Voyage de noces en Italie par Léonie Fine - du 02 mai au 07 juin 1881
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Carte du voyage - Les moyens de transport      Histoire de l'Italie (abrégée) - Biographie du Pape Léon XIII
Extraits du guide "Baedeker" de l'Italie méridionale (1896) : Naples, Vésuve, Pompéi, Capri, Paestum

Carnet rédigé par Léonie Fine relatant son voyage de noces effectué en Italie.
Elle a épousé, à l'âge de 28 ans, son cousin Benjamin Salles (1848 - 1930).

 

Lundi 2 Mai 1881   Marseille / Nice

          Départ à 11 h 15 pour Nice. Seuls en wagon tout le temp. Arrivée à Nice à 5 h. Vent impétueux, froid, pluie le soir et orage la nuit. Promenade des Anglais. Restaurant français très bon mais cher. Coucher à 9 h.
Le trajet où nous sommes seuls est délicieux ; la connaissance n'est pas à faire, mais il y a tant à se dire !
Notre hôtel de l'Univers est simple. Un véritable ouragan salue notre arrivée ; malgré ce, promenade des Anglais en voiture, calfeutrés au fond d'une bonne voiture. Le restaurant français où nous dînons est cher mais excellent ; coquet, il est très agréable d'y dîner, surtout en compagnie de son mari. La pluie commence ; heureusement que des arcades permettent de circuler dans certaines rues, mais il fait un froid de loup qui me force à recourrir à mon manteau et à mon châle. Coucher à 9 h.

Mardi 3 Mai 1881   Nice / Gênes

          Lever vers les 10 h. Il y a eu, pendant la nuit, une véritable tempête. A la pluie intense se joignait un vent impétueux qui faisait craquer nos vitres avec fracas. Déjeûner en table d'hôte ; je suis seule dame au milieu de nombre de convives, ce qui me fait penser ue nous sommes peut-être à un hôtel de commis-voyageurs. Mon sac, dont la fermeture était dérangée hier soir, m'est revenu du marchand auquel nous l'avons envoyé, en état de m'accompagner pendant notre charmant voyage.
          Départ pour Monaco en chemin de fer. Le palais du prince très beau, les jardins enchanteurs ! Monte-Carlo. Salles de jeu splendides. Regardons jouer. Que de dames assises autour de ces tables ! c'est hideux. Concert à la salle de théâtre, splendide comme tout le Casino ! Les jardins ravissants. La mer est d'un bleu foncé admirable. Aller et retour en voiture. La Condamine est entre Monaco et Monte-Carlo.
          Arrivée à Gênes à 11 h 20. C'et bien tard. Hôtel Isola excellent. Notre chambre délicieuse.

Mercredi 4 Mai 1881  Gênes / Pise

Matinée au Campo Santo. Très curieux comme monuments, tous en marbre blanc et d'une richesse incomparable, mais les sujets représentés sont si bizarres qu'ils ne vous portent qu'à une admiration relative, dont la raillerie a souvent raison. Ce sont des scènes réalistes dans le goût de celle-ci : une veuve éplorée sur le tombeau de son mari et son laquais, à quatre pas derrière sa maîtresse, attendant debout, sa casquette à la main. Pluie fine. Déjeûner au restaurant della Concordia, au fond d'un jardin, très bien !
          Trajet seuls de Gênes à Pise. Arrivée avec la pluie. Hôtel de l'Arno, chambre vaste et bien meublée.

Jeudi 5 Mai 1881   Pise / Rome

          Lever à 9 h. Quittons Pise à 11 h. Aussi n'avons-nous le temps de ne revoir que la cathédrale.
Trajet d'abord en compagnie puis seuls. Aussi ces 9 heures de chemin de fer paraissent-elles courtes.
Arrivée à Rome à 9 h. Bonheur d'y être ! Hôtel de Rome. Très bien !

Vendredi 6 Mai 1881   Rome

          Notre chambre est petite donnant sur une rue assez étroite, mais, vu qu'elle est au 3ème et éclairée par deux fenêtres, elle est gaie et fort à notre goût. L'hôtel est central et bien situé sur le Corso.
Visite à la Trinité du Mont à la charmante Mme Filippani qui nous accueille avec son amabilité habituelle. La poste où nous allons chercher nos lettres est nouvelle et de toute beauté.
          Le palais Borghèse, certainement un des plus beaux et des plus vastes de Rome, a une galerie de tableaux très remarquable : on y remarque l'Amour sacré et l'Amour profane, un des chefs d'œuvre du Titien. Du fond d'une des salles, on aperçoit le Tibre qui coule paisiblement aux pieds du palais.
          Revoyons St Pierre avec bonheur, émotion et enthousiasme ! Benjamin m'y laisse pour aller au Vatican s'occuper de notre audience. De là nous allons, escortés du secrétaire du Cardinal Jacobini, auquel l'abbé Magnan nous a recommandés, à St Louis des Français, puis à la pension française, où notre abbé nous introduit dans un appartement, centre pour les pélerins français faisant partie du pélerinage national. Nous y trouvons Mr de Damas et le père Picard, religieux de l'Assomption, qui nous accueille amicalement et nous remet deux cartes pour l'audience de Dimanche !
          Voilà donc nos démarches menées à bonne fin. Le temps est menaçant, il nous a fallu, calfeutrés au fond de la voiture avec mon abbé, faire relever la capote. Le temps cependant ne nous intimide pas et nous prenons, à la place d'Espagne, une voiture à deux chevaux pour la villa Doria Pomfili de toute beauté. C'est la plus vaste et peut-être la plus belle de Rome ! L'entrée est princière, avec un arc de triomphe avec une grille en demi-cercle de chaque côté. Le Casino a une terrasse d'où la vue est très étendue. Situé au sommet du Janicule, on a la Ville Eternelle d'un côté et le campagne romaine vous environne de tous côtés. La villa avec ses arbres séculaires, ses jardins émaillés de fleurs, fait l'effet d'un oasis. Nous nous promenons, d'abord à pied au milieu d'orangers en fleurs, sur la terrasse, puis en voiture dans ces magnifiques allées ! Des chevaux sont parqués en certains endroits et on les aperçoit folatrant dans des fourrés épais ! La pluie, qui nous oblige à chercher, de temps à autre, un abri dans notre landeau à demi-fermé, n'enlève rien à notre admiration pour cette belle et accidentée villa.
Dîner maigre et piteux à la pension française ; rentrée à la hâte !

Samedi 7 Mai 1881   Rome-Frascati-Tusculum-Marino-Castelgandolfo-Albano-Ariccia-Genzano-Nemi-Rome    [carte]   

          Départ à 7 h ½ pour Frascati dans les monts Albano. Le chemin de fer s'arrête là, la gare termine cette petite ligne particulière. Des voitures mènent en 20 mn les voyageurs de la station à la localité. Un jeune homme blond qui est dans notre voiture, s'arrange avec nous pour faire ensemble le même itinéraire . En italien, il débat les prix et bientôt après, nous partons tous les trois à âne pour Tusculum. En passant, arrêt à la villa Aldabrandini ; dans le palais, buste du pape Clément VIII, de cette famille. Cascades, beaux ombrages, belle vue. Remontons à âne, ce sont de véritables rosses qu'il est impossible de faire trotter. Nous traversons la villa Ruffinella, le chemin monte beaucoup, est ombragé et entouré de verdure, comme la verdoyante colline que nous gravissons. Mettons pied à terre aux ruines de l'amphithéâtre, à la villa de Cicéron (Tusculum était le séjour favori de l'illustre orateur) jusqu'au sommet de la montagne. Vue. Notre jeune homme, fort discret, nous laisse souvent seuls, Benjamin et moi. Retour par le même chemin. Apercevons la villa Mondragone, occupée par un collège de Jésuites. Dîner au modeste hôtel de Londres. (Charles-Edouard est mort à Fracati en 1788). Notre jeune convive aime fort le bon vin, cela s'explique, il est allemand, de Hanovre, voyage beaucoup ; il est protestant, très courtois, très poli, ressemble beaucoup à Mme Eugénie Guérin, la religieuse du S.C. de St Joseph et a des airs d'Alexandre Clot-Bey.
         Départ à 1 h dans un bon landeau à deux chevaux (pour l'après-midi, 20 fr), pour Grotta Ferrata, que nous traversons, ainsi que Marino. La route devient plus intéressante quand on aperçoit le lac d'Albano, qui, cependant, n'a rien de séduisant, mais la route devient ombragée jusqu'à Albano. Le mont Cavo est de l'autre côté du lac, il domine tous les environ (904 m). Traversons Castelgandolfo. L'immense palais papal domine le lac qui est enfoncé, entouré par une ceinture de collines vertes, mais non boisées. Il a 10 km de circonférence, c'est un ancien cratère éteint.
         Avant d'arriver à Albano, la route rejoint la nouvelle voie Appienne venant de Rome, longeant l'ancienne voie Appienne, droite comme un i de Rome à Albano. Dans cette ville, arrêt pour prendre une consommation dans un café. Un monument, au nord de la ville, passe pour le tombeau de Pompée. La route passe sur un beau viaduc, construit par ordre de Pie IX, long de 304 m, sur 59 de haut et se composant de trois rangs d'arches. Traversons Ariccia, de l'autre côté du viaduc. La route devient ombragée. Allons droit au palais Cesarini pour visiter son beau parc. D'une terrasse, vue incomparable sur le lac de Nemi. Le parc, avec son magnifique ombrage, descend jusqu'au bord du lac. Nous nous arrêtons sur une terrasse qui domine le lac profondément encadré par des collines de tous côtés ; le temps est couvert, aussi ses eaux sombres donnent une profonde et douce mélancolie aux voyageurs qui le contemplent en un pareil jour. Nous nous arrachons à ce site enchanteur auquel, d'après Mr Albert de notre allemand, il faudrait consacrer une journée entière.
         Le chemin qui mène de Genzano à Nemi contourne le lac en gardant les hauteurs. A notre droite, nous avons des montagnes et, à gauche, une pente au fond de laquelle est la gracieux lac de Nemi qui n'a que 5 kms de circonférence, c'est aussi un cratère éteint. Le lac s'appelait miroir de Diane, ce nom na rien d'exagéré.
         Tout-à-coup des nuages qui s'amoncelaient depuis le matin, s'ouvre une pluie torrentielle ; nous fermons notre landau ; mais, tonnerres, éclairs se succèdent, un orage des plus violents éclate, la foudre a dû tomber dans le lac. En arrivant à Nemi, le ciel s'apaise. De la terrasse d'un petit café, contemplons le lac et les pentes abruptes du parc Cesarini, c'est très boisé, mais la vue est plus jolie décidément du parc. Il est 5 h. En voiture directement à la station d'Albano. 1 h d'attente, j'écris à ma belle-mère. Pendant ce temps, il grêle, les grelons sont gros comme des noisettes. Retour en 1 h avec une famille que nous reverrons. Adieux à notre allemand.

