Souvenirs de l'Hospitalière par Louise Fine (1834-1909)  

Louise Fine est une des filles de Jacques Albert Fine et de Constance Strafforello. Elle était carmélite au Carmel de Mustapha à Alger.

S C J M

Mes souvenirs de l'Hospitalière

La campagne, dite aujourd'hui l'Hospitalière fut acquise, je crois, par la famille Fine au commencement du XVIIIè siècle. Elle y trouvait déjà établis comme fermiers les Cas dont la religion et la probité a toujours été un grand renom dans le village des Aygalades et constamment dévoués à ses maîtres. Le père, M Joseph, et son fils Pierre avec sa femme Catherine habitaient avec ses enfants la maison dans le fond de la propriété. Jacques lors de son mariage, s'établit à la Bonnette. La propriété longtemps privée d'eau l'était aussi d'ombrage et d'agréments.
Un alizier séculaire et un ormeau, sur le devant de la maison, nous abritaient sous leurs branches pendant les heures de chaleur, une tente était aussi dressée chaque matin sur la petite terrasse, l'après-midi on descendait sur la grande terrasse encadrée d'une haie de buis taillée à la mode du jour en diverses formes, ou sous une grande tonnelle au milieu de laquelle se trouvait un puits très profond dont l'eau était remarquable par sa fraîcheur. La propriété n'offrait que des vignes, des oliviers, du blé, hormis un jardin d'arbres fruitiers portant d'excellents fruits qui nous étaient réservés. La grande avenue même n'était bordée que d'oliviers coupés vers le tiers par deux pieds de lilas, terme assigné pour prendre ns joyeux ébats. Ce n'est que plus tard que mon père fit planter ces platanes, objet de nos désirs. On soupirait aussi après le jour où le Canal nous appotant les eaux de la Durance, nous permettrait des améliorations bien nécessaires. Il arriva enfin et mon père, vrai amateur de sa bastide, la métamorphosa : les vignes, les blés furent en grande partie remplacés par des prairies, un joli bosquet fut planté au dessous de la grande terrasse, plus tard étendue du côté de l'aire, tous deux embellis par des cascades, des pièces d'eau, des bassins et des ponts rustiques. Que de bonnes heures j'ai passé là, plongée dans ma lecture ou causant avec des personnes aimées.
Mon père se rendait en ville chaque matin pour ses affaires mais dès qu'il arrivait le soir, il quittait ses vêtements de citadin pour revêtir ceux de campagnard et s'en allait courir les champs, visiter ses travailleurs, arroser lui-même ses plantes, .... ses fleurs. On sentait qu'il respirait à l'aise et aimions à le suivre ; lorsque le soir il tardait à revenir de la ville, nous allions avec ma mère à sa rencontre jusqu'au sommet de la Viste où un grand aubergiste nous prêtait des sièges. Dès que nous apercevions la voiture, c'était des cris de joie, alors mon père s'arrêtait, nous nichant tous dans la voiture et nous faisions notre entrée triomphante dans le domaine domestique.
Dans mon jeune temps la maison était aussi très petite. C'est, je crois, en 1842 que la famille s'augmentant, mon père y fit les premiers agrandissements qu'il compléta plus tard. A cette époque vivaient avec nous notre excellente aïeule paternelle que nous aimions beaucoup et ma tante Eulalie devenue prématurément infirme. Notre éloignement de la paroisse du village à laquelle on pouvait difficilement se rendre en voiture, faisait sentir la nécessité d'avoir une chapelle privée où l'on put, à cause de l'âge avancée de ma grand mère et de ma tante, célébrer le Saint Sacrifice et la messe le Dimanche. La permission en ayant été accordée par l'Ordinaire, on en choisit l'emplacement dans une espèce de cave servant de bûcher donnant sur la grande terrasse ; on creusa plus profondément la roche, on fit jouer la mine, enfin, après quelques mois de travail, nous eûmes un petit oratoire bien dévotieux. Sur l'autel s'élevait un grand tableau représentant la T. Ste Trinité ; un peu en avant, de chaque côté, une niche où les statues de la Ste Vierge et de St Joseph recevaient nos hommages. Au plafond une asssomption était peinte à la fresque tandis qu'un gracieux store orné d'un St Esprit se baissait sur le vitrage surmontant la porte d'entrée. A gauche une petite porte s'ouvrait sur la sacristie meublée d'un chasublier contenant 5 chasubles, et d'une grande armoire renfermant les aubes, nappes, linges d'autel. La chapelle était garnie de prie-Dieu et de chaises assorties dont quelques unes, plus petites, nous étaient réservées. Un agenouilloir pour la communion nous séparait du célébrant. Quel heureux moment que celui où Jésus, à la parole de son ministre, descendait au milieu de nous et souvent se donnait en nourriture à nos aînés ! Ma mère, si pieuse, avait la permission de toucher le calice tandis qu'aver bonheur je l'aidais dans ses autres emplois de sacristine. Mon père, plein de foi, regardait comme un honneur de sevir la messe quand il le pouvait habituellement et c'était mon frère Henri ou, à son défaut ma mère répandait.
