tant de grâces. Emplettes avec Maman, déjeûner au Palais-Royal à 10 h. Réemplettes, nous courons jusqu'au Bon Marché, en voiture bien entendu, et revenons à pied au Palais-Royal. A l'hôtel, réception des achats, préparatifs pour le dîner d'Eugène Rolland. Papa et Alfred arrivent de Passy où ils ont été voir Vincent, le fils de notre paysan Pierre, qui est horticulteur et installé comme un grand seigneur.
          A 6 h nous nous rendons au grand hôtel où nous trouvons Eugène qui nous fait promener pendant une ½ heure autour de l'hôtel, regardant, admirant les belles devanturesde tous ces magasins, en un mot flânant dans la force du terme. Dîner à 6 h . La salle est splendide, immense, très haute, au milieu de laquelle sont dressées 7 tables contenant chacune de 60 à 90 convives ; les sculptures, les colonnes, le bel éclairage, ajoutent à l'effet magique de cette salle ; des escaliers en spirale en occupent les quatre angles et se perdent si bien dans cet immense salon que je ne m'en serais aperçue si l'on ne me l'eût fait remarquer. Nous occupons l"extrémité d'une des tables du centre ; Albert Rostand et son fils Arthur soont au nombre des convives d'Eugène qui m'a placée à son côté, Papa est mon autre voisin. Malgré l'air plus distingué d'Albert, je préfère l'air paternel d'Eugène dont les amabilités et les prévenances ne tarissent pas, il est beaucoup plus affectueux. Arthur est le jeune homme du monde, il parle théâtre avec Alfred tout le temps du dîner et est loin de faire ma conquête. Le sort nous favorise, grâce à Albert Rostand nous apprenons qu'à la table à côté, presque dos à dos avec maman, est l'Impératrice d'Autriche dans le plus grand incognito. C'est une femme jeune encore, blonde, ce soir-là dans une extrême simplicité, son air distingué frappe plutôt que sa beauté ; pour la mieux voir, Eugène Rolland qui m'avait offert son bras, me fait passer devant elle. Je suis enchantée de cette circonstance. Après le café pris tous ensemble dans la cour du grand hôtel, nous assistons au départ de l'Impératrice, accompagnée seulement de deux messieurs, elle disparait dans son équipage et je ne la reverrai probablement jamais.
          Eugène, pour mettre le comble à ses amabilités, nous donne des cartes pour Mercredi à l'Opéra. Ce soir il nous en donne pour la Porte Saint-Martin où nous nous empressons de nous rendre pour voir jouer "Le Tour du Monde" ; malgré notre presse, c'est commencé. Nous avons une loge d'avant-scène. Les ballets sont assomants, quelques figures jolies, le reste dégoutant. En dehors de ça, il est très bien joué, il y a de quoi mourir de rire : Passe-Partout excelle dans son rôle, sa ressemblance au P. Calage n'est pas pour peu dans notre hilarité ; aussi voir le saint père Calage sur le scène est étrange !
          Je rentre contente du dîner et de la soirée.