Dimanche 8 Mai 1881   Rome

         Messe de 9 h à San Carlo. Rencontre de notre jeune homme d'hier, il nous fait ses adieux. Déjeuner au café-restaurant de Rome, en face de l'hôtel, nous en sommes très satisfaits et y allons souvent.
Au Vatican pour l'audience. Debout mais bien placés. A midi, Léon XIII arrive, suivi de sa nombreuse cour : cardinaux, évêques, officiers, etc. Mgr de Damas fit un discours au nom du pélerinage national. Le Pape répond par un très beau discours, élogieux pour l'épiscopat français, et souhaitant à la France de revenir à ses vieilles traditions monarchiques. Les pélerins s'avancent aux pieds de Sa Sainteté. Agenouillé avec Benjamin à ses genoux, le pape apprenant que nous sommes de nouveaux mariés venant lui demander sa bénédiction, nous la donne à trois reprises différentes, mettant sa main sur chacune de nos têtes, tandis qu'il nous donne l'autre à baiser. Il se penche vers nous pour nous adresser quelques mots avec une bonté toute paternelle. Ses yeux sont vifs et brillants. Nous le quittons touchés de tant de bonté et heureux d'emporter une si fructueuse bénédiction.
         Après l'audience, nous sommes introduits par notre abbé, auprès du secrétaire d'état, le cardinal Jacobini, dont l'appartement est dans un étage supérieur du Vatican. Nous sommes seuls avec le cardinal qui nous reçoit avec une bonté excessive et nous fait espérer d'entendre la messe du Saint Père.
         Dans l'après midi, visite, pour le jubilé, aux basiliques de Ste Marie Majeure et de Ste Croix de Jérusalem. Il fait chaud. De là, à celle de St Paul hors les Murs, puis aux magnifiques ruines des Thermes de Caracalla. Soirée chez le cardinal Borroméo où nous voyons deux jeunes gens, neveux de léon XIII. Le père Picard, toujours à la tête des pélerins français, anime la soirée par un discours familier, pétillant d'esprit. Concert, chaleur excessive, nous partons assez tôt.

Lundi 9 Mai 1881   Rome / Tivoli / Rome

         Départ matinal, à 7 h nous sommes hors la porte St Laurent, à la gare du tramway à vapeur qui mène à Tivoli. Nous traversons pendant 1 h ½ ou 2 h cette campagne romaine si dévastée. Arrêt à la station correspondant à la villa d'Adrien ; à pied pendant 20 longues minutes pour nous y rendre. Les ruines sont superbes et très étendues. La chaleur nous décide à attendre le tramway suivant pour gagner Tivoli. Nous attendons près d'une heure sous les ombrages de la villa, à un endroit nommé : la vallée de Tempé. Nous reprenons le tramway suivant, regettant de n'avoir pas pris celui-là à Rome, un omnibus se trouvant à cette heure-là à la disposition des voyageurs pour les mener à la villa d'Adrien et de là, je pense, à Tivoli.
         L'arrivée dans cette localité est curieuse, la machine, par une manœuvre, se trouve à l'arrière et pousse les wagons par une pente des plus abruptes. C'est le commencement des montagnes de la Sabine. En arrivant, déjeûner à l'hôtel Regina ; nous nous installons sur la place à l'ombre d'une grande tente. Un guide vient nous prendre et nous mène aux ruines du temple de la Sibylle qui domine les cascades. Puis descente au fond d'un profond ravin d'où l'on jouit de la vue des innombrables cascatelles ; un sentier, glissant et malaisé, aboutit à la grotte de Neptune d'où l'Arno sort avec grand fracas et impétuosité ! Au fond du vallon, est la grottes des Sirènes où se précipite l'Arno qui disparait sous des rochers. Des ânes nous attendent là ; malgré leur peu d'utilité, nous en usons pour notre plaisir. Ce qui surpasse tout ce que Tivoli nous a montré jusque là, c'est la nouvelle cascade de 100 m de haut. L'eau forme un demi-cercle, au bas de la chutte, autour duquel on admire les couleurs de l'arc-en-ciel. L'Arno sort avant cette chutte, de deux longs tunnels commencés par le pape Léon XII et finis sous Grégoire XVI. Nous les traversons sur toute leur longueur sur un étroit trottoir, en nous cramponant à une rampe en fer. Nos ânes nous font passer par des allées étroites et ombragées qui montent en haut ; ils sont vifs et alertes, ce qui nous amuse beaucoup. Ils nous laissent à l'entrée de la villa d'Este au cardinal Hohenlohe, où nous allons passer le temps qu'il nous reste à perdre ! L'immense palais est plutôt une ruine, la villa presque abandonnée ; il y fait très chaud, l'ombre des cyprès n'est pas d'une grande fraicheur.
         A 4 h, nous sommes à la gare ; à peine montés en tramway que, du ciel assez nuageux, tombe une pluie torrentielle qui ne cesse qu'à notre arrivée. Le retour charmant par les études de mœurs à faire : une jeune ménage d'une tendresse excessive, un couple allemand, colossal, paisible et pacifique, un italien, vif comme la poudre, type Don Quichotte.

Mardi 10 Mai 1881   Rome

         Lever tardif, nous avons de l'arriéré à réparer. Journée consacrée au Vatican. Revoyons avec admiration tous les chefs d'œuvre qu'il renferme, parcourant avec bonheur ces galeries déjà visitées, mais jamais d'une manière si détaillée ; la Chapelle Sixtine, avec ses prophètes, ses sibylles et le fameux Jugement Dernier, chef d'œuvre de Michel-Ange, mais non apprécié de tous ; les chambres et les loges de Raphaël ; les tois fameux chefs dœuvre : la Communion de St Jérôme du Dominiquin, la Vierge de Foligno et plus encore, la Transfiguration de Raphaël. Les galeries de sculpture où se trouvent, dans la cour du Belvédère, le célèbre Laocoon, chef dœuvre de l'antiquité ainsi que la statue d'Apollon. Enfin nous revoyons les longues galeries de la Bibliothèque avec toutes ses splendeurs. A l'une de ses extrémités se trouve un très beu vitrail représentant Pie IX.
         En sortant de Rome par la porte Salara, on est bien vite à la villa Albain que l'on visite à pied. Sauf la terrasse, la villa n'a rien de bien attrayant ; ce qui en fait toute la richesse, ce sont les innombrables statues qui la décorent, celles du Casino et les peintures le rendent intéressant à visiter.
         A St Jean de Latran nous faisons comme dans les basiliques indiquées, les stations du Jubilé ! Nous montons pieusement la Scala Santa. revoyons le Colisée. Il fait un froid de loup, mais sans pluie. peu à peu nous abandonnons l'hôtel-restaurant Central où le service est lent, pour le café de Rome.

Mercredi 11 Mai 1881   Rome / Naples

         Lever tardif. Dernières courses dans Rome. Achats. A 4 h, départ pour Naples. Nous sommes en wagon avec un ménage anglais qui parait aimer le confortable et la bonne chère ! Buffet à une gare, dîner à la vapeur en table d'hôt, ce qui excite l'hilarité des voyageurs. La route est délicieuse. Malheureusement la nuit nous empêche de jouir de la seconde moitié de la route.
           Arrivée à 11 h à Naples avec la pluie. Hôtel de la Grande Bretagne. Chambre au rez-de-chaussée.

