Xavier Fine
Lettre du 3 mars 1941 de Jacques Fine à ses parents, Xavier et Gabrielle, donnant des informations sur la mort de Xavier le 7 juin 1940 à Davenescourt


Xavier et Gabrielle Fine (1946)


          Cette lettre est une version dactylographiée, probablement par Jacques lui-même.
         L’original manuscrit est un peu plus long. Des notes manuscrites ont également été retrouvées ainsi que la photo du cimetière (croix blanches avec des casques).

          Lundi 3 mars 1941

          Je vais adopter un ordre chronologique pour m’efforcer de ne rien omettre.
          Parti donc de Saint-Maurice avec mon vélo (ce qui m’a rendu bien service), je suis allé à la gare du Nord où mon train partait à 15h30, changement à Saint-Just-en-Chaussée et arrivée à Montdidier à 6h – 10. Vingt minutes après j’étais à Davenescourt après avoir passé des barrages allemands sur des routes ; je n’avais pas d’ausweis, mais mon permis de conduire m’a tiré d’embarras ! … Je suis monté directement au château pour y voir Monsieur de Villeneuve-Bargement mais j’ai trouvé le château occupé par les allemands ; à la mairie où je me suis rendu, le maître d’école, qui était prévenu de ma visite comme tous les gens du village, m’a fait conduire auprès de M. de V.B. qui habite la petite maison de ses domestiques avec Mme de V.B., son domestique et la femme de celui-ci. M. de V.B. est un vieillard excessivement aimable, plein de tact, portant barbe blanche. La baronne, tout aussi accueillante, m’a invité à déjeuner et à dîner ; à cette première entrevue, assez brève d’ailleurs, je n’ai rien appris que vous ne sachiez déjà sur la mort héroïque de Xavier. M. de V.B. a, au contraire, abrégé volontairement l’entretien pour me conduire auprès d’un brave homme d’une cinquantaine d’années, M. Carrier (ou M. Carlier), gendarme en retraite, mais plutôt gros paysan assez mal dégrossi et qui cache, sous une enveloppe un peu rude, une grande délicatesse d’âme. Cet homme a eu sa maison complètement détruite ; il habite un bar en face duquel se trouve une grange ; devant cette grange, un arbre dont les branches supérieures ont été visiblement déchiquetées par un obus d’artillerie française. Au pied de cet arbre reposait le corps de Xavier. Les allemands avaient mis une croix portant l’inscription en allemand « ici repose un soldat français ».

          Les gens du village, et plus particulièrement les enfants, n’ont pas cessé de fleurir cette tombe pendant les six mois que notre cher Xavier y a reposé. Ils ont été d’autant plus heureux d’apprendre que le sous-lieutenant Fine y reposait car je dois vous dire que tout le village connaît son nom et vénère sa mémoire ; c’est ce qui explique l’accueil si bienveillant qu’ils m’ont témoigné ; la plupart des gens, sachant que j’étais son frère, me saluait avec beaucoup de sympathie.

          J’en reviens donc à ce Carrier ; M. de V.B., qui l’estime beaucoup, l’avait chargé de procéder à l’exhumation des 35 français et des 12 allemands inhumés dans le territoire de sa commune. M. de V.B. a eu pas mal de peine à obtenir la permission des autorités françaises et allemandes mais il tenait à procéder lui-même à ce pieux devoir, car il craignait le manque de recueillement et de soin de la commission officielle chargée de cette tâche ; Carrier avait pris avec lui deux hommes âgés connus dans le pays pour leur tempérance ; M. de V.B. a assisté personnellement à l’exhumation des six premiers corps dont le premier était celui de Xavier, enterré au centre du village ; Carrier m’a remis les objets qu’il a réussi à sauver et que Xavier portait sur lui. Vous ne sauriez croire le mal que s’est donné ce brave homme qui a fait tout ce qui était humainement possible de faire pour restaurer le maximum de souvenirs. C’est ainsi qu’il m’a remis le stylo de Xavier en parfait état, un sifflet, un écusson du 7 ème Génie, un galon qu’il a détaché et plusieurs papiers. Parmi ceux-ci, son permis de conduire bien conservé sauf la photo, complètement détruite, une carte d’identité du dépôt de guerre du Génie n° 7, photo reconnaissable bien qu’abîmée, une carte de PMS photo également reconnaissable et abîmée, une carte de classement de tennis, papier complètement arraché, une carte d’identité d’étudiant dont le rhodoïd complètement détruit a protégé une photo où l’on reconnaît parfaitement Xavier, une carte d’identité d’officier de réserve dont l’intérieur est détruit mais qui paraît lui servir de porte-billets. Il y a dedans neuf billets de cinquante francs et la moitié d’un très abîmé, ils sont reliés par une épingle. Xavier portait également deux billets de mille francs dans sa poche revolver mais il a été impossible d’en faire quelque chose de présentable. Carrier a compté ça avec beaucoup de minutie, il a évalué à 2700 francs la somme dont Xavier était porteur ; il a retrouvé également comme autres papiers une vingtaine de cartes de visite au nom de Xavier Fine, Marseille ; il m’a dit que malgré tous ses efforts il n’a pas réussi à les sauver.