Mardi 28 Septembre 1875    Paris / Saint Germain / Paris

          Lever à 6 h ¼ à cause du départ matinal pour Fontainebleau. Une voiture pour la gare de Lyon, il fait très froid pour la saison ; pendant le long trajet, Alfred, qui est perché sur le siège, mettait son temps à profit en lisant dans Baedeker les détails concernant le château, frappe à la vitre et nous donne son livre en indiquant un passage du doigt, nous le lisons, quelle fatalité ! Fontainebleau n'est pas visible le Mardi, j'entends le château ! C'est contrariant, il faut changer notre itinéraire à brûle-pourpoint. Nous nous décidons à aller à Saint Germain. Pour cela notre cocher nous conduitt à la gare d'Orléans-ceinture qui est au bout du monde ! Nous sommes gelés ! Le chemin de fer nous fait repasser sur le pont délicieux du Point du Jour, la route après devient nouvelle pour nous, elle est jolie, très curieuse par la pente rapide que gravissent les trains pour arriver à la hauteur de la terrasse ; la locomotive ralentit et on l'entend rejetter la vapeur avec force, rappelant le souffle puissant d'un cheval de peine, gravissant avec effort une montée rapide.
          Le déjeûner peu remarquable, si ce n'est qu'on nous écorche. Le château irrégulier, en brique, est en grande partie en réparation ; un musée gallo-romain occupe le reste. Résidence favorite de François Ier, d'Henri II et d'Henri IV. Henri II, Charles IX et Louis XIV y sont nés, celui-ci dans un pavillon où un café est établi de nos jours. La terrasse est sans contre-dit ce qui attrire tant d'étrangers à Saint-Germain ; d'une longueur de 2400 m , elle domine la Seine d'une grande hauteur d'où l'on jouit d'une vue magnifique, Paris seul reste caché derrière le Mont Valérien. Malgré le vent et quelques gouttes de pluis, nous contemplons avec admiration ce beau panorama. Papa et Maman même, qui ne comptaient pas nous y mener, avouent qu'ils ne se souvenaient pas que ce fût si beau ! Nous parcourons en voiture une partie de la forêt, nous y apercevons un chevreuil. Le froid nous fait quitter la terrasse après notre promenade, nous nous réfugions à l'église qui renferme le tombeau d'un des Stuarts, Jacques II, mort en exil à Saint-Germain en 1701. Notre chapelet nous fait oublier l'heure du départ ; Alfred vient nous chercher précipitamment et nous arrivons juste à temps.
          A Paris une voiture nous mène au Louvre où nous faisons notre 2de séance. La galerie des peintres françaisest très intéressante ; les tableaux de Greuze me ravissent et chaque fois qu'un tableau me plait particulièrement, il se trouve qu'il est de Greuze. J'ai appris depuis qu'on disait de ce peintre qu'il peignait avec son cœur. Nous parcourons des salles de toute beauté comme architecture, dorures, peintures, grandeur ; les plafonds sont superbes.
         Il fait frais, la boue qui est une conséquence de la pluie ne nous empêche pas, Alfred et moi, d'aller faire quelques courses. De là, dîner à un bouillon. Emplettes tout le soir ; charmant de ne plus courir ! de ne plus être pressés ! Trois lettres reçues. Je suis très contente, le seul revers de la médaille, c'est notre séjour qui touche à sa fin !

Mercredi 29 Septembre 1875    Paris

          J'écris à Adèle. Maman lui annonce notre départ pour le 1er octobre et notre arrivée pour Lundi. Journée surchargée. Emplettes avec Maman. Déjeûner à un bouillon. On décide le retard de notre arrivée d'un jour, ce qui nous va ; le plaisir de revoir la famille mis à part, je redoute de rentrer dans la vie ordinaire.
          Rendez-vous avec Alfred au Louvre, encore un peu nous nous manquions. Visite des musées de sculptures, d'aquarelles, délicieuses collections de tabatières et de bonbonnières ; salles des marines ; toutes ces immenses galeries sont un vrai labyrinthe, c'est notre 3ème et dernière séance. Dernière visite à N. D., ce sont des adieux continuels ces jours-ci, plus ou moins tristes selon les monuments. On comprend que N. D. de Paris ne laisse pas le cœur indifférent. Papa pendant ce temps courait après son pardessus oublié je ne sais où. En bateau omnibus jusqu'à Conflans ; nous descendons à Bercy hors les remparts. Papa et Alfred vont jusqu'à Charenton ; ce côté de la Seine est aussi sec et aussi aride que ce que l'autre est riant ; il faut bien que ce soit le S. C. qui me fasse venir dans un endroit aussi horrible. Le S. C. est à 20 minutes de la station. Mme Eliane nous mène au tombeau de Mme Barat, nous voyons aussi les caveaux des futures supérieures générales. Mme Goetz repose déjà dans le premier. La supérieure, Mme Voitot, nous reçoit très affectueusement. Retour en bateau, temps frais, un peu de pluie, ce qui nous oblige à quitter le pont. Rentrée à l'hôtel.
Nous nous habillons pour aller ce soir à l'Opéra. Recheche infructueuse d'un bouillon près des boulevards, dînons à un mauvais restaurant. A 7 h ¾ à l'Opéra pour voir Faust ; Mme Miolan, Carlavho a le rôle de Marguerite, Mme Arnauld de Siebel. Chœur de Gloire immortelle de mes aïeux de toute beauté, toutes ces voix l'attaquant à l'unisson semblent soulever la salle, c'est le morceau le plus saisissant que j'ai entendu de ma vie. Le Chœur des Vieillards, charmant. La scène du jardin très gracieuse, autrement le dénouement de la pièce, l'intrigue, sont loin d'être édifiants ! Les ballets, très brillants ! Les décors et les changements de scène, merveilleux ! L'animation de la scène, les effets d'optique, incroyables ! Nous avons vu par moments de 4 à 500 personnes sur les trétaux. C'est féérique ! Peu de monde dans les loges, les 1ères presque toutes libre, peu de toilettes ! L'escalier et le foyer, magnifiques ! Maman s'est mortellement ennuyée ! Rentrée à 1 h.