Jeudi 12 Mai 1881   Naples

          Visite du beau Palais Royal : 169 m de façade, salles magnifiques, la salle du Trône, l'escalier d'honneur de toute beauté ; nous nous promenons sur la terrasse du jardin, toute en marbre avec vue sur le port. Le Palais communique avec le théâtre San Carlo que nous désirons visiter ; grande mystification, on veut nous le montrer à la lueur d'une lanterne ; Santa Chiara, très belle église, mais ressemblant assez à une salle d'apparat ; San Domenico Maggiore, autre église très riche, remplie de dorures ; je préfère Santa Chiara, dans la sacristie sont 45 cercueils, alignés tout autour dans le haut, renfermant les restes de différents princes de Naples ; la curieuse capella San Severo, renfermant des statues en marbre représentant le Désenchantement par un homme dans un filet qu'il déchire, etc. ; la Pudeur, sous les traits d'une femme voilée mais d'une manière transparente ; le Christ enveloppé dans son linceul.
          Déjeûner au restaurant d'Europe, le plus fameux de Naples. Après-midi bien remplie : excursion aux Camaldules, en voiture à Antignano puis à âne, c'est très amusant ; nos ânes sont excellents, les deux enfants qui nous conduisent, amusants par leurs demandes réitérées de buona mano, pour manger des maccaronis. Le chemin est frais parce qu'il est presque continuellement en tranchée au milieu des bois.


Panorama depuis le monastère des Camaldules

Arrivés à l'ancien monastère, on quitte les ânes à la porte du couvent autrefois habité par les religieux de l'ordre de San Romuald, fondé vers l'an 1000. Il est bâti sur des hauteurs à 450 m au dessus du niveau de la mer. Je crois Baedeker [extrait du guide] quand il dit que c'est peut-être de là qu'on a le plus beau point de vue de toute l'Italie. Arrivés au bord de la terrasse, le regard embrasse les trois golfes de Gaëte, de Pouzzoles et de Naples. Au sud Capri et la prequ'île de Sorrente encadre ce tableau enchanteur, au nord l'œil plane sur la vaste Campanie. Je ne crois pas qu'on puisse rencontrer une vue aussi étendue et aussi gracieuse.
          La mer s'étend à l'ouest, baignant la côte si découpée des environs de Naples. De son sein émergent les îles Ischia, Procida, Nisida, etc. Nous revenons enchantés, galopant sur nos ânes à l'allure sautillante, accompagnés de nos deux galopins mais gentils enfants qui excitent le trot de nos montures et, plus encore, notre joyeuse et bonne humeur. Trois bonnes heures suffisent d'Antignano pour cette charmante excursion si l'on a de bons ânes. Nous reprenons là notre voiture. Arrêt à San Martino, ancienne chartreuse, aussi rmarquable par la magnificence de son église tout en marbre blanc et enrichie de peintures, sa salle de chapître, que par le délicieux point de vue que l'on a sur Naples. Du belvédère, sorte de balcon, on découvre ce que les hauteurs du fort St Elme vous cache, la ville, le port, etc. Nous parcourons le cloître, le musée peu intéressant, une certaine crêche immense et très curieuse par les costumes de ses personnages.
          Toujours en voiture allons par le Vomero à Pansilippe ; notre cheval, assez fougueux, nous entraine dans ces faubourgs et ces routes de Naples avec une vitesse vertigineuse et au milieu de hennissements prolongés que nous explique notre cocher par cette expression charmante : "C'est l'allegresso della campagna".
          Retour par la belle strada nuova au milieu des villas, puis par le Chiaja ; la musique joue, nous prenons des glaces, puis nous nous mêlons aux promeneurs nombreux, pour voir les innombrables équipages, les toilettes aux couleurs variées, les cavaliers, dont un tout jeune enfant dont le père, officier, tenait la bride du petit poney tout en trottant à ses côtés, une amazone, suivie à 50 pas par son domestique.
          Dîner au restaurant de Naples, dans le square de la Villa Nazzionale, moins cher que celui d'Europe. Rentrons à l'hôtel très satisfaits de notre journée et prenant de plus en plus goût aux voyages.

Vendredi 13 Mai 1881  Naples

         Visite de l'aquarium où nous voyons un curieux assemblage de divers poissons aux formes bizarres. on donne des crabes à manger aux affreux poulpes qui les engloutissent avec une voracité cruelle ! On nous propose de toucher une torpille, mais je préfère juger de la commotion électrique sur un étranger qui visite l'aquarium avec nous !
Le musée de Naples renferme des richesses dans la diversité de ses innombrables collections : peintures, sculptures, architectures, mosaïques, bibliothèque, etc., etc., tout ce que l'antiquaire aime à voir s'y trouve réuni ! Les objets de Pompéi y affluent, une salle est remplie de comestibles ou d'objets vulgaires retrouvés dans cette ville : ce sont des olives dans des bocaux, du pain, des œufs, de la viende, etc. Parmi les statues antiques, deux frappent spécialement mon attention : c'est le groupe du Taureau Farnèse et l'Hercule Farnèse, trouvés l'un et l'autre dans les Thermes de Caracalla.
Notre course à Capodimonte n'est pas couronnée d'un plein succès, le palais est fermé aux visiteurs parce qu'on le prépare pour l'arrivée de la Reine Marguerite. Les jardins, style français et anglais, sont trop spacieux pour en avoir une juste idée après ½ heure de promenade à pied. Aussi la chaleur d'une part, la fatigue de l'autre, nous obligent à regagner assez vite notre voiture.
        Allons en gare pour terminer la journée à Pompéi. Nous revoyons avec intérêt ces ruines dont la visite est toujours curieuse. Depuis que nous les avons vues en 1877, de nouvelles fouilles très intéresssantes ont été faites, entr'autres celle d'une fontaine en mosaïque très remarquable. Nous faisons, après la fermeture des portes, un bien maigre déjeûner à l'hôtel Diomède. Le retour en chemin de fer est fort de mon goût. Le tonnerre gronde, les éclairs sillonnent les nues, tandis que, du Vésuve, s'élèvent des flammes fort belles au milieu des nuages de fumée. Le volcan excite l'admiration générale et captive notre attention. La voiture nous arrête devant notre hôtel quand une pluie battante commence à tomber.

Samedi 14 Mai 1881   Naples / Pompéi / Vietri / Salerne / Majori / Minori / Amalfi / Torre del Annunziata / Castellamare   [carte]

        Ce matin nous quittons Naples pour nous rendre à Salerne. La route, d'abord inintéressante jusqu'à Pompéi, devient intéressante à la Cava, très pittoresque à Vietri, avec son point de vue sur le golfe de Salerne et arrive peu après à Salerne, où nous nous empressons de prendre une voiture dont le cheval, assez rétif, nous mène par la plus belle route, surplombant la mer, en 3 heures à Amalfi. Malgré le soleil, la brise de mer entretient une douce température. Le golfe, d'un bleu d'azur, s'étend à notre gauche generalement à pic, souvent de pittoresques et sauvages rochers s'élèvent sur la côte, la route a été taillée dans le roc, les massifs qui s'élèvent à notre droite l'indiquent suffisemment. Nous traversons trois jolis petits villages, Majori avec ses plantations de citronniers en terrasse, Minori, au fond d'une baie, et Atrani, bâti sur les deux versants d'une gorge. Masamillo est né près de là. Amalfi arrive enfin, il est midi ; nous descendons à l'albergo dei Cappuccini pour dîner. Amalfi nous fait l'effet d'être dans un pays perdu ; aussi nous promettons-nous de n'y point coucher, malgré les réclames de notre hôtelier. En conséquence Benjamin parle à un marin pour nous mener, le soir même, à Capri, en barque, malgré les six heures de traversée. Lui, faisant la main à l'hôtelier, nous refuse la traversée jusqu'au lendemain matin. Notre promenade au couvent des Capucins, s'élevant à pic à 70 m au dessus du niveau de la mer, avec une belle vue, mais surtout celle de la vallée des Moulins, se ressent de notre contrariété. Nous voyons faire également des macaronis d'une manière si curieuse qu'elle eût excité notre hilarité en toute autre circonstance ! Nous avons hâte de quitter ce pays de voleurs, où l'on veut nous garder malgré nous, nous harcelant de demandes de toutes sortes.
        Non sans peine, nous trouvons une bonne voiture à deux chevaux qui nous emmène à 3 h, à Vietri. Quittons Amalfi avec un enthousiasme indescriptible. Nous prenons le train de Vietri jusqu'à Torre del Annunziata où nous dînons modestement dans l'unique café de l'endroit, tandis que les hommes habitués des lieux jouent au billard au fond de la salle. Mais nous nous sentons en pays ami, cela nous suffit ! Un train plus tardif nous emmène à Castellammare, nous sommes seuls dans un vaste et confortable wagon-salon. Une voiture nous transporte, à notre arrivée, à l'hôtel Quisisana, dans une position splendide, dominant Castellamare ; un petit salon contigü à notre chambre, s'ouvre sur une terrasse ! Le golfe de Naples s'ouvre devant nous ; en face s'élève le Vésuve. Quel riant tableau ! Les côtes sont éclairées de mille feux ! Quelle animation sur ces rives enchanteresses ! ....