          Comme autres menus objets, je possède également le porte-monnaie de Xavier contenant quelques pièces de monnaie, deux clefs de sa cantine et la moitié de sa carte d’identité portant sur une face « Officier Xavier Fine » et sur l’autre « Marseille, 25-8-1916 ». On a coupé la plaque devant moi ; une moitié doit leur servir pour établir l’acte de décès et le transmettre avec le dossier qu’ils établissent. M. de V.B. dans son rapport signale n’avoir trouvé que cette pièce pour avoir la possibilité de remettre les pieuses reliques des disparus aux familles ; geste que la loi ne l’autorise pas à faire !

          On m’a remis également le ceinturon de Xavier, le vôtre mon cher Papa, que j’avais remis à Xavier lorsqu’il était venu me voir à Saint-Maurice dans les premiers jours d’août 39. On m’a donné aussi ses leggins ; j’ai relevé sur la jambe gauche deux traces de balle, une qui a pu ne le blesser que légèrement si elle n’a pas touché l’os et qui est entrée et sortie sept à huit centimètres au dessous du genou, une autre enfin, qui est entrée tout à fait normalement sur le côté gauche de la jambe gauche juste au dessus de la cheville qui a dû lui briser le tibia et qui n’est pas ressortie ; on relève d’ailleurs de légères trainées de sang à l’intérieur de la leggins, traînées dirigées de haut vers le bas, ce qui pourrait laisser supposer que Xavier, s’appuyant sur deux épaules, aurait essayé de marcher à cloche-pied ou plutôt qu’on l’aurait porté en faisant la chaise.

          J’en reviens à ma visite chez ce brave Carrier qui m’a conduit ensuite au cimetière communal où il m’a montré la tombe de Xavier ; on les a rangés par ordre d’exhumation ce qui explique que Xavier soit le premier de la rangée. Les corps ont été placés dans des sacs qu’on a enfermés dans des cercueils en bois blanc ; M. de V.B. m’a dit qu’il serait par conséquent nécessaire, lorsqu’on effectuera le transfert de son corps, de prévoir un nouveau cercueil. Toutes les exhumations ont été à la charge de la commune, qui en la personne de M.de V.B. a refusé que je participe aux frais qu’elle a eu à supporter ; j’ai simplement donné une petite somme d’argent pour les braves gens qui ont effectué ce pieux travail d’exhumation.

          Toutes les tombes sont munies d’une croix en bois, propre et nette, et un casque y est accroché (qui n’est d’ailleurs pas le sien) ; un carré spécial a été aménagé pour les tombes des 35 français inhumés dans le cimetière. Presque tous sont du 31 ème R.T.A. Il y a un autre officier enterré là, le lieutenant Colas, dont la femme était venue à Davenescourt deux jours avant moi. Il y a également deux sous-officiers aviateurs descendus le 5 dans le parc du château, un ou deux français et les autres sont tous des tirailleurs sur un grand nombre desquels on a trouvé des médailles ou objets permettant de croire qu’ils étaient chrétiens.

          On trouve dans un petit bois de peupliers, ancien marais asséché par M. de V.B. des trous creusés par des mitrailleurs pour se terrer et défendre la position à deux cents mètres environ du pont et du moulin et à cent cinquante mètres environ où l’on présume que Xavier a dû tomber. Ces braves tirailleurs se sont retranchés ensuite dans le cimetière où ils ont tenu toute la journée, les allemands étant arrivés le matin vers six heures.