Jeudi 30 Septembre 1875    Paris / Robinson / Paris

          Lever à 7 h ½. A 10 h visite de Vincent qui a plutôt l'air d'un monsieur que d'un horticulteur ; de notre ancien jardinier, ne reste plus trace. Déjeûner à un bouillon. En voiture pour la gare de Sceaux, curieuse par la forme circulaire du chemin de fer quand il est en gare, de sorte que la locomative touche le dernier wagon. Le temps est frais mais indécis, malgré ce, nous partons, heureusement car le temps se relève ! La route est charmante, le chemin de fer monte une côte en zig-zag, les contours sont tellement raides que l'on en ressent quelques secousses et les wagons doivent avoir une construction particulière, rendant les roues de devant indépendantes de celles de derrière pour accomplir toutes ces manœuvres. La gare de Sceaux est comme celle du départ à Paris, également en rond !
          En omnibus, puis à pied jusqu'à Robinson, charmante localité, délicieusement située ; des anes tout harnachés, attendent paisiblement les caravanes joyeuses pour les jolies excursions d'alentour. Il est fâcheux que le temps nous manque, volontiers je leur aurai consacré une journée. Papa et Maman à Robinson nous donne, pour la 1ère fois de notre vie, un curieux spectacle : ils s'asticotent, je ne sais plus pour quel motif ! Commencer après 42 ans de mariage, c'est très curieux ! Alfred et moi sommes dans l'ébahissement devant cette nouveauté d'un genre tout particulier. Maman nous apprend qu'à Toulouse et à Bordeaux, elle avait eu un tel ennui qu'elle en eût pleuré ; maintenant que nous touchons au départ, elle est gaie comme un pinson !
Nous faisons l'ascension d'un châtaignier séculaire par un escalier installé au milieu des branches, nous trouvons la chose charmante. Maman est tellment désireuse d'expédier rapidement chaque chose pour être plus vite de retour, qu'elle descend cet escalier assez raide avec une dextérité inouïe. Une balançoire qui se trouve non loin de là, tente Alfred ; puis, sur une bascule, Papa et Alfred se perchent aux extrémités, à cheval sur le longue poutre et les voilà lancés alternativement dans les airs, s'élevant, s'abaissant au milieu de nos cris, je succède à Papa ; l'entrain, la gaieté, les rires, vont crescendo ! Nous pleurons tous, quel rire !
          Décidément, les voyages rajeunissent ! Vive Robinson, sa position, son site, et l'hilarité dont il fut témoin ne s'oubliera jamais ! Pour ma part, je n'ai qu'un regret, celui de partir. Alfred écrit, dans un débit de tabac, une carte-poste à Adèle. Nous parcourons le parc en courant et repartons par le curieux chemin de fer ! La gaieté va en empirant.
          Arrivés à Paris, tandis que Papa et Alfred vont au jardin du Luxembourg, je vais avec Maman au S.C. de la rue de Varenne où Mme de Lapeyrouse est supérieure, elle nous reçoit très affectueusement, j'ai bien du plaisir à la revoir. Mme de la Guibourgère, la maîtresse générale, est très bonne, ainsi que deux autres de ces dames ; on nous fait visiter la maison qui est l'ancien hôtel Byron . J'ai aperçu l'incroyable Mme de Lacroix, mais ne lui ai rien dit, dans la crainte de me tromper ; j'ai su depuis que c'était bien elle. A pied à l'église St Thomas d'Aquin où je m'acquitte de ma promesse en faisant le chemin de la Croix.
          A pied à l'hôtel par le Palais Royal où jouait la musique, mais nous sommes trop pressées pour nous y arrêter. Hélàs ! Nous commençons à faire les malles. A 7 h dîner sur les boulevards à un bouillon. Course à la rue Saint Honoré pour mon éventail. C'est bien ennuyeux de quitter déjà Paris, mais je crois, sur nous quatre, être la seule de mon espèce, chacun a l'air content ; cette vie parisienne sans plus courir m'allait très fort ! Paquets jusqu'à minuit !