Dimanche 15 Mai 1881   Castellamare / Meta / Sorrente / Deserto / Massa / Marina Grande (Capri)    [carte]

          Lever à 7 h ½. Notre séjour à l'hôtel n'est pas de longue durée, puisque, arrivés hier au soir à 10 h, nous le quittons ce matin à 8 h ½. Nous cherchons une messe dans diverses chapelles et, à 9 h, nous en trouvons une dans une petite chapelle très populeuse, les femmes de Castellamare y affluent ; je trouve à grand peine une chaise et une place sur les confins de la sacristie, Benjamin reste debout faute de place et de siège. Pendant le St Sacrifice, un prêtre récite avec l'assistance le chapelet afin d'occuper pieusement cette classe ignorante, c'est un tapage érourdissant !
          Nous prenons une petite voiture et nous partons pour Sorrente. La route est charmante, suivant les contours de la côte, traversant plusieurs villages dont Meta est le principal. Cette route n'a pas le grandiose de celle de Salerne à Amalfi, mais elle est très gracieuse.
En approchant de Sorrente, on quitte le rivage et l'on chemine entre des murs assez bas, ombragés par des orangers chargés de fruits ! Nous allons directement à l'hôtel Vittoria dans une position magnifique, nous traversons les jardins plantés d'orangers et de citronniers ; on nous dresse une table sur la terrasse pour le déjeûner ; cette terrasse incomparable est tout-à-fait au bord de la mer qu'elle domine de plusieurs mètres. Le coup d'œil est enchanteur ! La mer d'un bleu d'azur, en face de nous s'élève Napoli ! En nous accoudant sur la balustrade, nous apercevons les petites baies formées dans les échancrures de la côte ! Le temps est si frais que nous sommes obligés d'aller prendre notre café à un demi-soleil ! La terrasse est très animée : des enfants s'amusent aux 4 coins et à la poupée, sous l'œil vigilant de leur gouvernante ; une mère et sa fille lisent, l'une en se promenant, l'autre, dans la fleur de lâge, est plongée dans sa lecture à l'ombre d'un olivier ! De toutes les terrasses environnantes, celle de notre hôtel est la plus attrayante ; malgré ce et la faute que nous fait le bateau à vapeur sans prendre son service pour Capri le dimanche, nous décidons d'aller y coucher ce soir.
          Nous commençons notre après-midi par une excursion en voiture au Deserto ; la route, plus belle que celle parcourue le matin, nous mène par une montée longue et rapide, mais belle et bien tenue sur une hauteur. Un guide, pris dans le village, nous conduit à un ancien couvent dominant la presqu'île ; en montant sur une terrasse, nous voyons, d'un côté le golfe de Naples, de l'autre celui de Salerne. Nous nous y rencontrons avec deux dames allemandes baragouinant le français et n'ayant pas l'air d'attacher leur chien avec des saucisses.
          Nous redescendons en voiture sur Massa ; c'est là que nous renvoyons la voiture après nous être entendus avec un pêcheur en chef pour nous mener à Capri. Tout le village nous entoure : pêcheurs, femmes de pêcheurs, et enfants nous examinent de la tête aux pieds ! Tandis que Benjamin remonte de la marine au chemin où nous a laissés la voiture, j'entre dans une église voisine pour l'attendre ; la population enfantine m'y suit en ne perdant pas un de mes mouvements, l'un me porte une chaise, l'autre vient m'avertir du retour del signor ! Notre entrée dans la grande embarcation est triomphale, sept pêcheurs, tête et jambes nues, nous y attendent debout, à leurs rames ; au signal la barque s'ébranle et nous partons, assis au fond de la barque sur des voiles ! La mer est grosse, le vent contraire ; ayant voulu m'étendre comme Benjamin, j'éprouve spontanément les effets du mal de mer qui passe aussitôt que j'ai repris ma position.
          Après 2 heures de traversée, nous arrivons enfin à la Marina grande de Capri. Deux jeunes filles nous conduisent par un chemin mal aisé, entre deux murs, et comptant un nombre incalculable de marches, au village de Capri dont c'est aujourd'hui la fête religieuse : Ste Constance ! Les chemins sont parsemés de fleurs et indiquent le parcours de la procession. L'hôtel Quisisino auquel nous nous rendons est en dehors du village, mais au complet ; on nous mène à une succursale de l'hôtel nous sommes admirablement : salon, chambre, le tout s'ouvrant sur une terrasse au 2d étage dont nous avons la jouissance. Devant nous la pleine mer encadrée par deux coteaux de l'île, c'est un spectacle ravissant ! Nous dînons à l'hôtel même qui est sur un grand pied. seuls un moment dans le salon, je me mets au piano, pendant que Benjamin lit les journaux.
Ayant appris que le soir on dansait la tarentelle dans un hôtel, nous prenons un enfant pour nous y mener. Les rues sont étroites, c'est un vrai labyrinthe. Dans une salle ventée, jeunes filles et gars vigoureux dansent au son d'un tambour de basque qu'agite une jeune fille. Les danseuses accompagnent leurs évolutions avec les castagnettes tandis que les danseurs font claquer leurs doigts. Quand nous voulons nous éclipser du nombre des spectateurs et reprendre le chemin de l'hôtel, notre petit cicerone avait disparu.
          Livrés à nous-mêmes, nous nous tirons de ce mauvais pas avec honneur jusqu'à la place de l'église. Là, Benjamin aborde un élégant jeune homme, drapé dans son manteau, et lui demande, dans un affreux italien, notre chemin. A notre grande stupéfaction, notre interlocuteur invite Benjamin à lui parler simplement sa langue, et cela dans le français le plus pur. Nous rions de bon cœur de cette petite aventure. Deux minutes plus tard nous étions installés sur notre terrasse pour assister au lever de la lune dont le reflet mystérieux ajoute à notre site enchanteur un charme incomparable.

Lundi 16 mai 1881     Capri / Naples

          Adieux à notre jolie terrasse. 1er déjeûner à l'hôtel Quisisano, nous y voyons les habitués de l'hôtel ; le beau sexe s'y distingue par son négligé, une horrible coiffure blanche donne une triste idée des attraits que leur douteuse beauté féminine peut offrir pendant le sommeil. Une voiture prise sur la place de Capri nous mène en une petite demi-heure à Anacapri, village situé à l'ouest de l'île; les femmes, d'après notre jeune cocher, y ont une réputation de beauté ! La route, toute neuve, est très belle et offre des points de vue admirables !
Au retour, arrêt à mi-chemin pour nous permettre une visite à la Grotte verte. Descente à la Piccola Marina où deux jeunes pêcheurs, qui sont frères et également gracieux et souriants, nous conduisent à cette grotte n'ayant rien de bien remarquable. Ce qui nous offre plus d'intérêt, ce sont les Faraglioni, avec leur arc naturel. Ces sauvages rochers s'élèvent du sein des flots, leurs masses gigantesques sont imposantes, même vues à distance.
          La montée pour retrouver notre voiture est raide, le soleil nous brûle ! 2ème déjeûner à l'hôtel où le garçon est d'une amabilité toute française : il va me cueillir des nèfles, m'offre des fleurs dont la table est ornée. Nous prenons deux ânes pour redescendre à la Marina grande, notre guide est obligé de faire jouer le jarret pour suivre notre course effrénée jusqu'au bas du beau chemin qui descend en lacets jusqu'à la mer ! Je me demande comment, en galopant comme nous le faisons, nous pouvons garder ainsi notre équilibre ; on me demande si je sais monter à cheval, mais il me faut déclarer au guide ma nullité sur ce point. En barque à la grotte d'azur, c'est féérique ! L'entrée en est si basse que l'on ne soupçonne pas que, raisonablement, une barque puisse y entrer. Le seuil franchi, la mer parait du bleu le plus pur ; nous nous enfonçons dans ces profondeurs, c'est toujours la même teinte azurée ! Les parois des rochers sont couvertes de coraux. Au retour, admirons les masses rocheuses que baignent les eaux, c'est à pic à une hauteur prodigieuse. Nous voyons les ruines des bains de Tibère. Les bateaux à vapeur chauffant pour le départ, la concurence permet d'y prendre place à bas prix ; nous choisissons le plus beau ; mais nos effets que l'hôtel a du nous expédier, manquent à l'appel. benjamin fait deux fois le trajet du bateau à la côte, il les découvre enfin sur les genoux d'une petite fille assise sur le rivage et attendant paisiblement qu'on vint les lui réclamer. A peine Benjamin est-il de retour que le bateau s'ébranle , il est 3 heures.
          Nous quittons notre île à regret. Les passagers sont nombreux. Des musiciens ajoutent un charme de plus à notre délicieuse traversée. Nous touchons à Sorrente, arrivons à Naples à 5 h ¼. Benjamin avait lié conversation avec un jeune homme belge qui lui donne d'intéressants détails sur les idées politiques de leur roi, etc. Nous menons la vie napolitaine, c'est-à-dire que nous nous promenons à la Chiaja, et retrouvons notre chambre du 3ème à balcon, libre.

Mardi 17 mai 1881     Naples / Caserte / Rome

         Revoyons la cathédrale de Saint Janvier que nous avions visitée en 1877. Ayant fait les paresseux, nous ne faisons que cela avant le départ de midi ½ pour Caserte. En y arrivant, affluence de cochers et de voitures, nous paraissant presque aussi voleurs qu'à Amalfi.
         Caserte est le Versailles de Naples ; de longues colonnades voutées permettent aux voitures de traverser le château pour se rendre dans la parc. Une pièce d'eau d'une longueur considérable, dont l'extrémité descend en cascade d'une colline est ornée de statues, jets d'eau, etc., fait l'admiration des étrangers. Le parc, très bien tenu et accidenté, est de toute beauté. Un petit lac entouré de ruines rustiques, perdu au milieu d'épais et frais ombrages, a mes préférences. Le château royal est immense ; sa façade a 253 m de long et 41 de haut et 37 fenêtres à chaque étage. L'escalier d'honneur en marbre blanc, orné de deux lions également en marbre, est de toute beauté ! Il aboutit à un pas perdu soutenu par des colonnes joujours en mabre. La porte de la chapelle en occupe le centre. Bâti sous des Bourbons, on n'a pas craint, dans ce splendide palais, de donner au Roi des rois, une place d'honneur.
          Nous sommes seuls dans le trajet de Caserte à Rome. Nous voyons en passant le Mont Cassin que nous apercevons longtemps. Saint Benoît avait bien choisi. Dominant tous les environs, ce monastère doit être dans une position splendide. On y élève quelques jeunes gens de grandes familles, les Bénédictins n'en ont pas encorée été chassés.
         Près de là est le village d'Aquin et le château où naquit le Docteur angélique, élevé au mont Cassin. Nous retrouvons notre chambre libre à l'hôtel de Rome. Nous sommes enchantés de la première partie de notre voyage qui a réussi au gré de nos désirs !