          Carrier m’a affirmé d’une façon certaine « puisqu’il est resté dans le pays avoir parlé à Xavier ». Ce dernier est arrivé le 6 en auto ; il s’est arrêté à un café où se tenait Carrier et lui a demandé où l’on pouvait loger et casser la croûte. Il faisait chaud et, tout en blaguant, il a quitté son casque et défait sa vareuse. Carrier lui a dit qu’il disposait de toutes les ressources du pays. Xavier a trouvé qu’il était bien là où il était et aurait passé la nuit dans une maison à vingt mètres du pont.

          J’ouvre à ce moment une parenthèse pour confronter deux thèses en présence. M. de V.B. émet l’idée qu’il aurait bien pu, après une première blessure, être victime du bombardement français qui a suivi l’occupation du village par les allemands. « Le village a été successivement bombardé par les allemands puis par les français, bombardements d’artillerie de part et d’autre. » Carrier croit qu’il en est autrement. Voici pourquoi. Il est venu à Davenescourt ces temps derniers un homme du 7 ème Génie qui, à la manière de J. Teule, a abrégé sa captivité ; cet homme est venu voir où il a été pris, il aurait déclaré, qu’avec l’aide d’un soldat allemand, avoir amené Xavier dans une maison du village toute proche de l’endroit où les allemands l’ont inhumé. Malheureusement, Carrier a oublié de lui demander son nom, mais il me semble qu’en rentrant en rapport avec le sergent, il y aurait moyen de reconstituer la scène. Cet homme qui, comme je vous l’ai dit, est du 7 ème Génie, habite aux environs d’Avignon où il est retourné. Je serais désireux, afin de le communique à M. de V.B. qui me l’a demandé, pour poursuivre l’enquête aussi loin qu’il le peut, que vous m’indiquiez le nom du sergent de Xavier. Il serait bien aussi, pour obtenir le maximum de précisions et pour suppléer à son manque d’imagination de lui poser un questionnaire en règle ; il m’aurait été d’une grande utilité de connaître un maximum de faits, aussi menus soient ils, pour reconstituer aussi exactement que possible les circonstances de la mort de notre cher Xavier.

          Le soir j’ai couché chez une bien brave femme du village chez qui M. de V.B. m’avait fait préparer une chambre.

          Le lendemain matin, j’ai assisté à la messe de 9h. J’ai vu le curé à qui tante Adèle avait écrit, je l’ai remercié et lui ai demandé une messe pour Xavier. Il a été très accueillant mais m’a paru bien empoté ! C’est d’ailleurs l’impression que j’en avais eu en lisant sa réponse à tante Adèle ; le dimanche matin, j’ai pu prendre quelques photos de la tombe de Xavier, ainsi qu’une photo du pont. J’espère qu’elles seront bonnes.

          J’ai prié sur la tombe de Xavier en pensant à vous mon cher Papa et ma chère Maman. Comme je vous aurais voulu près de moi et comme vous auriez été fiers de votre fils dans ce petit village français où son souvenir reste pieusement gravé dans le cœur de tous ces braves gens ; je n’ai pas oublié d’unir dans ma prière les noms de Gaby et de Xavier et comme j’aurais été heureux, si la chose avait été possible, de rendre à Gaby ce pieux devoir de frère. J’ai quitté Davenescourt le dimanche après-midi, j’ai rendu en partant une dernière visite à la tombe de Xavier, car le cimetière est sur la route de Montdidier. Le pont que devait faire sauter Xavier est à côté d’un moulin générateur d’électricité appartenant à M. de V.B. Le pont doit avoir 15 mètres de long environ et 4 à 5 mètres de large. Une mine a été posée juste après le pont, sur laquelle a sauté un motocycliste allemand (cinq allemands sont enterrés au cimetière, sept autres dans le village).

          Mr de V.B. a un gendre prisonnier avec Pierre, le capitaine des Courtis, un fils prisonnier dans le camp de B. Guyon, (oflag XIII) enfin, un autre gendre, officier de marine, représentant la France à Washington.

Ci-joint un plan des lieux.

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