Vendredi 1er Octobre 1875    Paris / Fontainebleau

          Ce 1er Octobre si terrible tant que j'étais au pensionnat, se lève pour moi presqu'aussi sombre aujourd'hui qu'il faut quitter Paris ; ce doux farniente, ces courses vagabondes, ces promenades charmantes, ces visites intéressantes des monuments somptueux de la capitale et aussi cet isolement au milieu du mouvement et de l'agitation générale qui fait que l'on y goutte une indépendance pleine et entière, tout cela me coûte infiniment à abandonner et à laissser ! Notre intérieur de famille était transplanté à Paris, l'absence dès lors pouvait se prolonger, car, pour ceux de Marseille, leur petite famille supplée grandement à la maion paternelle, et ils ne souffriraient pas davantage d'une absence de deux mois que de 30 jours. Mais pourquoi checher des regrets, alors qu'il n'en faut pas avoir ; mon voyage a été charmant jusqu'ici, maintenant songeons aux joies du retour.
          A 7 h je me lève pour les derniers préparatifs. La peur de manquer le train nous fait arriver à la gare de Lyon 1 heure avant le départ. J'ai le temps d'écrire deux cartes-poste. Maman nous achète d'excellents gateaux pour notre déjeûner. Départ à 9 h pour Fontainebleau où nous devons passer 24 heures. Voyons en passant Melun sur le Seine, jolis environs.
          A 11 h arrivée à Fontainebleau, descendons à l'hôtel d'Europe ; déjeûner ; je crains bien que nous ne nous soyons fourvoyés. Il a l'avantage d'être vis-à-vis le château, vers lequel nous dirigeons nos pas immédiatement après notre repas. Ce beau monument me surprend d'abord par son étendue. La 1ère cour en rentrant, est celle des Adieux, ainsi nommée des adieux que Napoléon Ier y fit en 1814 à ses grenadiers et à sa vieille garde en partant pour l'île d'Elbe. Bâti par Louis VII, le câteau a été considérablement augmenté et embelli par François Ier, Henri IV, enfin par Napoléon Ier qui en fit sa résidence favorite.
          François Ier y reçut Charles-Quint (1539), Louis XIII y est né, Louis XIV y signa la révocation de l'édit de Nantes (1685), le grand Condé y mourut ( 1686), le divorce de Napoléon Ier et de Joséphine y fur pronocé (1809), Pie VII y fut captif, la reine Christine de Suède y fit assassiner son page Monaldeschi (1657).
Parmi les galeries, voici celles qui m'ont frappée : la galerie des assiettes, celle de Diane de 100 m de long, celle d'Henri II ou des bals, décorée par ce prince pour Diane de Poitiers, celle des colonnes où eut lieu le mariage du duc d'Orléans selon le rite protestant avec la princesse Hélène de Mecklembourg Schwerin (1837). Nous remarquons encore les appartements des reines-mères habités par Catherine de Médicis (†1588) ; par Anne d'Autriche (†1666) ; c'est dans ces mêmes appartements que Pie VII résida de 1812 à 1814, et ce sont ceux que Louis-Philippe fit restaurer pour le duc et la duchesse d'Orléans.