Mercredi 18 mai 1881   Rome

         N'étant pas trop affairés par nos courses, nous prenons notre temps à l'aise pour faire divers achats de gravures, bijoux, objets de dévotion, etc. Visite de la gracieuse villa Wolkonsky, près de St Jean de Latran et de Ste Croy de Jérusalem. La villa parait petite, mais des multitudes de rosiers en fleur la parent et la rendent d'un aspect coquet ; malheureusement la pluie nous en chasse. Le Capitole nous sert d'abri ; nous y admirons les fameuses statues du Gladiateur mourant, de la Vénus du Capitole et les mosaïques des Colombes du Capitole. La pluie nous ramène à l'hôtel où la correspondance nous occupe. Une visite à Mgr Macchi, dans laquelle nous voulons solliciter une dernière fois la faveur d'assister à la messe du Pape, reste infructueuse. Nous n'arrivons pas même au prélat déjà mentionné.
         Le départ est alors fixé au lendemain. Musique au Pincio.

Jeudi 19 mai 1881   Rome / Orte / Arezzo / Chiusi / Florence

         A 10h ½, quittons Rome avec regrets ! Chaleur tropicale. Nous nous retrouvons avec le jeune ménage entrevu à l'audience et un jeune officier italien à l'air ouvert et agréable. Nous prenons la ligne d'Orte, de Chiusi et d'Arezzo, nous avons longé le lac de Trasimène, nous rappelant la sanglante victoire d'Hannibal sur le consul Flaminius en 217.
La campagne devient plus pittoresque en approchant de Florence où nous descendons à l'hôtel royal de la Paix au Lungarno et sur la place Manin. Nous dînons à l'excellent restaurant Gilli et Letta, place della Signoria. Benjamin est entrain d'acheter à un vieux petit bonhomme une foule de fruits en marbre ou objets aussi lourds qui nous lestent fortement et alourdissent notre marche pour rentrer à l'hôtel.

Vendredi 20 mai 1881    Florence

         Le dôme, dit Ste Marie des Fleurs, que nous revoyons, est fort nu à l'intérieur ; le mélange des pierres grises et blanches n'est pas heureux. L'église est gothique, elle a 169 m de long. Le Campanile carré est un chef d'œuvre d'élégance et de légèreté. Ste Croix est sans contredit l'église la plus intéresssante de Florence, c'est son Panthéon. Nous y admirons le monument de Michel-Ange, celui du Dante, d'Alfieri par Canova, de Machiavel, etc. Sur la place est une statue du Dante. La chapelle des Médicis, qui a coûté 22 millions, renferme les tombeaux des Princes et est d'une richesse inouïe. La nouvelle sacristie, en face, renferme les tombeaux de deux Médicis. Michel-Ange a représenté, sur le tombeau de Julien, général des Etats de l'église, le Jour et la Nuit par deux admirables statues. Le tombeau du pensif Laurent a les statues du Crépuscule et de l'Aurore. La galerie des Uffizi contient d'innombrables chefs d'œuvre, entr'autres la Vierge au Chardonneret de Raphaël. Le palais Pitti est plus riche et plus intéressant encore : la Vierge au baldaquin de Raphaël ainsi que la Vierge à la chaise et la Madone du Grand Duc, etc. benjamin trouve que je fais l'artiste ; pour moi, je croirai qu'il est muni de bottes de sept lieux, à la rapidité qu'il met à parcourir les salles.
Promenade en voiture à San Mimato par le magnifique Viale dei Colli, une des plus belles promenades d'Italie, par une chaleur torride ; la route monte en serpentant, vue splendide sur Florence, un cimetière couronne la hauteur. La place Michel-Ange au milieu de laquelle s'élève une copie en bronze du David de Michel-Ange, domine la ville. Nous nous arrêtons dans un café admirablement situé sur la place pour y prendre des glaces. Promenade aux Casino, bois de Boulogne de Florence, délicieux comme fraicheur, nombreux équipages. Au bout du parc est un monument élevé à un prince indien, à l'endroit même où son corps fut brulé. Le soir, en revenant de notre restaurant Gilli, rencontre d'un enterrement aux flambeaux d'un pénitent blanc, la lueur sombre des torches, la vois sourde des pénitents psalmodiant les psaumes, donnent à cet enterrement quelque chose de lugubre et de sinistre.

Samedi 21 mai 1881      Florence / Vallombreuse / Florence

         Journée charmante à Vallombreuse. Quittons Florence à 8 h en chemin de fer jusqu'à Pontassieve. L à nous prenons une voiture attelée de deux bons chevaux qui nous conduisent en 2 h ½, par une belle route, escarpée et non sans danger, à l'abbaye dont on aperçoit les bois de sapins de la gare à une grande hauteur et dans le lointain. Nous traversons de pauvres villages, des prairies naturelles ombragées de noyers ; des ravins de plus en plus profonds bordent la route ; enfin c'est un bois de sapins nous entourant de leur ombre épaisse et sombre et annonçant le voisinage de l'abbaye.
         Fondée par St Jean Ginalbert au XIè siècle, elle est devenue une école forestière. Combien les chartreux devaient se plaire dans cette belle et profonde solitude ! Une petite auberge, simple mais bonne, où arrivent 4 ou 5 touristes en même temps que nous, nous offre un bon et copieux dîner. Un guide nous mène au Paradis élevé de 80 m au dessus de l'abbaye, la vue y est très étendue, on aperçoit Florence. Les montagne de marbre de Carrare bordent la vue au nord ; un autre couvent plus petit que l'autre s'élève à cet endroit-là ; mais le gouvernement, qui a l'habitude de s'approprier ce qui ne lui appartient pas, fait disposer ce couvent en habitations particulières pour le peuple. Nous renvoyons notre guide afin de jouir à deux de la beauté des bois. Nous nous enfonçons sous les sapins jusqu'à un endroit reculé où nous savourons les douceurs du farniente ! Je fais de gros bouquets de belles violettes qui tapissent littéralement le sol. Benjamin fait la sieste.
Retour à notre petit hôtel bien confortable pour l'endroit, il a salon de compagnie, nous nous y prélassons dans les fauteuils.
         Départ à 4 h. Allons bon train la 2ème partie du chemin, la 1ère est trop dangereuse pour la parcourir rapidement. A 6 h noussommes à Pontassieve. A Florence, dîner au buffet de la gare. A l'hôtel pour un changement de toilette. Soirée au théâtre où l'on joue Faust, nous sommes très bien placés. Benjamin me dit en français ce que l'on chante en italien, c'est charmant. Il est fort tard. Nous rentrons avant les deux derniers actes.

Dimanche 22 mai 1881     Florence

         Nous faisons les paresseux, aussi n'entendons-nous que la messe de 11 h, si vite dite que nous craignons qu'elle n'est pas été dite en entier. Chaleur tropicale ! Visite du Musée national, peu intéressant, du cloître Ste Marie, jadis aux dominicains. Le peintre Fra Bartolommeo y a vécu au XVè et XVIè siècle ainsi que le fougueux prédicateur Jérôme Savonarole, brûlé en 1498, dont on voit la cellule, et le célèbre Fra Angelico de Fiesole, au XVè siècle, qui orna chaque cellule et le cloître de fresques admirables. Malheureusement la chaleur accablante et la lassitude que nous en ressentons, enlèvent beaucoup de charme à cette intéressante visite.
         Sur la même place se trouve l'Académie des Beaux-Arts qui, en dehors des chefs d'œuvre de peinture qu'elle renferme, possède la gigantesque statue de David en marbre blanc, chef d'œuvre de sculpture de Michel-Ange.
         Rentrons à l'hôtel exténués ; je fais un peu de sieste jusqu'au retour de Benjamin qui est allé prendre un bock, puis correspondance.
Au jardin Boboli derrière le Palais Pitti, unique en son genre : des statues, des fontaines, des pièces d'eau, des terrasses, des allées irrégulières, des massifs, des points de vue, puis une allée de toute beauté, bordée de plusieurs autres petites en tonnelles , aboutissant au bassin de l'ilot, décoré de fleurs, etc., au milieu duquel s'élève une statue colossale d l'Océan.
En voiture aux Caseines, ce qui nous repose de nos fatigues, très agréable promenade, beaucoup de monde, beaux équipages, cavaliers, l'amazone de Naples avec son domestique-homme, un postillon à perruque conduisant le carrosse d'une originale. Enfin, en sortant des Caseines, équipage à vingt chevaux appartenant à un américain que nous voyons monter sur le siège et conduire ses innombrables coursiers au pas, bien entendu sur le Lungarno.
         Notre cocher nous fait reprendre la belle route del Viale dei Collei pour allar au restaurant de la place Michel-Ange ; aussi n'y arrivons qu'à 8 h, trop tard pour jouir de la belle vue ; de plus le service comme restaurant se fait très mal.
         Retour à 9 h, nuit close, éclairée par des vers luisants ; sans une voiture, nous nous égarions dans ces petites rues !