La Nativité de la Ste Vierge était la fête patronale de la chapelle qui étalait ce jour-là toutes ses richesses bien modestes. Les Dimanches ordinaires une personne de la maison devait toujours se rendre à la paroisse pour y entendre les annonces. Dans l'après-midi, lorsque nous n'avions pas d'invités, la grosse cloche appelait tout le monde à la chapelle. On psalmodait les vêpres, on lisait un prone suivi de la récitation du chapelet, sous la présidence du Père Nicot pendant ses séjours à la Viste. Dans le début nous avions eu pour chapelain un prêtre espagnol réfugié en France pendant la guerre, Mr Bordas, ainsi se nommait-il, donnait aussi des leçons de latin à mes frères et me faisait travailler. Pendant ses heures de délassement il jouiat de la flute dont il savait tirer des sons harmonieux. Il était pieux et instruit, les rapports avec lui étaient agréables. A Mr Bordas succéda Mr Villèle, humble prêtre espagnol qui venait seulement le samedi soir pour la messe du Dimanche. Je me rappelle une petite anecdote à son sujet. Un jour qu'il était fort enrhumé, nous le voyons, après s'être mis à table pour souper, tirer de sa poche un long mouchoir noir pour se couvrir la tête. Il n'en fallait pas tant pour provoquer notre hilarité, mais un regard significatif de maman réprima une explosion de rire qui eût été une impolitesse.
Plus tard l'abbé Espitalier, appartenant à une honnête famille d'ouvriers mais qui avait du à de vrais et précoces talents son éducation cléricale, venait passer à la campagne ses vacances du grand séminaire et remplissait auprès de mes frères l'office de précepteur. N'étant encore que diacre, il fut invité par Mr le curé de St Antoine, à prêcher pour la 1ère fois le jour de la Nativité de la Ste Vierge, fête patronale de sa paroisse. Mr Espitalier composa avec grand soin son petit discours à la louange de Marie, l'apprit par cœur, me priant de le lui faire réciter. Le 8 septembre arrive sa mère, notre bonne Rose, cireuse de nos appartements, femme de toute confiance qui gardait notre maison de ville pendant l'été et préparait le déjeûner de mon frère, vint passer la journée à La Viste et fut bien fière d'entendre le 1er sermon de son fils qui s'en tira fort bien ! Devenu prêtre l'abbé Espitalier vint plus rarement chez nous à cause des charges de son ministère. Il célébrait le St Sacrifice avec une grande piété et cultivait la jeune âme de ma sœur, Marie, âgée de 6 à 7 ans, la conduisant quelques fois au bois anglais situé dans une partie solitaire de la campagne ; il fabiquait une petite croix avec des branches d'arbre, la fixait sur un rocher et lui apprenait à faire sa méditation.
Malheureusement la santé du jeune prêtre déclina rapidement et, jeune encore, il échangea les amertumes de la terre pour les joies du ciel. Un autre prêtre, celui-là vénérable par son âge et ses vertus vint séjourner plus ou moins longtemps à la Viste. Le R. P. Nicot, ancien curé de St Antoine, ami de la famille, était entré à la Trappe et peut-être par un excès de ferveur car il était dévoré de zèle apostolique. Envoyé en Algérie par la fondation de ....., le R.P. Marie Michel, c'était son nom de religion, revenait de temps à autre en France recueillir des aumônes pour son monastère qui, dans le début, connut toutes les privations de la Ste Pauvreté. Il portait alors l'habit écclésiastique et pouvait suivre le régime de ses hôtes. Nous étions heureux de lui offrir l'hospitalité, de refaire sa santé délabrée, d'adoucir son genre de vie si austère. Rien de plus aimable que la conversation de cet homme de Dieu qui, sans fatigue, parlait avec onction des choses spirituelles, se faisait tout à tous ; maîtres, domestiques, enfants, paysans, chacun recevait à l'occasion une bonne parole, un encouragement. Une fois son séjour à la Viste se prolongea plus que de coutume et il nous apprit que, pour de bonnes raisons que j'ignore, il avait été relevé de ses vœux et ne rentrait plus à la Trappe. Nommé aumonier de l'hospice de la Charité puis curé de village, il put alors donner libre cours à ses aspirations apostoliques, mais peu de temps après, il allait recevoir (je crois en 1859) la récompense de ses éminentes vertus. Notre cher frère, le P. Edouard, a aussi quelques fois célébré dans notre pieux sanctuaire.