          Le théâtre est un vrai bijou. La salle de l'abdication où nous voyons le guéridon sur lequel Napoléon la signa (1814). Les salles du Trône, du Conseil, très belles. Les escaliers sont rmarquables, la chapelle, etc., la salle de bain de l'Empereur, etc., etc. Dans les jardins, contre le château, est l'étang où l'on voit les fameuses carpes de François Ier.
          La forêt qui a 17000 hectares et qui n'a pas moins de 80 km de tour, est la plus belle de France ; très accidentée elle présente une vaste plaine entourée de hauteurs, le tout couvert d'arbres séculaires et de rochers abrupts et blanchâtres d'un effet très pittoresque. Les gorges de Franchard sont très sauvages. Nous parcourons la forêt tantôt en voiture, tantôt à pied avec des guides. La roche qui pleure, les arbres magnifiques surnommés le Henri IV, la reine Blanchette, excitent notre admiration. Notre cocher nous fait mettre pied à terre à un moment et nous indique un sentier à suivre au milieu de la forêt , au bout duquel il ira nous rejoindre en voiture ; nous entrons alors dans un étroit et tortueux sentier, nous enfonçant au milieu de cette splendide forêt . A notre droite et à notre gauche s'élevaient des rochers nus, des tapis de mousse couvraient les interstices de la pierre, plus nous avancions, plus la vue devenait belle et étendue, mais plus aussi la solitude devenait profonde ! Quel contraste entre Paris et son mouvement et Fontainebleau avec sa grande et sombre forêt ! Nous goûtons dans cette promenade solitaire quelques instants délicieux, mais empreints de mélancolie et de tristesse ; j'ai été sous cette impression là tout le temps de nos courses dans la forêt, reste à savoir si c'est moi qui y apportait ces sentiments mélancoliques ou si c'était la forêt qui est empreinte de tristesse. Remontés en voiture après une marche de 20 minutes, nous voyons encore le Calvaire, la tête de mort, la reine Amélie, la casquette du jockey, les deux sœurs, Pharamond, le bouquet du prince impérial.
          Retour à 7 h. Dîner maigre et maigre, décidément nous sommes tombés dans un piteux hôtel. Nos chambres sont exécrables ; Papa et Alfred sont au 2°, Maman et moi , au 1er, dans deux horribles petites chambres ; pour le coup, j'ai maintenant bien envie de partir. Tandis que Maman monte dans sa chambre écrire à Albert, je vais avec Papa et Alfred acheter des photographies. Mais quelle ville ! sombre comme la forêt, mais ce qui est une beauté pour celle-ci n'en est pas une pour une ville et il me semble que quelques becs de gaz en plus ne feraient pas de mal. De plus, personne dehors, on se dirait dans le Sahara, les rues sont complètement désertes ; on dirait les maisons non habitées, tout est silencieux et morne comme un cimetière ; au moins si l'hôtel était convenable, nous nous dépêcherions dans nos achats, mais pour ce qui nous attend, je ne sais si je ne préfèrerais pas les rues désertes et sombres à nos vilaines chambres. Cependant, il faut rentrer ; grâce au peu de voyageurs, le salon est inoccupé, nous nous y installons et je me mets au piano jusqu'au moment de se coucher. Il fait bien froid.