Lundi 23 mai 1881     Florence / Pistoia / Bologne / Ferrare / Rovigo / Padoue / Venise    [carte]

         Quittons Florence à regret. Excellent déjeûner dans notre chambre, c'est bien le moins avec le prix exagéré de l'hôtel, à cause des repas que nous n'y prenions pas. Départ à 7 h ½. Route très intéressante de Pistoia à Bologne. Traversons les Appenins , tunnels et viaducs consécutifs, longeant le cours du Reno, c'est très pittoresque ! Ciel gris, pluie, aussi point de chaleur. Dîner rapide à Bologne au buffet, en table d'hôte ! Passons à Ferrare, Provigo, Padoue ; la route devient alors très curieuse, on avance au milieu des lagunes mortes ; plus on va, plus la mer envahit tout. La voie ferrée traverse enfin le pont gigantesque qui relie Venise à la terre ferme. Il a 3600 m de long. Une multitude de tours et d'églises s'élèvent du sein des flots, c'est Venise.
           En arrivant en gare, on descend en gondole ; chaque hôtel a les siennes ; on attend les bagages ; puis deux vigoureux hôteliers nous mènent par le grand, puis par les petits canaux, dont l'un passe sous le pont des Soupirs. A l'hôtel Danieli ou Royal de la Paix , le meilleur après le grand hôtel, mais, pour être sur le façade, vis-à-vis l'île St Georges, nous n'avons qu'une chambre au rez-de-chaussée.
           Ascension du clocher de St Marc avec un cicerone impayable, nous nous orientons bien. Quelle ville curieuse : les Alpes du Tyrol bornent la vue au nord, l'Adriatique à l'est et au sud, les plaines de la Vénétie, à l'ouest. Dîner à l'excellent restaurant Quadri, sur l'admirable place St Marc. Nous dînons dans l'embrasure d'une fenêtre, au 1er, regardant les pigeons ; glaces sous les arcades en entendant la musique qui joue au milieu de la place. Une foule incroyable se promène, tout autour, sous les arcades. Grande animation !

 

Mardi 24 mai 1881     Venise

         Journée bien remplie. Visite de l'ancienne et très curieuse église St Marc, style romano-byzantin, forme d'une croix grecque, 76 m de long sur 51 de large, avec cinq coupoles byzantines, la plus grande au centre, les 4 petites aux extrémités. les mosaïques couvrent une superficie de 4200 m carrés, on les voit encore mieux d'une galerie intérieure faisant tout le tour de l'église. le pavé est ondulé comme les vagues de la mer, les 4 chevaux en bronze qui surmontent le portail sont des chefs d'œuvre de la statuaire antique. C'est l'église ayant le cachet le plus ancien que je connaisse, elle est de toute beauté.
Le Palais des Doges a encore ce cachet d'ancienneté et particulier qu'on ne voit qu'à Venise ; l'architecture est d'une grande richesse ; dans la cour est le magnifique escalier des Géants. La salle du Grand Conseil où se trouve le plus grand tableau à l'huile du monde entier : le Paradis du Tintoret. Le Tintoret, Palmas le Jeune et Paul Véronèse ont fait la plupart des tableaux qui ornent ces magnifiques salles. Visitons une prison, triste spécimen du séjour des prisonniers !
          A l'île St Georges, ascension du campanile, dont la vue est plus belle encore que du clocher de St Marc. L'église appartenant aux bénédictins, dont il ne reste plus que deux pères et deux frères, a dans le cœur 48 stalles en bois sculpté représentant la vie de St Benoît, véritable chef d'œuvre d'Albert de Brule que nous fait admirer un bon frère accompagnant ses explications d'éternuements réitérés, résultant de bonnes prises dont il n'est pas avare !
         Belle église à coupole de Santa Maria della Salute. Sur le grand canal, visite du Palais Vendram, appartenant autrefois à la duchesse de Berry et actuellement au fils Luchesi-Palli ; il renferme d'excellents tableaux.
         Nous visitons d'intéressantes fabriques de verre et de dentelles. L'église des Frari, la plus intéressante après St Marc, est le Panthéon de Venise, elle était aux Franciscains. Nous y admirons les magnifiques tombeaux du Titien, de Canova. Dans la sacristie, une délicieuse Vierge, peinture de Bellini. dans la Scuola di S. Bocco, un grand crucifix, chef d'œuvre du Tintoret. S. Giovani et Paulo sert de sépultures aux Doges, c'est le Wetminster de Venise. Je préfère de beaucoup l'église des Frari.
Nous manquons le vapeur ; aussi allons-nous en gondole au Lido, entre les pilotis s'élevant au dessus du niveau de la mer et indiquant les innombrables barres de sable qui se trouvent à sec à la marée basse, et sur lesquels il est même impossible de passer à la marée haute. Des dunes fortifiées d'énormes murs protègent la ville du côté de la mer. Nous traversons l'île du Lido et voyons l'établissement de bains du côté du Levant, ayant l'Adriatique aux eaux bleues devant nous !
         Retour à 8 h. Après le dîner et les glaces, achat de photographies chez Naya.

Mercredi 25 mai 1881     Venise

         Lever à 10 h ½ ; nous ne quittons notre chambre qu'à midi ¼ pour aller dîner ! Nous devions partir ce matin mais à 6 h ½. Au moment de nous lever, Benjamin décide de rester encore un jour, non pour la messe de l'Ascension qu'il sera plus facile d'entendre à Venise, mais un peu pour me faire plaisir.
         A l'académie des Beaux-Arts, très intéressante, l'Assomption de la Vierge, chef d'œuvre du Titien ! Jésus chez Lévi de Paul Véronèse ! La Présentation du Titien ! Eglise très ordinaire de S. Stefano et un cloître. Le magnifique palais Giovanelli, le plus beau, avec une salle de bal de toute beauté. Santa Maria dell'Arto, très remarquable par ses beaux et intéressants tableaux.
         Je rentre à l'hôtel pour écrire tandis que Benjamin va se promener au Jardin public. Rentrée à l'hôtel de bonne heure. Après dîner, on nous porte sur la note 4 fr de plus par jour pour n'avoir pas pris nos repas à l'hôtel ! C'est une infamie !

Jeudi 26 mai 1881 Fête de l'Ascension    Venise / Desenzano / Lac de Garde / Riva    [carte]

         Messe de 7 h à St Marc. Nous quittons Venise sans regret, un séjour prolongé doit être triste dans cette ville. Benjamin plus que moi aurait été atteint de spleen dans cette curieuse et intéressante Venise qu'il faut bien voir au moins une fois dans sa vie.
         Départ à 9 h. Nous sommes presque au complet dans notre compartiment, drôlement composé : entr'autre une dame avec un jeune homme et une jeune fille sucrée devant être fiancés, le jeune homme lisant à demi-voix à la jeune fille le roman d'un jeune homme pauvre que nous connaissions Benjamin et moi, ce qui ne manquait pas d'un certain intérêt.
         Arrivée à 1 h ½ à Desenzano, au sud du lac de Garde. Nous prenons, dans un hôtel, une chambre pour nous débarbouiller et pou écrire. A 4 h nous montons à bord avec un peu de pluie. Les rives sud du lac sont plates et si éloignées l'une de l'autre que se croirait presque en pleine mer. A mesure qu'on avance vers le nord, les sommets s'élèvent.
         On passe au milieu du lac, près de la gracieuse et pittoresque petite île de Garde. Les plantations de citronniers, au milieu desquelles s'élèvent des piliers blancs, servant en hiver à les recouvrir, sont multiples. La pluie qui augmente sans cesse devient d'une telle force et d'une telle violence que manteau, châle et parapluie ne suffisent pas pour s'en garantir.
         Par deux fois il faut descendre au salon mais la beauté du site, les rives qui se rapprochent, de plus en plus escarpées, avec les sommets couverts de neige, la nature sauvage et majestueuse qui se déroule davnt nous, les eaux du lac d'un magnifique vert émeraude, nous attirent sur le pont sur lequel n'est resté qu'un seul passager aux cheveux grisonnants et avec lequel nous ne pouvons correspondre que par sourire, sa nationalité rendant inutile tout essai de conversation ; il est, comme nous, admirateur de cette belle nature. Le commandant nous reçoit dans sa cabine ; peu de français, parait-il, visitent ce lac, que, depuis, j'ai trouvé le plus beau comme sauvage. Le fond du lac est ravissant.
Nous arrivons à 7 h à Riva, à l'extrémité septentrionale. Nous passons par la douane, car nous sommes en Tyrol. Nous descendons au meilleur hôtel, celui du Soleil d'Or. Beaucoup d'Allemands en table d'hôte, des dames, etc. Chambre bien laide donnant sur une cour, c'est tout ce qui reste.
Soirée bien agréable ; seuls sur le balcon du salon de conversation du 2ème, nous jouissons de la vue du lac sur lequel s'égarent quelques petites et frêles embarcations.