La Sumiane était alors habitée par les dames Siméonis dont le voisinage était fort agréable ; au moyen d'un pont, simple planche jetée sur le ruisseau des Aygalades, on se visitait souvent. Mme Siméonis, veuve d'un colonel, avait mille anecdotes à reconter ; privée d'enfants, elle reportait sur nous ses caresses, nous invitait à goûter, s'intéressait à nos jeux ; elle avait souvent chez elle des amies, parents ou connaissances, entre autres sa nièce, Mme l'amirale Bruat, femme charmante d'une piété solide et de beaucoup de jugement. Ces dames avaient la permission de venir le Dimanche assister à la messe chez nous. Il arrivait quelquefois que, le prêtre manquant, nous étions obligés d'aller à la paroisse ; alors, afin d'éviter à ces dames une course inutile, il était convenu que, samedi soir, si mon père nous amenait le chapelain, nous devions arborer un drapeau blanc à l'angle de la terrasse. Ce signe ne risquait-il pas de nous compromettre dans les mauvais jours ?...
Ils devaient arriver ces mauvais jours, nous étions en 1848 au mois de 7bre. Un soir où je me promenais avec mon père et ma mère dans la grande allée, nous apercevons à travers les arbres un homme d'une taille gigantesque qui descendait l'escalier du petit portail sur la grand'route, lequel on avait oublié de fermer à clef, et nous entendons ces mots adressés à mon père :"Bon Monsieur, je vous ai couvert !..." Maman me dit tout bas : "Cours, cherche le domestique". J'entre précipitamment dans la maison dont nous n'étions éloignés que de quelques pas. Je veux appeler, mais mon émotion était si grande que la voix expira sur mes lèvres, j'entre à la cuisine et dis tout bas à la cuisinière : " Appelez tout de suite Joseph". Il vint aussitôt et nous rejoignons mes parents qui étaient en pourpaler avec cet étrange individu, à l'air effaré. "Oui, disait-il, je ne suis pas un malfaiteur, mais un déserteur parce que, dans un 1er mouvement de colère, j'ai tué un général, je le regrette vivement, mais pour me soustraire à la punition de mon erreur, je tâche de gagner la fontière et de sortir de France. J'ai marché tout le jour, je suis dévoré par la soif ; Aussi, je suis heureux, Monsieur, de vous avoir découvert pour vous demander un verre d'eau". La charité et même l'humanité ne pouvait se refuser à une telle demande ; on lui porta de quoi se rafraîchir, ce dont il remercia en disant : " Je ne mérite pas tant de bonté, le bon Dieu vous le rendra ; nous nous reverrons au ciel". Je le souhaite, j'avoue que j'avais tremblé pour les jours de mon père.
Mais il me faut revenir sur les années précédentes. Le 20 7bre 1846, le lendmain de l'apparition de N. D. de la Salette, ma chère bonne maman Fine était ravie à notre affection ; on avait pu, 2 ou 3 jours auparavant, la ramener en ville. J'étais alors en vacances, ma douleur fut profonde. Avant ce triste évènement, elle était à la Viste le centre de nos réunions de famille. Les Rostand, les Langier, les Michel Colomb aimaient à s'y rendre. Après une de ces visites, mon cousin Henri Rostand ramenant sa mère en voiture à Marseille, ne ralentit pas assez la marche de son cheval à la descente de la Viste, la voiture fut renversée et il se cassa la bras ; la fracture étant au coude, il ne recouvra jamais le libre mouvement de son bras. Un accident du même genre arriva une fois à des étrangers devant notre petit portail. Nous étions à souper lorsque des cris et des gémissements se font entendre sur la grand'route. Nous sortons en toute hâte et nous voyons plusieurs homme gisant dans la poussière mêlée de sang. C'était des bouchers revenant d'Aix dans de légers tilburys se défiant à la course, 1 ou 2 de ces véhicules venaient de verser, un de ces individus était blessé, nous le secourûmes de notre mieux, nous le remimes dans la voiture qui fut, je pense, conduite plus prudemment (Voir le renvoi de la fin).