Samedi 2 Octobre 1875    Fontainebleau / Lyon

          Malgré toutes nos appréhensions, j'ai bien dormi, le sommeil a emporté avec lui toute crainte et tout ennui. Me voilà ce matin enchantée de quitter si tôt mon lit, il est 6 h ¼, et bientôt l'hôtel à 7 h. La gare est loin, le train de Lyon part à 8 h. Le chemin de fer longe la Seine, puis l'Yonne ; je remarque de jolies vallées. A Tonnerre à 11 h ½, nous faisons un bon déjeûner, mais rapidement, en 20 mn, il a fallu avaler ce qu'en temps ordinaire, il eût fallu 1 h ½ pour manger. on voit que les garçons étaient habitués à cette presse. Quelques convives l'étaient moins. Temps couvert. La Côte d'Or est très jolie, couverte de prairies et de bois et assez accidentée, ce qui rend la route beaucoup plus agréable. Avant Dijon, les tunnels et les viaducs se succèdent, ce qui vient à l'appui de mes remarques.
          Après cette ville le pays devient plat et peu pittoresque. A Châlons nous commençons à voir la Saône. La nuit nous prend vers Mâcon à notre grand déplaisir, surtout pour Alfred qui ne peut pas revoir Mongré. A Villefranche il monte trois messieurs dans notre wagon ; leur conversation est pleine d'intérêt surtout pour Alfred qui connait les jeunes gens dont ils parlent.
          Arrivée à Lyon à 8 h. Decendons à l'hôtel d'Europe où nous sommes très bien quoiqu'un peu haut. Après un excellent dîner, un tour avec Alfred rue de Lyon, devant la Bourse, quais du Rhône, rue de l'Hôtel de Ville, quais de Saône. Coucher à 11 h ½.

Dimanche 3 Octobre 1875    Lyon

          Lever à 6 h ¼ après une bonne nuit. Ma chambre est jolie et simple, je m'y trouve très bien. Montons à Fourvière or la messe, je me mets sous la protection de la Ste Vierge. L'église est bien petite pour la piété des Lyonnais. Heureusement que la future église qui s'élève déjà assez haut , est vaste, ce sera un beau monument . Nous voyons chez les pères, les provinciaux, le P. Jullien, très bon, puis l'ancien provincial, le P. Reynaud, qui, en vieille connaissance et compatriote, nous reçoit avec une bonté inouïe.
Halte à l'Observatoire, il y a peu de brouillard, ce qui nous permet de jouir de la vue qui est très belle, plus étendue que celle de N.D. de la Garde, et, malgré ce, j'aime tout autrement cette vue de notre sanctuaire, alors que le temps est clair, la mer d'un bleu foncé et admirablement dessinée sur les côtes arides qui l'entourent. Pour moi rien ne peut remplacer la vue de la mer ! Excellent déjeûner à l'hôtel.
           A midi en voiture pour la Ferrandière pour y voir Louise Salles que je trouve très bien, bonne, très affectueuse, mais le genre bien novice : mère par ci, mère par là, etc. Je vois avec grand plaisir Gabrielle Chaix qui est novice ; je visite avec elle et Marguerite de Mazan qui est postulante, toute la maison, tandis que Louise la montrait à Papa, Maman et Alfred, mais la conversation était tellement animée que j'oublie de regarder ce qu'on me montre. La supérieure Mme Rosalie a été charmante.
          Retour en omnibus en compagnie d'un ivrogne jusqu'à Lyon. Je vais chercher poste restante une lettre pour moi qu'on n'avait pas voulu remettre à Alfred. En voiture au parc de la Tête d'Or, il n'y a presque personne. A 6 h chapelet à la Charité. A 6 h ½, dîner à un bouillon place de Lyon. Promenade jusqu'au bout de la rue de Bourbon, rue déserte, après Paris, quel triste effet fait Lyon ! Quelle ville morne ! Glaces au Café Neuf. A 9 h, rentrée à l'hôtel, correspondance ; à 10 h, coucher.