Vendredi 27 mai 1881    Riva / Varone / Arco / Ledro / Riva        [carte-lacs]

         Ce matin, en voiture à Varone où se trouve une belle cascade dans une gorge sauvage ; puis à Arco, où l'Archiduc Albert vient de faire bâtir un beau château. On aperçoit, sur une hauteur, les mines du château d'Arco. Cette petie ville est un séjour d'hiver très fréquenté, il y a un grand établissement pour les malades. Le ciel est gris, malgré une petite pluie fine qui ne discontinue guère.
         Nous partons après le dîner pour une excursion charmante. En voiture, à l'abri d'une capote et d'un tablier, nous faisons une course on ne peut plus pittoresque par la nouvelle route du Ponal, surplombant le lac, passant tantôt des galeries creusées dans le roc, tantôt tout-à-fait à pic. La route s'élève en lacets dans la délicieuse vallée de Ledro qui s'étend à l'amont du lac de Garde et s'enfonce au milieu des prairies toujours plus fraiches, serrées entre des montagnes dont les sapins couronnent les sommets.

Samedi 28 mai 1881   Riva / Desenzano / Sirmione / Milan       [carte]     [carte-lacs]

         Départ de Riva à 6 h ¼ du matin. Le lac d'un bleu magnifique, change avec le ciel, quelques gouttes de pluie ; cependant traversée relativement belle, nous nous promenons de long en large sur le pont à cause de la fraicheur ! Un jeune ménage est également à bord et parait fort amoureux.
         Arrivés à Desenzano à 10 h. Nous allons immédiatement en voiture à la presqu'île de Sirmione où nous allons voir les ruines de la maison de campagne du poête Catulle. Au retour, déjeûner à l'hôtel Mayer sur une terrasse sur le lac de Garde, ce qui ne manque pas de charme ! Départ à 1 h ¼ pour Milan, au grand complet dans notre wagon. Chaleur bien forte. Arrivée à 4 h. L'hôtel Milan, à la via Alessandro Manzoni, comble à cause de l'exposition, n'a qu'une chambre à offrir aux nouveaux arrivants. Nous en sommes les heureux possesseurs. Montés au 2ème par un ascenseur, nous avons une jolie petite chambre. Allons au jardin public lire notre courrier (6 lettres) ; en voiture, vu le bel arc de triomphe du Simplon, commencé en 1804 par Napoléon Ier et achevé par l'Empereur d'Autriche François Ier. Il est surmonté d'une statue de la Paix sur un char attelé à six chevaux.
         Dînon au fameux restaurant Biffi sous la belle et unique galerie Victor-Emmanuel ! Il y a un monde fou partout à cause de l'exposition !

Dimanche 29 mai 1881   Milan

         Au Dôme, voyons défiler le magnifique cortège d'ecclésiastiques et prêlats réunis pour fêter le 50° anniversaire de prêtrise de l'archevêque ; nous sommes au 1er rang et comptons 18 évêques. A la messe de 11 h. Visite de la galeria Brera, où se trouvent des chefs d'œuvre de peinture, entr'autres le célèbre Sposalizio ou Mariage de la Vierge de Raphaël. Nous voyons également de bons tableaux modernes représentant des scènes d'intérieur comiques et amusantes ! L'église de Santa Maria della Grazie a une très belle coupole du Bramante. A côté est la salle renfermant la célèbre Cène de Léonard de Vinci, fresque malheureusement bien endommagée. La bibliothèque ambroisienne n'offre pas grand intérêt.
         Rentrée 1 h à l'hôtel, puis à l'exposition. Véritable labyrinthe ! Benjamin, qui a vu l'exposition universelle de 1878 à Paris, trouve que celle de Milan, qui n'est que nationale, a cependant bien son mérite. Nous y voyons de tout : bijoux, glaces, objets d'art, tableaux, machines, etc., etc. C'est très intéressant, il y a des objets délicieux, mais c'est éreintant ; de plus le temps est lourd, à l'orage et la chaleur accablante.

Lundi 30 mai 1881   Milan

         Visite de la cathédrale que je revois avec bonheur et que Benjamin trouve admirable. Après St Pierre de Rome et la cathédrale de Séville, c'est l'édifice religieux le plus grand du monde. c'est une 8ème merveille. Elle a 145 m de long ; cette église est gothique, a 5 nefs, 48 m d'élévation ; la voûte est peinte de façon à imiter des sculptures à jour. C'est là que se trouve la curieuse statue de St Barthélemy portant sa peau. Descente à la chapelle souterraine, profusion d'argent, mais le tombeau de St Charles Borromée est fermé. L'ascension sur le toit de l'église est d'un intérêt encore plus grand ! Tout est en marbre blanc, on se promène au milieu des sculptures semblables à des dentelles par la finesse, 98 tourelles et 2000 statues s'élancent dans les airs ; nous montons dans la tour qui surmonte la coupole et qui a 108 m. Vue splendide des Alpes et sur les plaines de la Lombardie ! Le palais royal a de beaux appartements, mais surtout une magnifique salle de bal !
Après-midi à l'exposition, voyons les meubles, très intéressant mais c'est tuant ! Chez Biffi chaque soir, des concerts y ont lieu à 8 h ; aussi y a-t-il plaisir pour tous les sens !

Mardi 31 mai 1881   Milan / Pavie / Milan

         Départ à 9 h pour la chartreuse de Pavie. A pied de la gare à la chartreuse en contournant le mur de clôture du couvent. C'est aujourd'hui un monument national. L'église est de toute beauté, la façade, style romano-lombard, est ornée de sculptures admirablement fouillées. L'église gothique est riche, ornée de mosaïques et de belles peintures. Le gouvernement, bien que volant le bien d'autrui, l'entretient parfaitement ! Espérons que les bons chartreux bénéficieront un jour de leurs soins. Visite du réfectoire, des sacristies, des trois cloîtres dont le plus grand a 125 m, de la maisonnette d'un chartreux composée de trois pièces et d'un petit jardin. C'est bien intéressant. C'est aux environs qu'eût lieu, en 1525, la désastreuse bataille de Pavie dans laquelle François Ier, battu, devint le prisonnier de son rival, Charles Quint.
         Dîner à un albergo près de la gare, simple mais bon.
         De retour à Milan à 3 h, à l'exposition ; aujourd'hui, nous voyons les machines, c'est très intéressant. Nous regardons tisser des étoffes, faire des bonbons, etc. Le soir, Benjamin va un instant à la Scala.

Mercredi 1er juin 1881   Milan / Lecco / Lac de Côme / Bellagio / Menaggio / Cadenabbia / Bellagio    [carte]      [carte-lacs]

         Nous quittons Milan à 10 h. Arrivons à Lecco à 11 h ½. La route est jolie. Départ en bateau à vapeur à midi. Nous naviguons sur le bras oriental du lac de Côme, duquel sort l'Adda. Les montagnes qui bordent le lac sont élevées et couronnées de neige, il n'y a que la pointe de Bellagio qui s'abaisse subitement pour se terminer par un mamelon. Le trajet est délicieux, le site ravissant ! Arrivée à 1 h à Bellagio, descendons à l'hôtel Genazzini, bien, mais pas luxueux, il y en a de toute beauté !...
Visite de la villa Serbelloni par un temps bien chaud ; heureusement que les ombrages de cette magnifique villa ne permettent pas aux rayons du soleil de pénétrer dans ces belles et sombres allées. Elle couronne le mamelon qui s'avance dans le lac, c'est le plus bel endroit de Bellagio. Au détour d'un chemin souterrain, nous trouvons un banc solitaire d'où la vue est enchanteresse : on domine le lac, des arbres gigantesques grimpent le long des rochers abrupts. Quel coup d'œil ! Quelle ravissante solitude ! L'arrivée du jeune ménage du lac de Garde nous en chasse. En bateau à la villa Carlotta, propriété du duc de Saxe ; dans l'habitation nous admirons des bas-reliefs de Thorvaldsen, deux tableaux délicieux, l'un représentant Roméo et Juliette, l'autre Atala. Les jardins sont superbes, des centaines d'azalés formant un bosquet à part, faisaient, il y a quelques jours, l'admiration des visiteurs. Vue délicieuse sur le lac.
         En bateau à Menaggio ; du village allons à pied à la villa Vigoni, moins belle que les deux précédentes, mais dans une position enchanteresse, c'est plus retiré, plus solitaire et aussi plus poétique. Les point de vue sur le lac que l'on domine et qu'on aperçoit à travers des berceaux de verdure, sont ravissants ! Dans le jardin est un groupe en marbre délicieux représentant la propriétaire actuelle et ses enfants, groupe charmant et gracieux.
          Le temps est menaçant, aussi, à peine sommes-nous en barque, pour quitter Menaggio, que notre batelier nous y ramène, refusant de partir par un temps pareil. Le temps est sombre, les nuages deviennent si épais et si bas que les montagnes sont voilées par eux, le tonnerre gronde, les éclairs sillonnent la nue ; on nous conseille de regagner à pied, en toute hâte, Cadenabbia où doit toucher un bateau à vapeur qui pourra nous ramener à Bellegio. Nous partons au pas de course, soit pour ne pas manquer le bateau, notre unique espoir pour regagner nos pénates, soit pour fuir l'orage qui nous poursuit. Heureusement que la route qui longe le lac est splendide ; menacés par le pluie qui gagne de plus en plus, nous courons, essayant toujours de gagner une habitation plus rapprochée de notre but, nous arrivons ainsi jusqu'à un hôtel splendide où nous demandons refuge ! Nous attendons dans le salon de lecture le départ de l'omnibus qui doit nous mener au bateau. Arrivés à l'embarcadère, nous nous abritons sous la veranda d'un magnifique hôtel, les étrangers y sont nombreux ! Enfin notre bateau à vapeur, si fortement désiré ! Arrivée à Bellagio à 8 h, avec la pluie, ce qui nous empêche de profiter d'une galerie longeant la salle à manger et dominant le lac.