Après la mort de notre aïeule paternelle, nos visites à Ste Marthe où habitait grand'maman Strafforello devinrent plus fréquentes et plus longues. La voiture de famille bien remplie partait de la Viste le sameci soir, on n'y revenait que le lundi, cela à peu près tous les 15 jours. Le temps des vacances s'y passait très joyeusement, tantôt mes frères construisaient une cabane en branchages où chacun de nous avait sa petite cellule d'ermite, tantôt on cultiavait un petit jardin cédé par mon père, on faisait de beaux cerfs-volants qui planaient longtemps dans les airs, on faisait des travaux de menuiserie grâce à un atelier bien monté ; mon père nous avait fait faire une forte petite voiture en bois blanc, chacun devait tour à tour s'atteler pour promener les autres, mais ce qui avait surtout nos attraits, c'était d'imiter les cérémonies de l'Eglise : une chambre avait été affecté à cet usage, il y avait un petit autel avec tous les objets nécessaires pour dire la messe, tous les ornements sacerdotaux et mes frères aînés, l'un le célébrant, l'autre le servant, faisaient les prières et les cérémonies liturgiques ; un jour nous fîmes une grande procession car nous avions un petit ostensoir ; un fameux châle jaune qui jouait un grand rôle, étendu sur des roseaux, servait de dais, on jetait des fleurs, on chantait, tout cela avec sérieux. La soirée n'était pas moins agréable et d'abord, à la tombée de la nuit, maman quittait son ouvrage, appelait ceux de ses enfants qui voulaient dire avec elle le chapelet en se promenant ; on pouvait quitter quand la dévotion n'était pas de longue durée ; pour l'ordinaire la petite escorte restait jusqu'au bout, puis ma mère nous embrassait ; nous appelions cela la caresse du chapelet. Le spectacle devait ravir les anges. Après le souper on ffaisait une partie de cartes, de dominos ; mon père, qui aimait beaucoup la musique, désirait souvent entendre quelques morceaux de piano. A 10 h on sonnait la prière du soir à laquelle les domestiques se rendaient, ma mère la faisait à haute voix puis on se souhaitait bonne nuit avant de se séparer.
Il va sans dire que dans la journée plusieurs heures étaient consacrées au travail, hormis les jours d'excursions lointaines ou de grandes promenades sur les collines environnantes. Il y avait aussi de vrais jours de fête pour nos cours, c'étaient ceux que bonne maman Strafforello, ma tante Fanny, la famille Salles ou d'Astros venaient passer avec nous,la 1ère passait quelquefois 24 heures à la Viste et, le soir, cédant à nos importunirés, cette bonne grand'mère, malgré son âge, se mettait au piano pour nous jouer le Petit Rien ou la Bataille de Prague. Nos cousins Salles venaient tour à tour s'installer une semaine chez nous, et alors que de charmantes causeries ou de bonnes lectures.
L'été de 1856 fut le dernier que je passai à la Viste. Les plus jeunes de la famille ont depuis lors recueilli les souvenirs qui se rattachent à ce foyer paternel où nous n'avons reçu que des leçons de sagesse, des exemples de vertus ; l'héritage se perpétue, j'en ai la douce confiance, de génération en génération.
Aussi je ne peux mieux terminer mon récit que par cette prière liturgique :
Daignez, Seigneur, visiter cette demeure, en éloigner les embûches de l'ennemi, que vos saints anges y habitent afin de nous conserver en paix et que votre bénédiction soit toujours sur nous. Ainsi soit-il.

Renvoi : Le 10 octobre 1849, un heureux évènement réjouissait les habitants de l'Hospitalière : au moment où j'allais rentrer au S.C., après les vacances, on m'annonçait la naissance d'un petit frère qui reçut en baptême les noms de Marie François Alfred que j'eus la consolation de tenir sur les fonts baptismaux des Aygalades et qui a toujours fait honneur à sa marraine.
Louise Fine SCJ