Lundi 4 Octobre 1875    Lyon

          Je dors tard, ayant bien sommeil ! Brouillard épais. A 9 h, allons poste restante où trois lettres nous attendent. Déjeuner à un bouillon sur la place de Lyon. Courses diverses pour Albert et achat d'un cadeau pour Rose, la femme d'Antoine. Vu Saint Nizier. Rentrée à l'hôtel pour prendre nos parapluies ; Alfred, pendant ce temps, durant une heure, croque le marmot à la rue Sainte Hélène où nous nous sommes donnés rendez-vous que nous oublions. Il arrive furieux … Maman écrit à Albert de garder Noélie et Mimi pour notre arrivée, de cette façon là la réunion de famille, le soir de notre arrivée, sera complète. Encore une course nulle pour Albert. Nous laissons nos cartes chez Madame Magnin qui n'est pas à Lyon en ce moment.
          Prenons une mouche sur la Saône du côté de l'île Barbe ; affaire de passer le temps, vu la pluie qui nous contrarie. Jolis coteaux mais cette pluie continuelle et le brouillard enlèvent tout plaisir ; qu'un pareil temps est propre à vous donner de l'humeur, heureusement que je ne suis pas lyonnaise ! J'ai de Lyon par-dessus les yeux ! Visitons les églises Saint Georges et la cathédrale Saint-Jean, très belle. Je vais avec Alfred, toujours la pluie sur le dos, voir la maison que lui et ses amis avaient louée pendant la guerre : chemin des Choulans, 112 ; voyons le fort Saint-Irénée, etc.
           Revenons après une course d'une heure, toujours en compagnie de la pluie. Personne à l'hôtel, Alfred m'y laisse seule pour aller voir le Père Jaffre ; plaisir goûté dans ce moment d'indépendance. Autant j'aurais aimé à prolonger mon séjour à Paris, autant je suis contente de quitter Lyon demain. Encore à la poste. Dîner chez Bonfils, bon mais cher, c'était le rêve d'Alfred ; la réalisation du mien m'attire toute l'animosité d'Alfred : ce sont des glaces au Café Neuf ! Il m'a fallu affronter toute une décharge de paroles serrées et peu commodes, heureusement que ce sont de ces moments dans la vie qui se dissipent aussi vite qu'ils ont été noirs, tout à fait comme un gros nuage bien menaçant qui vous arrose comme il faut pendant deux minutes et qui laisse après lui un ciel pur et serein ! Ce qui prouve que l'affaire n'est pas de longue durée, c'est qu'en sortant de ce café, je vais seule avec Alfred (donc sans aucune appréhension ni sans rancune) acheter des lanternes vénitiennes pour éclairer notre wagon devant la campagne des d'Astros ; par une maladresse quelconque, je casse mon pot de colle, mal placé, il faut en convenir ; Alfred, immédiatement, prend ma défense (c'est beau !) et s'exécute en réunissant la casse, ce qui met immédiatement tout le monde d'accord, surtout que nous leur laissons la colle, ne voulant pour rien au monde augmenter nos effets d'un pot de colle. Achat de photographies pour Alfred ; puis il va voir Mr Polyeucte Berlier de Vauplane. Papa, Maman et moi rentrons à l'hôtel ; apprenant que Mr Vernis y est descendu avec sa femme et ses enfants, allons le voir afin de prendre ses commissions pour Marseille ; il était couché, malgré l'heure peu avancée, et se lève pour nous recevoir.
           Dans la soirée faisons les malles ! Nuit excellente !