Jeudi 2 juin 1881   Bellagio / Côme / Chiasso / Lac de Lugano / Lugano / Luino / Locarno    [carte]     [carte-lacs]

         Nous quittons Bellagio à 9 h pour Côme où nous arrivons à 11 h ½. Trajet bien agréable, jolies habitations sur les rives, le bras de Lecco est plus sauvage, celui-ci plus animé, ses rives plus enchanteresses. Déjeûner au buffet de la gare. A midi départ en chemin de fer ; nous arrivons bientôt à Chiasso, nous sommes en Suisse, le paysage est frais, vert. Nous longeons peu après le lac Lugano très gracieux ! La voie ferrée traverse le lac sur une digue, vue délicieuse.
         Arrivée à Lugano à 1 h. Une voiture nous conduit immédiatement de la gare, qui domine la ville, au bateau qui part pour Ponte-Tresa. Une rive est italienne, l'autre suisse. La position de Lugano est délicieuse, le lac est tout bas, ce qui le rend le plus gracieux des quatre grands lacs du nord de l'Italie, les rives étant toujours rapprochées et les bras contournant en tous sens ! Des voitures et diligences y attendent les passagers pour les transporter à Luino. Il est 3 h. Nous avons la chance, Benjamin et moi, d'être seuls au fond d'un vieux landau ouvert, un douanier suisse a le bon esprit de se mettre sur le siège avec sa femme et son chien, et le cocher de s'assoir devant eux ! Aussi pouvons-nous jouir doublement dans ce trajet des beaux sites de la route de Luino, c'est frais, c'est riant ! Quel pays ravissant !
          Arrivée vers les 5 h. Une heure d'attente à Luino, au bord du lac Majeur, c'est un peu long. Départ à 6 h pour Locarno, localité suisse au nord du lac. Beaux sites, 2 jolies îles en miniature, il fait froid. Arrivée à 8 h. Descendons à l'hôtel de la Couronne, nous avons eu un peu de pluie. On entend toujours des tonnerres et les éclairs ne discontinuent pas ! Notre journée a été charmante. Le lac Lugano est celui qui m'offre le plus d'attrait.

Vendredi 3 juin 1881   Locarno / Isola Bella / Isola Madre / Isola Bella / Arona    [carte]    [carte-lacs]

         Lever à 7 h pour faire l'ascension de la Madona del Sasso, pélerinage avec jolie vue sur le lac et les montagnes couronnées de neige ; nous avons chaud. Nous prenons plus de peine que de plaisir. C'est de Locarno que part le chemin de fer pour Bellinzona.
         Départ à 10 h pour l'Isola Bella. malgré le soleil, le temps est très frais. Le lac Majeur est le moins joli des quatre grands lacs, bien que le nord soit montagneux , mais, au sud, les rives deviennent plates pour se perdre dans les plaines de la Lombardie. Les environs des îles Borromées sont cependant délicieux. On a de beaux points de vue sur le mont Rose et sur le Simplon. Les hôtels sont nombreux et paraissent somptueux. Nous débarquons à l'Isola Bella, enchanteresse par ses jardins et son beau palais au comte Borromée. Le château est devenu historique par ses souvenirs ; y ont couché Napoléon Ier, le maréchal Berthier, Charles-Félix et Caroline, la reine d'Angleterre ! Les caves sont curieuses par les coquillages qui recouvrent les murailles. Tout est symétrique dans le parc, la végétation est magnifique, les arbres rares y vont avec succès. 10 terrasses superposées descendent jusqu'au bord du lac, on nous y fait des bouquets de plantes exotiques ! L'Isola Madre est délicieuse, surtout en la voyant comme nous. Avant l'Isola Bella on doute que celle-ci puisse la surpasser en beauté. Il y a plus d'irrégularités dans les jardins, ce qui n'en a que plus de charme. Sept terrasses sont aussi superposées ! Le château est inhabité ! Dînons à l'Isola Bella, à l'hôtel du Dauphin, dans le jardin ; on nous soigne, le service est à je ne sais combien de services ! Le maître d'hôtel me remet la pélerine que Clotilde avait oubliée l'année dernière et que je lui réclame. Traversée délicieuse de 7 à 8 h du soir. Arrivée à Arona, léger clair de lune. Hôtel St Gothard, bien simple, mais très propre.

Samedi 4 juin 1881   Arona / Novare / Turin    [carte]

Chaleur atroce pour nous rendre à la statue colossale de St Charles Borromée, c'est à une ½ heure de la ville, mais à faire en voiture. Il est impossible pour les dames de monter dans cette statue qu'on atteint qu'au moyen d'une échelle ; elle a 21 m de haut et le piédestal 13. Les oiseaux ne paraissent pas plus gros que des mouches quand ils se posent sur les épaules gigantesques du saint , dont Arona est la patrie ; il y est né en 1538 et a été canonisé en 1610.
         Départ à 10 h. Belle vue sur les Alpes. Collation au joli buffet de Novare dont la réputation est connue, mais reste inconnue pour nous.
         Arrivée à Turin à 5 h. Descendons au bon hôtel de la Ligurie. Benjamin m'accompagne puis vient me reprendre à San Carlo où je me confesse. Journée terminée par le plus grand pas de clerc que j'ai fait faire à Benjamin de tout le voyage. C'est une excursion de 2 h en voiture à une certaine trattoria Sta Margarita, recommandée par Baedeker, à cause de la vue et que nous n'avons pu trouver.
          Dîner au restaurant Cambio, bon, chic et pas cher. Curieuse apparence de certains cafés chantant, avec les artistes déguisés dominant leur auditoire sur une estrade en plein air et éclairés a giorno. Jolies chambres, vastes et agréables.

Dimanche 5 juin 1881   Fête de la Pentecôte    Turin / Gênes

         Messe à la cathédrale de St Jean-Baptiste, j'y fais mes dévotions. Chapelle du St Suaire en marbre noir faisant ressortir les tombeaux en marbre blanc des Ducs de Savoie. Par le plus grand des hasards, nous assistons à une revue passée par le prince Amédée. Au balcon du Palais Royal se trouvent le prince de Carignan, frère de Victor-Emmanuel II, et la duchesse de Gênes, mère de Marguerite, la reine actuelle. Visite du Palais Royal : la salles des armures, l'escalier nouvellement décoré est somptueux. Appartements splendides ! A l'Académie des Science, pour les tableaux. En voiture, au nouveau jardin public, très joli et frais, sur les bords du Pô où sont de nombreux baigneurs. La chaleur est accablante !
         Sous ses épais ombrages, est un café où l'on sert en plein air des glaces excellentes. Au milieu du Jardin s'élève le massif Château Royal, il Valentino, occupé par l'école polytechnique. Tandis que notre cocher nous fait faire mille détours pour admirer les nombreux monuments ou statues élevés dans la ville, quand éclate un orage, il tombe tout-à-coup une pluie battante. Rentrés à l'hôtel, faisons notre malle. Dîner en table d'hôte. Départ à 7 h ½. Arrivée à Gênes à 11 h, après avoir traversé la Appenins. Descendons à l'hôtel Isotta.

Lundi 6 juin 1881      Gênes / Monaco

         Départ de Gênes à 7 h. L'omnibus de l'hôtel étant parti sans nous, on a grand peine à nous trouver une voiture pour nous rendre en gare à cause de la pluie qui est torrentielle ! Déjeûner à Vintimille. Monde fou sur toute la ligne. Je ne sais si c'est la 2de fête de la Pentecôte qui en est la cause, nous sommes au grand complet. Colère d'un monsieur dont la jeune femme est souffrante et qui a retenu inutilement un coupé.
        Arrivée à Monaco vers les 1 h. Descendons à l'hôtel de Nice en face de la gare, simple, bon marché, et pas mal. La pluie nous rend lambins dans notre toilette, nous mettons 2 heures à nous habiller ! Puis en voiture à Monte-Carlo. Après-midi et soirée enchanteresses ! Jeux, concerts délicieux, glaces, dîner au fameux mais cher restaurant de Paris. Quand le temps le permet, nous sortons faire un tour dans les ravissants jardins ; quand il pleut, nous trouvons dans les salles de lecture des jeux ou des concerts, des distractions diverses on ne peut plus agréables. Retour à l'hôtel en voiture à 10 h du soir. Quelle vie de cocagne nous menons !

Mardi 7 juin 1881      Monaco / Nice / Toulon / Marseille

         Lever à 10 h. Apprenons trop tard que l'express est supprimé. Décidons en deux minutes de partir pour Nice subito à 11 h ½. Deux heures d'arrêt. Promenade des Anglais. La mer est aujourd'hui d'un bleu magnifique. Départ à 3 h. Route avec Mgr Agard. Dîner en table d'hôte à Toulon. Arrivée à Marseille à 9 h ½ du soir. Ainsi finissent les distractions les plus agréables, les voyages les plus beaux, mais aussi va se continuer cette vie à deux dans laquelle j'ai déjà goûté tant de charmes et bientôt commencera cette douce vie d'intérieur dont nous n'avons fait qu'entrevoir les joies !...

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