Mardi 5 Octobre 1875    Lyon / Marseille

          Lever à 6 h. C'est le grand jour de l'arrivée. A 7 h, nous montons en omnibus où nous faisons nos derniers arrangements. Nous sommes tous les quatre bien contents ! Maman me fait l'effet d'une âme en peine, par sa peur de manquer le train ; arrivés par le fait une heure avant, je vais avec Maman à la recherche de draps dont j'ai grande fantaisie ; je demande le buffet à un employé qui m'indique très poliment en même temps les petits cabinets. Enfin, nous en trouvons une boîte, seule et unique, c'est assez ! Beaucoup de voyageurs, chacun de nous lesté de ses courroies, parapluie ou autres paquets, s'apprête à enlever un compartiment où nous avons le plus grand désir de rester seuls pour y déjeuner tout à notre aise ; nous parvenons à notre but en opérant notre montée en wagon avec un calme tout britannique ; notre ruse réussit à merveille jusque là. Restait à écarter les voyageurs retardataires ; dans cette intention, nous nous groupons prêts de la portière assiégée quand besoin est, d'autres fois, Alfred n'a qu'à faire paraître sa barbe pour voir fuir plus loin quelques timides sœurs converses. Enfin, le train part, nous sommes sauvés.
          A Vienne, grand émoi pour un monsieur qui a failli passer la consigne, nous en sommes quitte pour un mauvais moment. Nous restons seuls ! Par moment, la route est très jolie. Vers Saint-Rambert, la ligne ferrée longe le Rhône ; des collines boisées se découpent gracieusement sur notre beau ciel ; la route se resserre et devient pittoresque. Viviers se montre à nous dans une jolie position. Entre Livron et Montélimar, cervelas et pâtés froids pour notre déjeuner, le tout excellent mais qui nous laisse une soif mortelle ! Notre trajet se fait tout tranquillement ; à Livron, le souvenir du fameux dîner d'Albert, remarquable par les maladresses qui s'y firent, offert à Mme Denis de Livron, nous égaie. A 1 h moins ¼, à Avignon. En voiture au S.C. où nous voyons Octavie, très affectueuse, elle nous fait visiter la chapelle et les jardins qui sont petits. Alfred, pendant ce temps, voit les Pères. A deux heures et demie en gare.
          Quel mauvais tour me joue Maman dans ce nouveau trajet en chemin de fer. De petits collégiens fumaient dans le compartiment de cinq places de notre wagon de quinze. Maman, qui craint beaucoup la fumée, ne fait ni une ni deux, et, voulant, en les priant d'interrompre leur cigares, leur donner un dédommagement, elle prend sur mes genoux la boîte de draps dont je savourais l'excellent contenu et la leur donne. Je restais ahurie de me voir ainsi sacrifiée à ces enfants ; heureusement que Maman se chargea elle-même de me distraire par un sermon en trois points qu'elle fit à ces collégiens sur la mauvaise habitude de fumer, leur donnant Alfred pour exemple. En somme, je crois que ces enfants ne furent pas plus contents que moi, car fumer pour eux dépassait tous les plaisirs du monde, il est si doux de goûter au fruit défendu.
           Nous passons Tarascon, Arles, contents en train ; au Crau l'oncle Amédée, prévenu de notre passage, monte dans notre wagon jusqu'à Miramas ; plaisir de nous revoir, de lui parler de notre voyage ! La présence d'une dame ne nous importune pas. Voilà Rognac, la Nerthe ! La mer ! Quelle joie ! Les préparatifs pour notre illumination en passant au Canet, consistant en deux lanternes vénitiennes que nous tenons éclairées en dehors du wagon, nous occupent. Chez les d'Astros, illumination féérique ; ma lanterne prend feu, heureusement, après la Léonie ! On prend les billets ; voilà le bruit sourd des plaques tournantes, nous sommes en gare ! Tous préparés pour une prompte descente, nous sommes en deux bonds dans les bras de mes frères et sœurs, tous en gare. Accueil des plus chaleureux, en famille descendons à la maison. Les voyageurs se débarbouillent ! Dîner de famille ! Une partie de la famille vient augmenter le cercle des frères et sœurs. On se retire, bonheur de retrouver mon lit !!!!

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